II. Fantôme du passé
Tant pis. Tant pis si on l'apercevait dans cette tenue ridicule. Qu'est-ce que Misha en avait à foutre, de toute façon ? À ce temps-ci de l'année, il y avait bien des pères Noël qui trainaient à chaque coin de rues, alors qu'un renne fasse son jogging passé deux heures du matin, ça n'avait rien de très extraordinaire, si ?
Même si son jogging s'apparentait davantage à un sprint continu.
Il courrait à en perdre haleine, au point où il en avait la respiration hachée et le cœur qui partait en vrille. Les crampes au niveau de son bas-ventre devenaient insoutenables, ses cuisses étaient en feu et ne parlons même pas de sa gorge. Chaque goulée d'air était un vrai calvaire, plus près de la torture qu'une quelconque délivrance.
Par-dessus le marché, il y avait ses bottes et son manteau qui étaient restés dans son casier. Le froid mordait ses avant-bras dénudés, passant à travers sa mince chemise et son veston. Ses doigts devaient être frigorifiés, ses orteils aussi. Ses godasses n'étaient pas faites pour braver le froid. Qu'importe. Il se réchaufferait une fois chez lui. D'ici-là, il faudra supporter, car il n'avait pas l'intention de s'arrêter, pas tant que ses jambes pouvaient encore le porter.
Si jamais il cessait de courir, ici et maintenant, il sentait qu'il perdrait pied et qu'il se laisserait submergé par la colère, qu'il hurlerait à en réveiller les morts et qu'il se défoulerait sur les murs de brique, quitte à réduire en charpie ses jointures. Déjà ensanglantées de son sang, un peu moins ou un peu plus ne ferait pas de différence.
En dépit des années, Misha l'avait immédiatement reconnu. Gaby n'avait pas vraiment changé, si ce n'était une paire de lunettes sportive et un visage un peu plus marqué par le temps. Peut-être des cheveux légèrement plus courts aussi. Pas à ras le crâne, mais tout de même moins longs qu'avant. Ils ne grisonnaient toujours pas, ayant gardé cette teinte corbeau aux reflets cuivrés. Comment aurait-il pu oublier cette couleur si particulière, ce chatoiement si singulier ? Si l'on rajoutait ces yeux verts sortant de l'ordinaire, ornés de paillettes jaunâtres, et ce timbre de voix grave, comment aurait-il pu se tromper ? C'était Gaby, pas de doute possible.
Et cet enfoiré avait osé lui demander s'ils se connaissaient. Ça avait été suffisant pour qu'il voit rouge et qu'il perde les pétales.
Et maintenant qu'il les avait perdues, il était prêt à parier qu'il en allait de même pour son travail. Travail qu'il adorait malgré quelques clients déplaisants, il ne pouvait se le cacher. Il aimait l'ambiance et ses collègues, leur compagnie ayant même tendance à apaiser son caractère chaud bouillant. Peut-être parce que le blond avait l'impression de retrouver une seconde famille en eux. Bruyante, certes, mais aussi charmante que chaleureuse, avec ses hauts et ses bas. Il se surprenait parfois à penser qu'ils le considéraient bel et bien comme un frère. Un frère un peu lourd, il devait le leur concéder. Seulement, n'était-ce pas le lot des frères, d'être pénibles par moment ? N'était-ce pas leur privilège ?
Sauf qu'aujourd'hui, il avait tout gâché. Tout volait à nouveau en éclat et c'était à cause de cet homme. Il réapparaissait dans sa vie et y foutait le bordel. Il le savait ; Stephan ne lui pardonnerait pas d'avoir sauté à la gorge d'un client, encore moins d'un ami. Il ne pourrait jamais plus remettre les pieds au Sweet Devils, il s'en rendait lentement compte au fur et à mesure qu'il s'approchait de son taudis.
Alors qu'il ralentissait le rythme, ses pensées dérivaient vers sa sœur et ses éternels sermons. Masha répétait sans cesse que son impulsivité ne lui causerait que du tort – autant qu'elle lui répétait de ranger sa chambre, si ce n'était plus. Pour une fois dans sa vie, il aurait aimé lui bougonner qu'elle avait raison. Qu'il était con, irrécupérable, et que bons sang ! il mériterait une bonne gifle. Il venait de tout perdre, son boulot et sa seconde famille, pour sûr. Demain, son patron lui passerait un coup de téléphone et lui annoncerait son renvoi immédiat. Il n'était pas doué pour les faux espoirs et il préférait ne pas s'en faire. Au moins, la chute serait moins haute. Et tout ça pour quoi ? Pour un connard même pas foutu de le reconnaître. Pour un seul et unique crochet du droit. Sur le coup, ça avait été libérateur. Maintenant…
Plus que la rage, c'était une sensation de vide, d'amertume, qui commençait à le ronger, tandis que la cadence de sa course baissait encore d'un cran à la vue de son immeuble délavé.
