Disclaimer : Tous les personnages/ lieux/ périodes sont issus de ma propre imagination. J’ai cependant utilisé certains personnages pour des forums Rpg, ne vous étonnez donc pas si vous les croisez un jour, au hasard du net. :3
Notes :
- Je m’excuse par avance pour les fautes de grammaire ou d’orthographe qui m’ont échappée, j’avoue avoir des lacunes dans ce domaine, en particulier sur un ordinateur …
- Je remercie toutes les personnes qui m’ont laissé une review, elles m’ont toutes fait très plaisir. J’espère avoir répondu à tout le monde… Si par malheur je vous avais oublié, sachez que je m’en excuse profondément, et je vous autorise à me taper dessus pour que je ne vous oublie plus :3
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Chapitre 14 : Démonaiseries et autres calamités
-Libellule ?
La nymphe se retourna aussitôt, un sourire rivé sur ses lèvres. Dans le couloir de pierre, elle avait reconnu les pas de sa Jumelle avant même d’entendre le son de sa voix. Après tout, elles se ressemblaient trait pour trait…
La jeune phénix glissa une mèche de cheveux derrière son oreille, l’air visiblement embarrassé.
-Je peux te demander un service ? Kellnet et Ehissian ont eut un problème avec l’arrivage de marchandise, il leur manque des cartons… Ils ont besoin de moi pour aller chercher ce qui reste, tu pourrais t’occuper des enfants à ma place, aujourd’hui ?
Libellule se mordilla la lèvre, hésitante, devant sa Jumelle qui la regardait avec une lueur suppliante au fond des yeux. La nymphe connaissait bien ce regard ; c’était celui auquel elle ne pouvait rien refuser. Et d’ailleurs, elle n’allait pas refuser. On ne refusait rien à sa Jumelle… Même si on était déjà surchargée de travail. Elle secoua la tête, de gauche à droite.
-C’est que… J’ai pas mal de boulot, aujourd’hui… Mais si tu me laisses carte blanche, je trouverais bien quelqu’un pour te remplacer…
Avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit d’autre, Elécy fondit sur elle, pour l’étreindre vivement.
- Meri Libellule, tu me sauve la vie… soupira-t-elle avec soulagement.
Elle s’écarta, pour lui sourire, et serra chaleureusement ses deux mains dans les siennes.
-Je te fais confiance, alors… A ce soir !
Et elle disparut promptement dans le couloir, en proférant une flopé de juron à l’encontre des deux idiots qui la poussaient à faire de pareilles requêtes à la plus merveilleuses Jumelle du monde. Libellule sourit, amusée, et attendrie. Rare étaient les Jumeaux qui étaient sur la même longueur d’onde. Elles avaient de la chance… D’autant plus qu’elles étaient justement consciente d’avoir une chance pareille.
Elle soupira. Ne restait plus qu’à trouver un pigeon qui ait le courage de s’occuper des monstres pour le reste de la journée.
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-Scysios ? Je peux rentr… Oh pardon, tu travailles…
Libellule passa la tête dans l’embrasure de la porte, par curiosité. Le démon était assis devant son bureau de fortune, une mer de feuilles noircies de notes étalée devant lui. Son visage se leva vers la jeune femme, et s’illumina d’un sourire.
-Non non, entre, ne t’inquiète pas, l’invita-t-il en faisant mine de se redresser, pour la saluer.
La nymphe pénétra dans la petite chambre du démon, en exhortant ce dernier à rester assis, affirmant qu’elle n’en avait pas pour longtemps. Elle resta d’ailleurs sagement sur le seuil, mais ceci pouvait aussi s’expliquer par le désordre extrême qui régnait dans la chambre du jeune homme. Il fallait être lui, pour pouvoir vivre et se déplacer dans un capharnaüm pareil. Chaque fois que quelqu’un lui proposait un peu d’aide pour remettre de l’ordre, il refusait poliment, avec un sourire amusé. Honnêtement, parfois, elle se demandait comment il réussissait à vivre ainsi. Un jour, elle se l’était promis, elle viendrait avec deux énormes pelles et lui ferait le ménage, de fond en comble, qu’il le veuille ou non.
-Je voulais juste savoir si tu pouvais t’occuper des enfants à la place d’Elécy, aujourd’hui… Mais oublie ça tout de suite, hors de question que tu t’arrêtes de travailler, ordonna-t-elle alors que le médecin ouvrait la bouche pour parler.
Ce dernier se mit à rire, et passa une main dans ses cheveux.
-Si tu le dis… Elécy sera absente longtemps ?
La nymphe haussa les épaules, et croisa les bras sur sa poitrine. De là où elle était, elle apercevait à peine les étranges caractères qui recouvraient les feuilles du démon. C’était une écriture bizarre, inconnue, qui rappelait une colonie d’insectes tarabiscotés, se baladant en file indienne sur les pages blanches. Malgré toutes ses connaissances, et de nombreuses recherches, échantillons d’écriture à l’appui, elle n’avait jamais réussi à découvrir de quelle langue il s’agissait.
C’était bien un truc de démon, ça. Ils faisaient tout pour devenir aussi incompréhensible qu’il était possible de l’être. La preuve, ils étaient quasiment l’un des dernier peuple de leur monde d’origine, à pratiquer encore énormément leur langue maternelle. Le démon était un dialecte bizarre, qui n’était véritablement prononçable que par un démon de souche, dont la voix à l’accent si particulier permettait de prononcer toutes les subtilités des mots.
C’était d’ailleurs un accent sublime, songea la nymphe avec une pointe de regret. Dommage qu’ils soient les seuls à le maîtriser. Encore plus dommage qu’ils ne parlent que très rarement avec.
- Sans doute toute la journée, elle est partie avec Kellnet. Bon, je vais aller voir si…
-Tu cherches seulement quelqu’un pour t’occuper des enfants à l’école ? Rien d’autre ? La coupa Scysios d’un air interrogateur.
La nymphe haussa un sourcil, et opina de la tête.
-Oui, pour les occuper un peu… Leur raconter une histoire, quelque chose de ce genre là…
Le médecin eut un sourire satisfait. Et étrangement… dangereux, ce qui était surprenant venant de sa part. Comme s’il avait une idée derrière la tête, une idée qui ne ferait pas forcément le bonheur de tout le monde.
-Ne cherche plus, je sais qui il te faut.
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Oui, les démons avaient vraiment une voix sublime, lorsqu’ils parlaient avec l’accent naturel de leur peuple. Cela leur avait donné une réputation de conteurs hors du commun, un don naturel pour faire vivre les sons et les mots. D’autant plus qu’il était de notoriété générale qu’ils étaient particulièrement friand de légendes, et de veillées nocturnes autour d’un bon feu de camps, le tout fortement influencé par leur statut généralisé de soldats.
Il était également très connu qu’il ne fallait jamais avoir une foi aveugle en un démon.
Ils étaient des conteurs formidables, qui pouvaient enchanter une assemblée en quelques minutes, c’était un fait. Seulement, ils mettaient plus souvent à profit ce talent pour négocier avec leurs adversaires militaires et mieux les poignarder dans le dos, que pour endormir les jeunes enfants à coups d’histoire de héros invincibles et de belles princesses en détresses. Ils avaient un sens de l’humour particulièrement douteux. Et l’un de leur jeu favori consistait d’ailleurs à mettre l’un de leurs camarades dans le plus d’ennuis qu’il était possible de le faire, avant que celui-ci ne réalise qu’on l’avait mené en bateau. Ceci expliquait sans doute chez eux le pourcentage de duels et de règlements de comptes très élevé, principale cause de mortalité de leur peuple, bien avant la mort au champ d’honneur.