Inconscient, il avait couru au beau milieu de la rue afin d'éviter les trottoirs englacés. La glace, sur la route, ne faisait jamais long feu, fondant sous les nombreuses voitures qui y circulaient. Quelques fois, on l'avait klaxonné et injurié, mais au moins avait-il eu la décence de passer par les petites rues et non par les artères principales.
Combien de temps avait-il couru ? S'il se souvenait bien, à pied, le trajet entre sa maison et le bar prenait tout au plus une heure et quart, voire une heure et demie lorsqu'il trainassait en chemin. Il avait pourtant l'impression d'avoir à peine pris trois quart d'heure, peut-être un peu moins. Dans tous les cas, il se sentait vidé et lessivé, et quand il ouvrit la porte, s'engouffrant dans le hall, il chancelait, ses jambes prêtes à lâcher à tout moment. À tel point qu'il dut prendre appuie sur la vitre crasseuse du vestibule, sans pouvoir s'empêcher de grimacer sous l'impression de brûlure qui picotait chaque parcelle de sa peau gelée. Cette dernière n'appréciait pas la soudaine chaleur de l'entrée, le vestibule étant probablement le seul endroit de la bâtisse à être chauffé.
Ce fut avec le souffle court et des doigts engourdis qu'il fouilla dans ses poches, réalisant lentement qu'il n'avait pas ses clefs. Ni même son portefeuille ou son téléphone. Le tout était resté dans les poches de son manteau, lui-même enfermé dans son casier avec ses bottes. Jurant comme un charretier, ce fut la goutte de trop, sa patience ayant pris la poudre d'escampette.
- Mais y'en a marre, bordel ! Journée de cul. Journée. De. Cul.
Qu'il gueula à plein poumon, détachant chacun de ses derniers mots, avant d'envoyer valser son pied contre la pauvre porte de métal. Une fois, puis une autre, et encore une autre, jusqu'à ce que les engourdissements dans ses orteils ne le somment de s'arrêter, lui rappelant amèrement que ses godasses n'étaient pas ses bottes et qu'elles n'étaient pas doublées. Les coups résonnaient dans ses jambes et mourraient au creux de ses reins.
D'un geste las, Misha laissa tomber sa paume contre la porte dans un claquement mat avant de s'effondrer au sol, s'assoyant dans un recoin tout en ramenant ses genoux vers son torse. Les entourant de ses bras, il laissa sa tête retomber sur ses rotules, dents serrées et mains crispées, son souffle plus erratique qu'à son arrivée. Ce n'était même pas la peine d'essayer de rejoindre l'un de ses voisins par l'interphone ; il marchait une fois sur deux et considérant que ce n'était pas l'amour entre eux, ça l'étonnerait qu'on lui ouvre. Plutôt, il était sûr et certain que ces salauds préféreraient le laisser poireauter là comme un pauvre con, surtout s'il les dérangeait en plein milieu de la nuit. S'il prenait en compte sa journée de merde, il préférait éviter de tenter sa chance.
Ses poings tremblaient encore, fébriles et coléreux, tandis que les images de la veillée revenaient le hanter. Gaby s'était tenu devant lui, assis sur son tabouret en agissant comme s'il avait été le dernier des étrangers. Son regard avait été froid, son ton plus que cassant. Le brun ne l'avait même pas reconnu ! Il l'avait oublié, il l'avait zappé de sa vie, alors que Misha, malgré tous ses efforts, n'arrivait pas à le sortir de la sienne. Et ça, ça, le blond ne pouvait pas le lui pardonner, encore moins que le reste. Comment avait-il seulement osé ?! Tout avait été de sa faute, entièrement de sa faute, et il réapparaissait dans sa vie sans crier gare, un air placide plaqué sur son visage. Morose. Morne. Terne.
Le barman se pinça les lèvres. Ce n'était pas le Gaby qu'il connaissait, cette personne avec une tête de déterrer. Enfin, si, c'était lui. Et, en même temps, non, ce ne l'était pas. C'était qu'il avait le souvenir d'un homme rayonnant qui mordait dans la vie à pleines dents, pas celui d'un cadavre sur pattes qui semblait crouler sous le poids des années. Et si ces yeux émeraude étaient restés aussi beaux qu'intrigants, ils avaient perdu tout éclat malicieux et taquin. Ces lueurs qu'il avait toujours trouvées fascinantes et qu'il avait appris à aimer, même à rechercher.
Poussant un soupir à s'en fendre l'âme, le blond releva la tête et la renvoya contre le mur derrière lui, grommelant légèrement sous le choc ; il avait mal calculé la distance entre la paroi et les bois de renne qu'il ne tarda d'ailleurs pas à retirer, puis à jeter à bout de bras contre le mur vis-à-vis de lui. L'esprit ailleurs, il fixait le plafond dont la peinture blanche, presque jaunâtre par endroit, s'écaillait et le vieux luminaire dont la lumière blafarde vacillait. Pour une fois, l'endroit maussade collait bien à son humeur.
- J'aurais dû négocier deux verres de vodka pour ce fichu rouge à lèvres, grogna-t-il avant de fermer les yeux, décidé à dormir dans le vestibule tout en regrettant l'unique verre que lui avait offert Vanessa.
Parce qu'aujourd'hui plus qu'hier, il aurait eu besoin d'une bonne dose d'alcool, quitte à boire jusqu'à en oublier son propre prénom. Il savait que c'était lâche, mais c'était aussi la seule manière qu'il avait trouvé de faire face à ses démons. Ça lui permettait de ne pas perdre pied. Pas totalement.
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Le réveil fut brutal, un peu comme si on tentait de l'extirper de ses songes à coups de gifles. Et la douleur de sa joue ne tarda pas à l'élancer, lui rappelant que l'impression n'était peut-être pas si loin de la réalité. On l'avait bel et bien giflé la veille ou, plutôt, frappé d'un direct du droit assez costaud. Enfin, pouvait-il encore dire « hier » ou devait-il dire « aujourd'hui », sachant que la mésaventure avait eu lieu vers les deux heures du matin ? Était-ce réellement important, de toute façon ?
Gabriel s'entendit geindre avant qu'il ne porte une main à sa joue boursouflée. Il lui semblait qu'elle avait doublé de volume, ce qui n'était pas non plus très loin de la réalité. Quant à sa lèvre inférieure, la pauvre n'avait pas été épargnée. Fendue près de la commissure, elle lui faisait un mal de chien dès qu'il remuait le moindrement la bouche, autant dire qu'il allait en baver lundi prochain lorsqu'il devra donner son cours. Mine de rien, il monologuait durant trois bonnes heures.
À vrai dire, plus que la douleur, c'était les potins qu'il redoutait, sachant qu'ils iraient certainement de bon train. Car même s'il avait encore la journée du samedi et celle du dimanche pour désenfler, il ne sera pas complètement guéri d'ici-là. Il se doutait que des rumeurs se propageraient chez le corps estudiantin, peut-être même chez celui professoral. À ça, on rajoutait une de ses étudiantes qui avait assisté à toute la scène, installée aux premières loges. Est-ce que Vanessa tiendrait sa langue ou irait-elle raconter à qui voulait l'entendre que le barman du Sweet Devils lui avait refait le portrait ? Pour ce qui était de la raison du pourquoi, elle s'inventerait d'elle-même. Il ne se voilait pas la face, sa réputation en prendra un coup.
Mais, pour l'heure, il n'avait pas la tête à ça, ses pensées accaparées par un certain blond.
Gabriel ne croyait pas le rencontrer de nouveau, pas dans cette vie. Comme ça, Misha s'en était tiré pas trop mal, si bien qu'il s'était déniché un travail respectable et de bons collègues. Enfin, peut-être devrait-il remplacer collègues par amis. Ça lui avait sauté aux yeux, cette proximité avec la serveuse et le videur, même Raphaël lui avait lancé un regard noir, et sûrement pas qu'à cause de leur petite dispute matinale.