Shézac savait parfaitement tout ça. Pour avoir longtemps côtoyé ses semblables, trop longtemps à son goût, il savait qu’il ne fallait jamais faire confiance à un congénère, même à un membre de sa famille, ou un ami d’enfance. Encore moins à un membre de sa famille, ou à un ami d’enfance. Parce qu’avec eux, on ne savait pas où se situait la limite entre la vérité du mensonge, et que parfois, certaines plaisanteries anodines pouvaient se révéler particulièrement éprouvantes, si l’on ne faisait pas attention.
Alors pourquoi est-ce qu’il avait écouté Scysios, lorsque ce dernier lui avait demandé s’il pouvait garder les enfants quelques minutes, le temps que Libellule revienne ?
Sur le coup, la requête l’avait enthousiasmé. Il avait toujours aimé les enfants, et le fait qu’on lui demande, à lui, de s’occuper des petites têtes blondes de la Volière en l’absence de leur institutrice habituelle, c’était une sorte de preuve de confiance très agréable. La fête de bienvenue organisée pour Fallnir et lui-même datait à présent de presque deux semaines, et depuis ce jour, ils étaient de plus en plus acceptés comme des habitants de la tour à part entière. Même s’il y a avait encore quelques méfiances à l’égard du dragon, le démon sentait que l’ambiance autour d’eux devenait chaque jour meilleure qu’elle ne l’était déjà, et ces quelques instants avec les enfants en seraient sans doute une nouvelle preuve.
Voilà pourquoi, bêtement, il avait accepté.
Seulement, cela faisait une heure que la nymphe était censée revenir. Et le blond savait qu’en réalité, elle ne reviendrait pas, ou du moins pas avant la fin de la journée.
Une petite main d’enfant tira joyeusement sur l’une des longues mèches dorées qui s’échappaient de son catogan. Shézac grimaça, et repoussa délicatement sur son séant le phénix miniature qui essayait de grimper sur ses genoux. Ce dernier répliqua aussitôt, en se mettant à brailler de toute la puissance de ses cordes vocales.
-Quoi ? Soupira le démon, profondément lassé.
Le gamin se posta face à lui, les poings sur les hanches, un air autoritaire dans le regard.
-On veut une autre histoire ! Ordonna-t-il impérieusement, du haut de ses quatre-vingt dix centimètres et demi.
Ces camarades s’empressèrent d’acquiescer, à grand renfort de cris et de protestations. Avec un peu de recul, on aurait pu les comparer avec un poulailler remplit de poussins récalcitrants. Des poussins auxquels on ne pouvait même pas tordre le cou, pour avoir un peu de silence.
Shézac referma le livre de conte qu’il tenait sur ses genoux, dans un claquement sec, et soutint le regard de son minuscule vis-à-vis avec un haussement de sourcil.
-Ca fait déjà huit fois que vous me demandez de changer d’histoire. Je vous en ai même pas encore lu une en entier.
Assis en tailleur sur un confortable tapis, le dos callé contre l’un des épais murs de la salle de classe, Shézac était au centre d’un cercle de cinq petits phénix survoltés, et particulièrement remontés contre lui. Après une infructueuse tentative de leur faire dessiner quelque chose, qui s’était soldée par une bataille rangée entre lui et les gnomes armés de leurs feutres multicolores, il avait décidé un repli stratégique, et s’était expressément saisit d’un épais livre de contes et légendes, soigneusement rangé dans une armoire de la salle de classe. Seulement voilà, à peine avait-il finit de lire la première page de chaque histoires, que les charmants bambins se mettaient à grogner et à réclamer autre chose, avec l’air blasés de ceux qui connaissaient déjà chaque lignes du bouquin par cœur. Shézac soupçonnait d’ailleurs que ce soit effectivement le cas, mais que les petits monstres bien élevés n’aient jamais osé en faire la remarque devant Elécy, qui était beaucoup trop susceptible pour accepter ce genre de remarque, et étant qui plus est mère de l’un d’entre eux.
Ce fut d’ailleurs le fils adoré en question, Léto, qui prit la tête des petits révoltés en croisant les bras d’un air boudeur.
- Mais maman nous a déjà lu ce livre des millions de fois ! Argumenta-t-il avec un large mouvement de bras. On veut d’autres histoires, celles-là, on les connaît déjà ! T’es un démon, non ? Tu dois en connaître d’autres !
Et il appuya son ordre en brandissant un index accusateur devant le nez de Shézac. Celui-ci haussa son second sourcil, et toisa la chose miniature qui, même debout alors que lui était assis, ne lui arrivait pas au menton.
- Et pourquoi est-ce que vous ne réclamez pas tout simplement un autre livre à quelqu’un, si vous connaissez déjà celui là Fit-il posément remarquer aux enfants, comme s’il s’agissait d’une évidence universelle.
Il y eut un long, long silence dans la pièce, le temps que ses mots atteignent les petits cerveaux des oisillons, et soient traduits en langage de mini poussin.
Puis ils ouvrirent la bouche tous en même temps, et se mirent à geindre et crier en cœur qu’ils voulaient d’autres histoires.
- Ca va ! Ca va ! J’ai compris !
Shézac pressa ses mains contre ses oreilles douloureuses, jusqu’à ce que la litanie de hurlement cesse enfin. Mais les morveux ne l’entendaient visiblement pas de la même manière, et s’ils daignèrent enfin se taire quelques instants, ils n’en étaient pas moins toujours très remontés contre lui.
- Raconte nous une histoire, ou on se remet à crier, menaça Léto avec un regard qui en disait long sur la capacité d’application de ses paroles.
Le démon se massa lentement les tempes, fermant les yeux pour mieux réfléchir. Il était face à cinq monstres de type minus phénixus, dotés de cordes vocales conséquentes, et visiblement pas prêts à négocier.
Et il devait leur raconter une histoire.
A vrai dire, l’idée le tentait un peu… Surtout qu’il avait déjà une petite idée quant à ce qu’il pourrait bien leur raconter. Bien plus tard, il réalisa à quel point cela avait été une mauvaise décision, tant les conséquences furent désastreuses. Mais pour l’heure, il céda lâchement face à la pression scandaleusement efficace des jeunes terroristes en herbe.
- D’accord, concéda-t-il enfin. Mais je vous préviens, les histoires que je connais ne sont pas pour les gosses. Et il est hors de question qu’on reste ici, si je dois raconter quelque chose.
Les cinq enfants se jetèrent dehors en poussant des acclamations de joies, sous le regard exaspéré du blond, conscient d’avoir essuyé une cuisante défaite.
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Anya rentra prudemment dans la grande pièce, à petits pas discrets. La moquette sombre et dure étouffait le bruit de ses talons aiguilles, et son tailleur strict bruissait à peine lorsqu’elle se mouvait ; c’était à peine si on l’entendait venir. Serrant le porte-document contre son cœur, elle réarrangea nerveusement une mèche blonde échappée de son chignon. Elle se devait de faire bonne impression, aussi, la peur de commettre une bévue, ou de paraître quelqu’un qu’elle n’était pas, la taraudait profondément. D’autant plus que les lieux n’avaient rien de rassurant.
Le bureau était long et vaste, sombre et froid. Les quelques plantes en pot, qui ailleurs auraient donné une impression de vie, de couleur, paraissaient tristes et fades, presque fanées, alors que leurs feuilles étaient toujours vertes et bien formées, sans la moindre imperfection. Quelqu’un avait, autrefois, accroché des tableaux de maîtres sur les murs, sans doute pour rendre plus joyeuse la tapisserie foncée. Mais l’on passait d’une œuvre abstraite à une toile classique, d’un mélange surprenant de couleurs et de traits, à un portrait austère et jauni par le temps. Cet hétéroclisme ne faisait que renforcer le sentiment de bizarrerie, de fausseté qui régnait en ces lieux.
Une large baie vitrée occupait pourtant tout le mur du fond, mais celle-ci était sans doute la chose la plus étrange de la pièce. Elle offrait une vue imprenable sur toute la ville qui s’étendait face à elle. Le jour, elle donnait suffisamment de lumière pour pouvoir travailler sur le grand bureau de bois précieux qu’on avait disposé devant elle, même lorsque les stores de plastiques étaient fermés. La nuit, les lumières en contrebas scintillaient comme une myriade d’étoiles, jaunes, rouges, blanches ou bleutées. Cette baie vitrée était l’un des plus hauts endroits, de l’un des plus hauts immeubles de toute la ville. Anya était persuadée que lorsque l’on s’en approchait, que l’on contournait le large bureau et le fauteuil de cuir, que l’on collait son nez au carreau, on était alors happé, entraîné par un sentiment de puissance, de domination que rien ne pourrait sans doute jamais égaler. Elle-même n’avait jamais essayé, n’avait jamais osé, n’en avait jamais eu le courage. Mais depuis toutes ces années où elle travaillait ici, en tant que secrétaire, chaque fois qu’un nouveau directeur succédait au précédent, la première chose qu’il faisait, le matin même de son installation dans ce triste bureau, était de se tenir debout, face à la baie vitrée, et d’observer l’aube poindre sur la ville, comme fasciné par le spectacle. Sans doute pour mieux savourer totalement leur nouvelle position, jouir pleinement de leur nouveau statut. Et Anya leur pardonnait sans regret ce moment de pur égocentrisme, car après tout, ils étaient tous dans leur droit. Puisqu’ils s’assiéraient désormais dans le fauteuil du PDG de la compagnie KGV, la plus grande boite du continent. Et elle savait que de toute manière, tout puissant que ces hommes fussent, il restait toujours une ombre au tableau, une tâche secrète, cachée, que cette même baie vitrée faisait exploser au grand jour, comme un feu d’artifice. C’était d’ailleurs de là que venait toute la bizarrerie du lieu.
Du haut de cette pièce, on dominait toute la ville, et même après, jusqu’à l’horizon. Rien ne semblait pouvoir s’interposer, de là haut tout était petit, manipulable, chétif. Les immeubles des alentours étaient moins grands, moins massifs, plus tassés sur eux même. Leur aspect moderne et effilé, telles de délicates aiguilles de verres, les faisaient apparaître comme des objets fragiles et insignifiants. Ils n’étaient que des jouets, tout au mieux que des moucherons, face à la puissance de cette compagnie là, de cette immeuble là, de cette pièce là.
Mais pas la Volière.
Etendant fièrement ses sculptures et ses pierres ouvragées, ses larges vitres en fers forgés, les roches ocre et or de sa façade oubliée par le temps, elle faisait face à la tour de la KGV, sans le moindre complexe. Elle était bien sûr plus petite, moins imposante que le reste des constructions de quartier. Mais c’était justement cette présence si hétéroclite, sa traversée presque miraculeuse des années et des siècles, qui la rendait si étonnante, si délicate, si respectable. Chaque jour, du haut de la baie vitrée, on pouvait voir une foule de gens entrer et sortir, se presser devant la porte coulissante, jouer des coudes, les mains pleines de dépliants et de prospectus recueillit au rez-de-chaussée, ou de poches pleines de leurs emplettes dans les étages supérieur. Un centre commercial vertical, chaleureux et convivial, qui arrivait avec une habileté déconcertante à tirer largement son épingle du jeu des grands magasins. Un pied de nez magistral aux grandes tours de verres des compagnies internationales, qui l’encadraient de part et d’autres. D’autant plus que le flux de personne ne décroissait pas même le soir, en raison du Yellow bird, la boite de nuit du sous-sol, qui attirait bon nombre de personnes jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Anya était persuadée que pas même la moitié des directeurs qu’elle avait vu défiler dans ce bureau, depuis le temps qu’elle travaillait là, n’avait jamais vraiment fait attention plus d’une seconde à la Volière. Mis à part une légère pensée, futile, comme « ce serait l’occasion de ramener un petit quelque chose aux enfants, un jour ou l’autre », ou « peut-être que quand la bâtisse se sera effondrée sur elle-même, le terrain sera remis en vente, nous pourrions nous agrandir ».
Pas un n’avait dû un instant soupçonner que c’était dans cet endroit même, sur une petite table recouverte de bric-à-brac hétéroclite, que se décidait chaque jour l’avenir de la compagnie KGV, de la ville, du pays, et même de ce monde là tout entier.
Afin que son fils soit préparé à gérer les centaines de tours et de villes phénix, réparti sur les deux planètes qui composaient leur propre monde, la reine Emélcya n’avait rien trouvé de mieux que de l’envoyer s’occuper d’une petite planète lointaine et arriérée. L’entraînement était de taille, mais il portait ses fruits, puisque aujourd’hui, le prince Lékilam était celui qui faisait la pluie et le beau temps sur plus de la moitié de la planète. Et même là où son contrôle n’était pas total et direct, son influence se faisait ressentir dès que l’on prenait la peine de s’attarder sur les lieux. Oui, la reine pouvait être fière de son fils.
Est-ce que cet homme, debout face à la baie vitrée, avait conscience de tout cela ? Savait-il que son grade, sa nouvelle position sociale, sa toute nouvelle prétendue importance, n’étaient qu’illusoires et éphémères ?
Anya en doutait. Elle avait vu les patrons se succéder, dans ce bureau. Tous plus arrogants et orgueilleux les uns que les autres, elles les avaient tous observés, dès le premier matin de leur nomination à la tête de la KGV, contempler la vue de la ville qui s’éveillait, les muscles frémissants d’un sentiment de domination totale. Cet homme là était juste un peu plus jeune que les autres, c’était là sa seule différence d’avec les autres.
Vêtu d’un costume noir de très bonne facture, sa silhouette athlétique se détachait dans le léger contre jour, alors qu’il contemplait l’extérieur en fumant une cigarette. Du fond du bureau, elle pouvait distinguer ses cheveux bruns clairs, organisés sur sa tête de telle manière qu’on ne savait pas vraiment si l’effet décoiffé était recherché, où si il avait seulement omis de se passer un coup de brosse, en se levant.