…
Oh. Alors, c'est lui, le blond, sourit-il, tandis que les pièces du puzzle des dernières semaines se rassemblaient et s'emboîtaient dans sa tête, avant de grimacer légèrement. Même les sourires étaient proscrits pour un temps, il semblerait. Déjà qu'ils étaient une denrée plus ou moins rare dans son cas. Du moins, quand son ange n'était pas dans les parages.
Soupirant, il prit note que, dans l'immédiat, un autre problème se greffait à celui de Misha ; sur quel pied allait-il danser avec Raphaël concernant le blond ? S'il voyait juste, leur petite dispute avait été indirectement provoquée par le barman, et ce même barman lui avait arrangé le portrait. L'enseignant pourrait mentir, bien sûr, sauf qu'avec son protégé, ce n'était même pas une option. Ça serait à double tranchant.
S'il avait réussi à acquérir sa confiance, c'était exactement parce que les mensonges et les faux-semblants n'existaient pas entre eux, bien que quelques non-dits subsistaient toujours. Ça avait été une règle implicite et il ne prévoyait pas en déroger. De toute manière, tôt ou tard, Raphaël l'apprendrait, ce n'était pas difficile de faire le lien quand on avait connu les deux blonds. Ça l'étonnait d'ailleurs qu'il ne l'ait pas fait, quoiqu'il était vrai qu'il était encore jeune, la dernière fois qu'il avait vu Masha.
Puis, objectivement, Misha ressemblait davantage à sa sœur lorsqu'il était encore adolescent. Si à ses seize ans, le blond atteignait à peine le un mètre septante, il dépassait désormais Gabriel de quelques centimètres. Il avait aussi pris des épaules, si bien que le garçon fluet qu'il connaissait n'était plus qu'un vague souvenir et s'il avait déjà goûté à ses poings par le passé, le professeur se rendait compte que le jeune avait pris du muscle depuis – ou était-ce lui qui se laissait aller ? Hier, son coup avait été lourd et l'avait sonné ; il en avait encore mal à la tête, ce qui lui faisait penser qu'il devait peut-être prendre des comprimés. Mais café en premier. Toujours le café en premier.
À regret, il s'arracha de ses draps et de son lit Queen, attrapant ses lunettes sur la table de chevet. Elles avaient miraculeusement survécu à l'attaque du blond, en dépit d'une branche un poil tordue. Pas de quoi en faire une durite, en somme. Par contre, le bord du verre droit fissuré était plus problématique. Il ne l'avait pas remarqué après les méfaits, trop occupé qu'il était à recracher le sang qui maculait l'intérieur de sa bouche. Avait-il oublié de mentionner qu'il s'était mordu la langue ?
D'un pas pesant, il traîna sa carcasse jusqu'à la porte teint de noir où il s'emmitoufla d'un peignoir sombre, celui-ci suspendu à un crochet sur le mur adjacent. Raphaël n'aimait pas qu'il se promène en sous-vêtement dans l'appartement, ce sur quoi Gabriel avait consenti à faire un effort après maints reproches. Après tout, il ne vivait plus seul, mais à deux. Il avait dû se le rentrer dans le crâne.
Au départ, ça avait été difficile de passer d'une location individuelle à une cohabitation. Renoncer à certaines libertés ne s'était pas toujours fait de gaité de cœur, mais Gabriel ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même ; il était celui qui avait proposé d'héberger le jeune. Au moins le temps qu'il termine ses études. Enfin, il se plaignait pour la forme, ce n'était pas nouveau. En réalité, il ne regretterait jamais de lui avoir tendu une main charitable. Pas à lui, à cet ange qui égayait son quotidien.
Il espérait seulement ne jamais perdre ce rayon de soleil.
Secouant la tête, Gabriel tenta de chasser les pensées noires et, surtout, l'inquiétude. Depuis trois ans, tout avait été trop beau, trop parfait. Jusqu'à hier.
Allons bon, les fantômes du passé ne devraient pas tant le perturber. N'avait-il pas tourné la page ? Il l'avait pourtant cru. Seulement, il devait se rendre à l'évidence ; ce n'était pas le cas. Pas si seulement mettre les pieds au Sweet Devils l'avait rendu si morose. Pas si le mois de décembre faisait remonter tous ses vieux démons à la surface. Pas si croiser Misha le mettait dans tous ses états.