Il était le plus jeune président que la compagnie n’avait jamais connu. Agé d’à peine une trentaine d’année, il était monté dans la hiérarchie à une vitesse ahurissante, jusqu’à se hisser à la place la plus haute que l’on puisse convoiter, avec une habileté déconcertante. Malgré toute l’antipathie qu’elle avait éprouvé envers ses directeurs successifs, Anya ne pouvait s’empêcher de ressentir, pour celui-ci, une sorte d’admiration, mêlée à du respect. Elle ne l’avait jamais vu, avant ce matin là. Mais les bruits avaient longtemps couru sur sa personne, et ce depuis son apparition dans le monde de la KGV, il y avait trois années de cela. Rares étaient ceux qui l’avaient rencontré pour de vrai, en face à face, mais tous ceux qui avaient eu cette chance, et qu’Anya connaissait, étaient d’accord sur le même point.
Cet homme était effrayant.
Et à présent qu’elle l’avait face à elle, même si elle ne le voyait que de dos, elle ne pouvait qu’être d’accord avec eux. Solidement campé sur ses deux jambes, une main dans la poche de son pantalon certainement onéreux, il émanait de lui une sorte de charisme, d’impression de calme, de maîtrise de soi, qui ne pouvait que difficilement laisser indifférent. Il avait certainement une confiance en lui à toute épreuve. D’une certaine manière, il aurait été impossible d’accéder aussi rapidement au fauteuil du PDG, sans posséder cette qualité.
- Monsieur le directeur ? Appela-t-elle d’une voix polie, presque gênée.
L’homme tira une longue bouffée sur sa cigarette, sans lui accorder le moindre regard. C’était à peine s’il semblait avoir remarqué sa présence, comme si elle n’était qu’un fantôme, qu’une ombre. Son regard restait obstinément rivé sur la vue à travers la baie vitrée. Si Anya n’avait à ce moment là pas ressenti une extrême irritation à être ainsi ignorée, pour la première fois de sa vie, par le nouveau directeur de son entreprise, elle aurait certainement remarqué la direction précise dans laquelle pointait le regard de l’homme. Mais au lieu de cela, elle prit une inspiration, tenta de maîtriser ses émotions, et fit comme si de rien n’était.
- Monsieur le directeur ? Je me présente, je m’appelle Anya Heirendrich. Je serai votre secrétaire personnelle, à partir d’aujourd’hui…. Je tenais à vous souhaiter la bienvenue, rajouta-t-elle avec un sourire presque naturel.
Elle avait préparé tout un discours élogieux, pour vanter les mérites du nouveau directeur, lui assurer à quel point ils étaient tous heureux de le voir ici, gonfler un peu plus son ego certainement déjà démesuré, bref, un discours de bienvenue comme se devait de le faire une secrétaire. Mais les mots s’étaient bloqués tous seuls dans sa gorge, en même temps que le haussement d’épaule négligeant de son nouveau patron.
- Ma secrétaire… Eh bien enchanté de faire votre connaissance, énonça-t-il avec détachement, comme s’il demandait simplement l’heure à quelqu’un. Mais de toute manière…
Il tourna la tête vers elle, lui jetant un coup d’œil, et elle se sentit frissonner de toute son âme, de tout son corps. Elle n’avait jamais été une phénix très superstitieuse. Et pourtant, elle fut prise d’un frisson d’horreur qui la glaça toute entière, lorsque le profil angélique de son directeur apparut à sa vue et que, malgré le contre jour et l’aube à peine naissante, elle vit l’un de ses yeux violets briller d’amusement, presque de cruauté.
- Ce n’est pas comme si vous alliez rester très longtemps à mon service, annonça le maudit d’une voix détachée.
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- Le goujat ! Je n’arrive toujours pas à croire qu’il m’ait dit une chose pareille ! Fulmina Anya en reposant violemment sa tasse de thé.
Libellule tapota gentiment sa main, d’un air compatissant, souhaitant apaiser la jeune femme avant qu’elle n’éclate pour de bon. La nymphe connaissait Anya depuis longtemps. Et elle savait qu’à l’instar de nombreux phénix, elle cachait, derrière une apparente douceur, un véritable caractère volcanique. D’où l’intérêt d’agir vite.
- Il ne voulait peut-être pas dire cela… Comme il ne te connaît pas encore, il a dû mal s’expri…
Elle se tut sans même avoir terminé sa phrase, coupée par le regard venimeux que lui adressa la blonde. Un frisson glacé la parcourut et elle déglutit difficilement, jusqu’à ce que la phénix se détourne d’elle pour continuer de pester contre son nouvel employeur.
Beaucoup s’accordaient à dire qu’il y avait deux clans bien distincts, à la Volière, qui fusionnaient parfois le temps d’une soirée, pour former le fameux groupe du repas du soir.
D’un côté, Kellnet, Ehissian, et le reste des Feather, leur groupe de musique, qui composaient avec quelques autres une troupe exclusivement masculine, dite du « Yellow bird ». Lors de leurs temps libres, ils se réunissaient souvent à l’intérieur du club éponyme, pour répéter, astiquer la salle, ou tout simplement papoter très virilement avec le barman. Lyde était d’ailleurs considéré comme le pilier du groupe, celui sans lequel rien ne pouvait se produire, l’âme généreuse qui fournissait la scène et les boissons, et qui surtout, ordonnait expressément à chacun de ses pupilles de venir lui rendre visite au moins une fois par jour, sous peine de bannissement immédiat du cercle.
L’autre clan, et non le moindre, était justement mené par la délicate moitié du barman, Elésabelle. Cette dernière était au moins aussi bavarde, conciliante et autoritaire que son tendre amant, sinon plus. Petite et menue autant que Lyde était grand et large d’épaule, son malicieux visage était constellé de tâches de rousseur, et sa voyante chevelure fuchsia annonçait d’emblée l’énergie dont elle débordait. Elle tenait, avec deux autres jeunes filles, une boutique de vêtement, dans les étages inférieurs de la Volière. Et était donc considérée comme la meneuse du clan « de la salle commune », appelé ainsi puisque lorsque ces messieurs rejoignaient le Yellow Bird, leurs charmantes compagnes en profitaient pour prendre d’assaut les tables de la salle commune susnommée, et siroter leur sacro sainte boisson chaude du soir.
Cet après-midi là, elles n’étaient pas toutes présentes, à cause leurs obligations respectives. Elécy était partie en compagnie de son mari, chercher tout un stock de marchandise que les livreurs avaient omis de leur apporter le matin même, et à l’image d’une majorité d’autres absentes, Elika s’occupait encore de sa propre boutique. Elles n’étaient donc guère qu’une petite poignée, à devoir supporter la colère grondante d’Anya.
-Ca fait longtemps que ce type est en ville ? S’enquit Elésabelle en haussant les sourcils. Il y a eu un article dans le journal ce matin, il parlait du départ de l’ancien directeur de la KGV, mais il n’y avait rien sur lui… Tiens, regarde, ajouta-t-elle en lui tendant le dit journal, sagement roulé sur la table d’à côté.
Anya interrompit son flot de bougonnement, pour tourner sèchement les pages de la revue, à la recherche de l’article incriminé. Autours de la table, les quatre autres jeunes femmes échangèrent des regards anxieux, par-dessus leurs tasses de thés. Libellule fut la première à toussoter, et à indiquer avec le plus de tact dont elle était capable la page dont il était question.
Un silence pesant s’installa dans la salle commune, dont elles étaient encore les seules occupantes, à cette heure là. Tout le monde savait que ce moment de la journée était réservé aux dames. Et par-dessus tout, tout le monde avait dû entendre pester Anya lorsqu’elle était revenue du travail, le chignon défait et les joues fumantes de rage. Après sa brève rencontre avec son nouveau directeur, quelques heures plus tôt, ses collègues lui avaient gentiment conseillé d’écourter sa journée, et de rentrer se reposer pour mieux se préparer à affronter tout le travail qui l’attendrait à coup sûr dans les jours qui suivraient. Ce qu’elle avait fait, au plus grand désespoir de Libellule.
Brutalement, elle jeta rageusement le journal sur la table, provoquant le sursaut immédiat de ses compagnes.
-Eh bien tant mieux, qu’ils ne parlent pas de lui ! Au moins, ça me fera des vacances !
Anya croisa les bras sur sa poitrine, et s’enfonça dans un mutisme boudeur.
-Mais… Il est comment, exactement ? A part perfide, ignoble, macho, goujat, et… Oublie ça, paniqua Elésabelle, tout en essayant de disparaître sous la table.
Libellule roula des yeux. La curiosité de la jeune femme aux cheveux roses n’avait d’égal que ses commérages incessants. Elle avait pour mauvaise habitude de collecter rumeurs et ragots, que ces derniers soient fondés ou non, parfois à ses risques et périls.
Pourtant, aussi impromptu que cela puisse paraître, la trop curieuse jeune femme ne succomba pas à une mort affreuse dans les flammes de la colère d’Anya. Au contraire, cette dernière s’accouda à la table en poussant un profond soupir.
-Le pire, dans tout ça, c’est qu’il est vachement bien foutu.
Les phénix et la nymphe échangèrent des regards incrédules, surprises du répit accordé à Elésabelle, miraculeusement épargnée.
- Bien foutu comment ? Ne put s’empêcher de quémander cette dernière. Tu veux dire… Il est jeune ?
-Oui… gémit la blonde, le visage dans ses mains. La trentaine, très classe… Et forcément plein aux as, pour être directeur de la KGV …Il est tellement odieux que je suis sûre qu’il est encore célibataire, affirma-t-elle d’un ton décidé, sans doute par pure consolation mesquine.
Elle s’affala très glorieusement sur la table un instant plus tard, et éclata en sanglot. Libellule l’enlaça doucement, pour la réconforter, tout en faisant signe à la phénix la plus proche d’aller en urgence remplir la théière.
- En plus… -Anya renifla, entre deux sanglots- en plus, la seule fois où il m’a regardée, c’était pour me dire que… que… que… Je le déteste…
Elésabelle remplit à ras bord la tasse de la secrétaire, et la poussa vers elle. Anya se redressa aussitôt, le visage rouge, et but d’un trait son thé encore fumant, sans même prendre la peine de respirer entre deux gorgées.
-Je crois que son nom, c’est If… Un truc comme ça…
Elle renifla encore, pleurant à chaude larme. Libellule lui caressa doucement le dos, compatissante.
-Heath, comme le nom démon ? demanda-t-elle d’une voix douce.
- Oui… Oui, c’est vrai, il a un nom de démon… C’est rigolo… En plus, il a les yeux violets, on dirait ceux de Scysios… C’est peut-être pour ça qu’il est aussi méchant ! Sanglota-t-elle un peu plus fort. C’est un maudit, il veut faire du mal à tout le monde !
-Ne dis pas de bêtise… la reprit doucement la nymphe. Tu sais très bien que ce n’est qu’une superstition, si Scysios t’avait entendu, je suis sûre que ça lui aurait fait de la peine que tu penses ça… Et puis, c’est un humain, il ne vient pas de notre monde. C’est juste un hasard…
Mais elle ne put en ajouter plus, interrompue par l’ouverture inattendue de la porte de la salle.
Toutes les jeunes filles se tournèrent de concert vers le lieu de l’action, même Anya, qui essuyait ses larmes du dos de la main. Et sous leurs yeux ébahis, Shézac passa en boudant le seuil de la porte, suivit en file indienne par une joyeuse bande de petit phénix.
Ils passèrent sans mot dire devant la table des jeunes filles, slalomèrent entre les chaises, pour s’établir tout au fond de la salle, assis à même l’épais tapis en face du téléviseur qui trônait contre un mur.
Le démon, lui, resta debout, les bras croisés.
-Vous avez intérêt à m’écouter, et à pas vous plaindre si ça vous plait pas, annonça-t-il d’un air qui se voulait sévère aux enfants surexcités.
Il poussa un profond soupir, et aperçu enfin les jeunes femmes, qui le regardaient avec des yeux de merlans frits, à l’autre bout de la salle. Il leur adressa un sourire charmeur.
- Pardonnez-moi, mesdames, les enfants ont insisté pour que je leur raconte une histoire de chez moi. Mais si ça vous intéresse, je vous en prie, vous êtes tout à fait libre de rester avec nous…
Elles échangèrent un regard, visiblement hésitantes. Avant d’acquiescer vivement, ravies à la perspective de se changer un peu les idées, et de quitter leurs chaises pour venir s’asseoir sur les vastes canapés, derrière les enfants établis en demi cercle sur le tapis. Même Anya réussit à sécher ses larmes.
-Bien, alors, allons y… soupira une énième fois Shézac.
Et il commença son histoire.
L’intonation de Shézac changea, en un instant. Son ton devint plus chantant, les sons sortirent différemment de ses lèvres, comme transformés, métamorphosés par une langue ancienne. Les mots devinrent ensorcelants, charmeurs, comme un parfum enivrant, comme le goût d’un met raffiné. Ils prenaient vie, tout simplement. En l’espace de quelques secondes, par on ne savait quelle magie, sa voix redevint ce qu’elle avait toujours été, depuis qu’il était né. Elle était toujours la même, dans le fond. Mais elle avait retrouvé le soleil, le sable, les lames et le sang, la chaleur et l’ardeur du peuple démon.
Elle avait tout naturellement retrouvé son accent originel.
La transformation s’était faite très brièvement, sans que personne ne s’en rende réellement compte. Elle avait évolué progressivement, envoûtant déjà, alors qu’elle n’était même pas encore vraiment apparue.
Dans la salle, les respirations du petit auditoire se firent plus discrètes, et les murmures des enfants se turent. Tous les yeux s’étaient tournés vers Shézac.
-Il y a chez nous une légende, que les démons se transmettent de génération en génération, commença-t-il en un souffle, presque sur le ton de la confidence. Tout notre peuple la connaît, et chacun serait capable de la raconter, si on le lui demandait. Elle est l’une de celles que les plus jeunes apprennent en premier. Quand elle est racontée par quelqu’un qui l’a réellement vécue, on dit que cette histoire fait même frémir nos guerriers les plus aguerris. On dit même que lorsque quelqu’un la raconte un soir de pleine lune, autour du feu, et sous la confidence des étoiles, la nature en personne se tait pour l’écouter…
Et les images surgirent, dans les esprits de chacun. L’odeur des arbres, de la nuit, de la terre humide, de l’herbe. L’odeur entêtante des flammes, leur rougeoiement frénétique, la clarté de la lune et les petits faisceaux des étoiles, comme des diamants posés sur une nappe de velours. Le crépitement du feu, les regards sérieux, attentifs, les étoffes noires et les éclats argentés des lames, la solennité des démons, assis en cercles autour de l’un des leurs, debout, qui les charmait de la même manière que Shézac le faisait en ce moment même.