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À peine Gabriel avait-il mis un pied dans la cuisine spacieuse qu'il se fit agressé par une paire d'yeux inquisiteurs. Les deux émeraudes ne le laisseraient pas filer, ça, il en avait la certitude ; ils suivaient chacun de ses gestes encore lourds de sommeil. Ça sentait l'interrogatoire à venir à plein nez, et si on croyait que lui fliquait les relations de son protégé, le contraire était tout aussi vrai. Seulement, quand son ange décidait de s'intéresser à son entourage, il n'y allait pas par quatre chemins.
Les fesses appuyées contre le comptoir et deux tasses à la main, Raphaël dardait son regard de chat dans le sien. Si d'ordinaire le professeur trouvait fascinant l'élongation anormale de ses pupilles, aujourd'hui, il les trouvait singulièrement inquiétants. Il ne dirait pas qu'il lui faisait penser à un démon - il savait comment cette comparaison avait souvent blessé le jeune par le passé -, mais c'était tout comme.
Préférant éviter ces yeux verts, Gabriel fit mine de s'intéresser aux tasses qui dégageaient des effluves de caféine, notant au passage qu'il venait lui aussi de se lever. Ses cheveux d'un léger roux en bataille et un vieux pyjama gris sur le dos, il devait avoir pensé au café d'abord, la suite après, tout comme lui. La caféine au réveil, c'était sacré.
- Est-ce que tu peux m'expliquer ce qui s'est passé hier, maintenant ? s'enquit-il d'un ton étonnement inquiet où transperçait tout de même une pointe d'austérité ; il n'appréciait pas que Gabriel repousse les explications au lendemain, prétextant la fatigue et la douleur afin de retarder l'échéance. Parce que même si Misha peut parfois être assez violent, à ce que j'ai entendu, il ne s'en était jamais pris à un client, rajouta-t-il comme pour justifier sa question, lui tendant au passage sa tasse de café.
C'était bien sa tasse de café, une vielle tasse rapportée de Niagara Falls qu'il trimballait depuis des années.
- Et, si je me fie à mon patron, ça fait presque quatre ans qu'il y travaille et les clients déplaisants, il y en a à la pelle. Alors peux-tu me dire pourquoi, toi, il t'a sauté à la gorge, si bien qu'il a fallu que Derreck s'en mêle pour te sortir sain et sauf de sa poigne ?
- Si tu crois que ma mauvaise langue est en cause, tu te trompes.
Raphaël grimaça, pris sur le fait. Il l'avait en effet soupçonné, on parlait quand même de Gabriel, et qu'est-ce que cet homme pouvait manquer de tact ! Couplé à un sale caractère, ça pouvait déclencher des étincelles. Ce ne serait pas la première fois.
- Tu te souviens de Masha Lesskov ? demanda Gabriel après un moment de silence, buvant une gorgée de café encore chaud, et dès que son protégé hocha la tête, lui affirmant que oui, il reprit. Eh bien, c'est son petit frère.
- Oh.
Un lourd silence s'installa, plus pesant que le précédent. Il n'était entrecoupé que par le ronronnement du réfrigérateur jusqu'à ce que le rouquin ne reprenne la parole, accusant son vis-à-vis en fronçant les sourcils :
- Et tu ne l'avais pas reconnu en t'installant sur le tabouret ?
- À l'époque, il n'avait pas tous ses piercings et il gardait ses cheveux relativement courts, tu sais. Et je pourrais te renvoyer la question, sachant que tu travailles avec lui depuis quelques semaines. Masha ne t'avait pas montré plusieurs photos de lui ?
- J'avais 12 ans ! Tu crois que je m'en souviens ? se défendit-il, prenant une lapée de son café de manière à cacher son embarras.
Une photo, ça s'oubliait facilement. Contrairement au spécimen en chair et en os. Lui, il marquait les esprits.
- Et puis, depuis, tout ce qui concerne Masha, ça relève de l'Omerta. Évidemment que j'ai fini par oublier l'existence du petit frère, et ce n'est pas comme si Stephan avait pris la peine de nous présenter avec nos noms de famille.
- Je ne t'ai pas demandé de te justifier, tu sais, rigola doucement le professeur, s'apprêtant à glisser deux tranches de pain dans le grille-pain avant de se raviser.
Des toasts, mauvaise idée. Il vota pour du gruau. Avec sa lèvre, ça passerait mieux.
Le rouge aux joues, Raphaël se renfrogna dans son coin, trouvant soudainement très intéressant la couleur noirâtre de son café, avant de bougonner d'un air puérile :
- N'empêche, tu tires vraiment une sale tronche. |