- C’est l’histoire de l’un de nos plus grands guerriers. L’histoire d’un homme qui, partit de rien, est entré dans les pensées et les rêves de chacun. On le disait splendide, invincible, intelligent. Nul ne courrait plus vite que lui. Nul ne se battait aussi bien que lui. Il avait appris l’escrime et l’art du combat au corps à corps auprès des démons les plus anciens, et même auprès des céladiens, des chimères, et des dragons. Il avait parcouru le monde à la recherche de toute la science, de toute la sagesse des peuples les plus honorables. Il avait appris à naviguer et à piller parmi les azurys, à construire et à soigner parmi les anges, à gouverner et à gérer parmi les phénix. Et l’on dit même qu’il séjourna parmi les dieux, qui vivaient alors à Orion, la cité de toute les cités, et qu’il parvint à séduire l’une des plus belles et des plus respectées de toutes les déesses.
Le corps de Shézac ne semblait plus appartenir qu’à ses mots. Ses gestes, ses déplacement, tout, jusqu’à ses regards, étaient guidés par sa voix, par l’histoire qui prenait vie devant les yeux de ses auditeurs. Peuple de conteurs par excellence, les démons savaient à quel point la gestuelle était importante.
-Il descendait de l’une des quatre grandes familles antiques, directement issues des quatre dieux célestes. Certains disaient dans sa jeunesse que son nom n’était plus rien. Que sa famille, ruinée, déshonorée, n’était plus que l’ombre de ce qu’elle était autrefois, et que ces membres se terrait dans les campagnes et les forêts, à vivre de leurs récoltes, comme de vulgaires paysans humains. On dit que c’est pour cela, pour redorer leur patronyme, pour rendre à sa famille sa gloire passée, qu’il prit les armes et quitta ses parents, alors qu’il venait à peine d’entrer dans l’âge adulte.
Le démon marqua une pose. Son regard bleu transperça l’assemblée, sans réellement la voir. Ses yeux étaient ailleurs, transportés dans un autre monde. Tout comme ceux de tous les gens présents dans la pièce, incapables de faire autre chose que de l’écouter encore, sans pouvoir se détacher de l’envoûtement.
- Il s’appelait Derek, Derek Isdegarde. Et il était maudit.
A ces mots, un frisson traversa la petite foule. Deux enfants se blottirent l’un contre l’autre, et il y eut, derrière, quelques grincements émanant du canapé, comme si quelqu’un venait de leur avouer un terrible secret.
C’était dans ses moments là, alors que l’esprit et les pensées de tout un chacun n’avait plus aucunes prises avec la réalité, que l’on pouvait constater à quel point une idéologie pouvait être ancrée dans la mémoire des gens. Nombreux étaient ceux qui clamaient ne plus avoir le moindre préjugé envers les personnes aux yeux violets, qui affirmaient ne plus craindre ces superstitions stupides.
Et pourtant, songea Shézac, ils frissonnaient tous de la même manière, chaque fois que l’on en arrivait à cette partie de l’histoire. Même les démons. Surtout les démons. Quand la réalité leur revenait à la figure, et qu’ils réalisaient que l’un de leurs plus grands héros avait longtemps été persécuté et mis à l’écart par leur propre volonté.
-En réalité, la famille Isdegarde descendait de l’union entre la dernière déesse de la lune, et son amant, un démon de la mort que l’on disait aussi puissant qu’un dieu. De ce fait, on dit que nombreux étaient leurs descendants qui furent plus tard affiliés à l’un de ces deux pouvoirs. Derek était d’ailleurs l’un d’eux. C’était la raison pour laquelle il était venu au monde, avec des yeux qui brillaient comme des améthystes. Parce qu’il était destiné à devenir le futur démon de la mort. Et c’est peut-être pour cela, qu’il est aussi célèbre, chez nous…
Le ton de la voix de Shézac baissa, devint presque un murmure. Il s’accroupit lentement, regarda les enfants dans les yeux, puis releva son regard, pour dévisager toute l’assemblée.
-Il partit un matin de chez lui, à pied, dans le but de devenir un guerrier confirmé. On dit qu’il frappa à toutes les portes, qu’il adressa des demandes à toutes les guildes, à toutes les armées, mais sans le moindre succès. On le refusa même dans l’armée démone, dès que l’on aperçu ses yeux, et qu’on le su maudit. Malgré le fait que tout démon soit censé appartenir à cette armée dès sa naissance, qu’il soit consentant ou non, à lui, on lui en refusa l’entrée, alors qu’il ne désirait rien de plus au monde que d’en faire partie…
Il se redressa vivement, les mains guidées par ces paroles. Plus encore, ces mouvements semblaient donner vie aux sons qui sortaient de ses lèvres. Comme un théâtre fabuleux, où tout son être tenait à la fois le rôle de l’acteur, de la scène, du décor. Une sorte de transe, dont il était pourtant entièrement le maître.
- Alors, l’orgueil blessé par ces rejets injustes, il partit sur les routes à la recherche de compagnons. Des gens comme lui, abandonnés, déchus, rejetés. Tous les rebus de la société, à commencer par les démons, mais aussi les nymphes, les dragons, et même les anges…. Il les rencontra dans les campagnes, dans des auberges mal famées, au fin fond des villages miteux dans lesquels ils se terraient. Il leur raconta ses rêves, ses ambitions, sa vie, telle qu’il l’avait vécue, et telle qu’il l’a voulait. Il s’adressa à des maudits, tout comme lui, mais aussi à des soldats mutilés, des êtres décrétés trop chétif, ou trop massifs par les autres membres de leurs peuples, des voleurs, des prostitués, et même des bannis, chassés de chez eux pour avoir commis une faute impardonnable. Tous avaient un talent caché, que personne jusque là n’avait remarqué. Personne, à part Derek. On dit que tous furent séduits par son charme, sa jeunesse, ses rêves puérils et un peu fous. Ils le suivirent tous, certains allant même jusqu’à s’enfuir avec son aide de l’endroit où ils étaient jusque là enfermés.
Shézac laissa tomber ses bras, le long de son corps. Sa voix s’apaisa. Ses yeux se fermèrent.
- Au tout début, ils n’étaient que neuf. Neuf, après dix années de recherches. Certains disent encore que c’était bien peu, en comparaison aux dizaines de milliers de déviant, que l’on comptait alors sur notre monde. Et pourtant, c’est à partir de ces neufs là, que tout commença.
Les paupières du blond se rouvrirent, et il se pencha vers l’assemblée, comme s’il les prenait en aparté. C’était d’ailleurs un peu le cas. Il n’y avait plus que lui et eux, deux vis-à-vis, un interlocuteur et son auditeur. Chacun n’avait plus conscience que de l’autre, en face, et des mots qui s’échappaient de sa gorge, des images qui se construisaient peu à peu, les entouraient comme un écran de cinéma.
- Connaissez vous la légende des Démons de la Morte lune ? Ces mercenaires indomptables, parmi les plus crains et les plus respectés ? On les dit rapides, intrépides, imbattables, dénués de pitié. Ce sont eux qui ont dérobés le plus précieux trésor des chimères, eux qui ont assassinés le plus grand chef de clan dragon, eux qui ont protégé la tour de votre reine, le jour de son accouchement. Ils obéissent à présent à la grande Gaïa, notre souveraine éternelle. Mais à l’époque, lorsqu’ils n’étaient que neuf, et qu’ils ne portaient même pas encore le nom de Démon de la Morte lune, Derek Isdegarde était leur unique dirigeant. Ils parcoururent les routes avec lui, et pendant plusieurs siècles, aidèrent Derek à gagner en réputation. Ils exécutèrent d’abord les plus basses besognes, les plus viles tâche qu’on leur confiait. Ce n’était alors que des petits larcins sans importances, l’espionnage d’une boutique concurrente, l’empoisonnement ou l’enlèvement d’un parent gênant. Ils n’étaient qu’un petit groupe de mercenaires, qui n’intéressaient que de petits employeurs. Mais pourtant, leurs divers talents parvinrent à leur faire gagner en notoriété…
« Alors, fort de cette célébrité nouvelle, Derek et ses compagnons se remirent à la recherche de nouveaux camarades, de nouveaux guerriers au potentiel sous estimé. Si bien que l’on dit qu’au bout d’un millénaire, ils furent aussi nombreux qu’une armée, la plus puissante et la mieux organisée que l’on ait jamais connu.
Et Shézac leur narra les batailles, les victoires, les défaites parfois. Et devant les yeux des phénix, apparaissaient tour à tour l’odeur du sang et des maisons en feu, la senteur des banquets et la chaleur des boissons, les rires des femmes et les sourdes tensions qui régnaient dans le cœur des soldats, avant chaque bataille. Il leur conta les ombres furtives, qui glissaient dans la nuit, et repartaient en silence une fois leur méfait accompli, les journées d’angoisses à préparer consciencieusement une opération dangereuse, les moments d’ivresse, une fois la tâche accomplie, ou de terreur et de panique, en cas d’échec ou d’événement imprévu qui chamboulait tout ce qui avait été prévu. Il leur fit partager la saveur des récits les soirs de désoeuvrement, au coin du feu, les chants et les danses, les entraînements éprouvants, les blessures et les longues périodes de doutes.
Pendant l’espace de quelques instants, chacun se retrouva à la place de l’un de ces mercenaires, qui se faisaient passer pour des monstres invincibles, mais qui de par leurs blessures respectives et leurs passés de rejetés, n’étaient au final que les plus communs des hommes.
Il leur raconta comment la reine de l’époque ordonna que l’organisation même de la hiérarchie démone fût chamboulée. Il leur expliqua pourquoi, par tradition, il n’y avait jamais eu, en dessous du roi ou de la reine, que trois généraux démons, trois et trois seuls. Et il leur montra ensuite à quel point la décision de la reine de nommer Derek comme quatrième général ébranla profondément chaque démon, quel qu’il soit.
- C’est cet événement là, qui a fait de cet homme le héros qu’il est aujourd’hui. Maudit, doté d’un nom et d’une affiliation honteuse, il devint si puissant, fort et respecté, que la reine Maldya elle-même –puisse-t-elle reposer en paix- en fut étonnée. Il avait réussit à réunir, à lui tout seul, la plus redoutable armée de mercenaires que notre monde ait jamais porté. Et on dit que c’est de sa propre volonté que, parvenu au sommet, il alla de lui-même se présenter à la reine pour lui offrir les services de ses troupes légendaires, et lui prêter serment de loyauté éternelle, lui à qui on avait pourtant interdit de devenir soldat, dans sa jeunesse. Pour le remercier d’un présent aussi inestimable, la reine lui fit don du titre de quatrième général des armées démones. Jamais personne, jusque là, n’aurait pu concevoir qu’un tel titre fusse un jour créé, et attribué à un démon maudit.
Les images se défirent, peu à peu, les esprits sortirent du brouillard. Shézac se fit plus calme, plus doux, plus tempéré.
-Selon la volonté de chacun des soldats des troupes de Derek, ils furent disséminés sous les ordres des quatre généraux, afin de préserver l’unité et l’homogénéité légendaire des armées démones. Un temps, on continua d’appeler les hommes anciennement sous les ordres de Derek, les démons de la Morte lune, en mémoire du groupe originel. Pourtant, le groupe originel de neuf personnes existait toujours. Ils étaient toujours, sinon plus redoutables qu’autrefois. Ils avaient été nommés dans une section à part, en tant que mercenaires royaux, soldats d’élites. La reine leur accorda le droit de continuer leurs activités primitives, toujours sous les ordres de Derek Isdegarde, à la différence près qu’elle se réserva le droit de les mobiliser en urgence, pour servir le trône. C’est ainsi qu’ils furent appelés pour protéger la tour de votre reine, telles que le racontent vos légendes… C’est à eux que, progressivement, le titre de démons de la Morte Lune revint.
Shézac sourit, et s’assit en tailleur sur le tapis, confortablement. Son expression devint paisible et détachée, comme pour guider doucement les esprits de ses auditeurs vers la libération, vers la fin de l’enchantement, le retour à la vie normale.
-Cet homme était l’un de nos plus grands guerriers. Ces exploits, sa légende, ont bercé depuis lors des générations et des générations de démons. Il est devenu un modèle, parmi nous. C’est grâce à lui que les maudits furent de plus en plus acceptés, du moins au sein de notre peuple. Son histoire, et celle des démons de la Morte lune, est la plus connue de toute. Nous avons tous rêvé, lors de notre enfance, de devenir comme lui, ou tout du moins de le rencontrer et d’avoir une chance d’être remarqué, pour devenir à notre tour l’un de ses redoutables mercenaires. Mais cependant…
Il ferma les paupières, et inspira profondément. Quand ses yeux bleu marin brillèrent de nouveaux, il y avait au fond d’eux une lueur malicieuse et espiègle, une once d’amusement. Et alors que tous sentaient pourtant la fin venir, la conclusion approcher, ils retombèrent sans pouvoir s’y opposer dans le piège de la voix ensorceleuse, de l’accent irrésistible de Shézac.
- Mais cependant, il y a un aspect de la légende que peu de monde connaît, et qui est pourtant à mes yeux, l’une de ses plus belles batailles. Car tous ceux qui écoutent cette histoire ne retiennent de Derek que son caractère héroïque, son aura étincelante, sa force, son courage et sa sagesse inégalée… Mais bien peu savent que ce même homme, connu un jour une cuisante défaite, une terrible humiliation. Et savez vous de quelle horrible bassesse, de quelle immonde indignité il s’agissait ?
Le silence lui répondit, comme à chaque fois. Mais le silence était la seule réponse possible, la seule qu’attendait le sortilège de l’histoire. Shézac plissa les yeux, et se pencha doucement en avant, comme pour avouer un terrible secret.
- Il est tombé amoureux d’une femme. Une femme des plus rayonnantes et des plus merveilleuses que vous n’ayez jamais vu. On la disait froide comme de la glace, belle comme l’océan, indomptable, comme les flots d’une cascade. Elle se nommait Orona, et elle était l’une des dernières déesses d’Orion. La déesse de l’eau. « Selon les dires de certains, Derek serait tombé sous son charme sitôt qu’il l’aurait vu, et aurait aussitôt tenté de la séduire. Mais il eut beau insister, elle ne plia pas. Jusqu’à ce que notre héros légendaire, notre guerrier invincible, fou d’amour pour elle, se jette à ses pieds pour la supplier. Et l’on dit que c’est ça, qui lui offrit la victoire sur le cœur de la belle. Le simple fait d’avoir accepté son infériorité et reconnut sa défaite, pour la première, et dernière fois de sa vie. On dit qu’ils formèrent un couple si étincelant, que leur charisme et leur influence étaient si grands, qu’ils se lassèrent rapidement d’une telle notoriété, et se retirèrent volontairement du monde des puissants. Et leurs quatre enfants auraient été élevés dans une simple bâtisse de bois, à l’orée d’une forêt, dans la plus simple des intimités. Ils eurent trois filles, et un fils. L’aînée imita son père, et avec la bénédiction de celui-ci, s’engagea sur les routes, en quête de reconnaissance. La cadette lui succéda directement, et devint à son tour le quatrième général démon. La benjamine, plus à l’aise avec les animaux qu’avec ses semblables, partit en compagnie d’une troupe de Dresseur, pour apprendre leur art secret. Quant à leur fils, il devint pirate, et fit longtemps régner la terreur sur les eaux de la grande cité de Kalisto…
Il fit une courte pose, pour sourire.
-Et la légende se forma, perdura, jusqu’à nous parvenir…
-Mais alors, il est mort ? Si sa fille lui a succédé, c’est qu’il est mort ?
Léto s’était redressé, les yeux grands ouverts.
Il ne s’était rompu du charme envoûtant de la voix du démon qu’au prix d’un grand effort, ce qui interpella d’ailleurs Shézac un court instant. Sa question lui avait brûlé les lèvres, et lui avait donné la force de rompre l’ensorcellement.
Le blond eut un sourire malicieux, et se pencha vers lui.
-Tu connais la légende de l’Onikam, petit ? Je veux dire, la vraie légende. Pas celle qu’on te raconte pour te faire peur.
Le jeune garçon frémit, puis secoua lentement la tête, de droite, à gauche.
- Elle est toute aussi longue et intéressante que celle-ci, reprit alors Shézac, avec un sourire espiègle. Mais tout ce que tu dois savoir, c’est que l’Onikam était à l’origine un démon, qui perdit un jour l’esprit, et acquit on ne sait comment une formidable puissance destructrice. Il fit alors le vœu de causer le plus de souffrance et de douleur possible, partout où il passait, et on dit que nul ne parvint à l’arrêter. Aussi, afin de sauver son royaume, Cassiopée la blanche, la sœur aînée de Léoma, l’actuelle reine des anges, sacrifia sa vie et son âme afin de le détruire. Mais elle échoua, et au lieu de périr, l’Onikam perdit son enveloppe corporelle, et ne subsista plus qu’à l’état d’esprit…
« Et c’est ceci, que tout le monde ignore. L’Onikam est un fléau, un parasite, qui a besoin de s’emparer de la chair d’un autre pour causer des torts. Il chasse un esprit, et l’enferme au plus profond de lui-même, avant de prendre possession de son corps. Aussi, il ne choisit ses cibles que très précisément. Il ne prend possession que du corps des hommes les plus puissants et les plus craint qu’il puisse rencontrer. Derek Isdegarde était pour lui la victime idéale. De part sa force, son influence, et son statut de démon de la mort, il était pour lui le corps parfait, celui grâce à qui il aurait pu mettre le monde à feu et à sang. Derek en était conscient. Il faisait tout pour l’éviter, et échapper à ses pièges. Mais un jour, il tomba dans un guet-apens…
Shézac secoua la tête, lentement.
-En vérité, la légende ne dit pas s’il est véritablement mort, ou s’il a survécu. Il faut savoir que chez nous, on ne peut hériter d’une affiliation qu’à la mort de son prédécesseur, ou à la suite d’un rituel particulier. Si bien que tout ce que l’on a pu apprendre, est que la nuit où Derek tomba dans ce guet-apens, subitement, un autre démon devint le démon de la mort. Mais nul ne peut dire si cela s’est fait parce que Derek est mort, ou parce qu’il a volontairement transmis son titre, afin que jamais l’Onikam ne puisse accéder au pouvoir terrifiant d’un démon de la mort…
Le blond sourit, et se redressa. Le charme se rompait, pour de bon, cette fois-ci.
- Mais pour beaucoup, il est toujours vivant, et continue de diriger ses mercenaires dans l’obscurité, comme il a toujours aimé le faire… Et sa légende continue de le faire vivre et exister en pleine lumière, au plus profond de nous.
Shézac ferma un instant les yeux, le temps de se recentrer sur lui-même, d’oublier les mots et les phrases, de retrouver son propre timbre de voix. En quelque seconde, l’accent si particulier des démons disparaissait de ses lèvres, l’histoire quittait sa tête, le récit se détachait de ses gestes.
L’art de raconter les histoires était une chose innée, chez les démons. Il était chez certains plus développé que d’autres, mais tous le possédait. Leur mémoire exceptionnelle leur permettait de retenir chaque détail d’une légende dès sa première écoute, d’apprendre très rapidement comment réagir à telle partie de l’histoire. Leur voix si particulière, et une petite dose de magie, faisaient tout le reste.
En réalité, tout ceci n’était que du par cœur, comme une poésie ou un texte que réciterait un écolier devant son institutrice. A son plus grand regret, Shézac ne faisait pas partie de cette catégorie de démons qui envoûtaient pour des semaines une assemblée d’une simple phrase. Un vrai conteur laissait une empreinte visible chez ses auditeurs, longtemps après avoir fait son récit. Les meilleurs pouvaient même laisser, pendant plusieurs heures, ceux qui l’avaient écouté dans une bulle de rêve totalement hermétique au monde extérieur, si bien qu’il leur fallait parfois un temps incommensurable pour pouvoir retrouver une vie normale.
Lui, il se contentait de reproduire ce qu’il avait déjà vu faire, avec le plus d’application dont il était capable. Ce n’était pas extraordinaire, pas si mauvais non plus. Un public de démon aurait peut-être été charmé, un petit peu transporté, avec au final une sensation de déjà vu au fond de la mémoire.
Mais chez un public de phénix, l’effet avait été immédiat.
Les phénix étaient par nature, sensible à la beauté des sons, ainsi que d’une naïveté et d’une crédulité à toute épreuve. Shézac s’était bien douté que même lui parviendrait à envoûter les gamins, au point de leur faire se décrocher la mâchoire. Les plus jeunes étaient toujours beaucoup plus sensibles à ce genre de chose…
Mais il avait visiblement sous estimé la crédulité des phénix. Ou alors, il avait été un peu meilleur que d’habitude.
Ce qui expliquerait sans doute pourquoi, au lieu de la petite poignée de jeunes filles et de poussins piaillant, il y avait à présent devant lui la totalité des résidents de la Volière.
Au premier rang, Lékilam tapa joyeusement dans ses mains, visiblement ravi.
-Merveilleux, merveilleux ! Ca faisait longtemps que je n’avais pas entendu cette légende, je vous remercie, Shézac.
Le blond resta bouche bée. Soit les phénix avaient le don de se diviser, comme les étoiles de mer, soit il avait tellement été emporté par sa concentration, qu’il en avait perdu le sens de la réalité. Les deux hypothèses lui semblaient probables.
- Que…
-Ah, c’est bientôt l’heure !
Dans les premiers rangs, un phénix se leva précipitamment, et se jeta sur l’interrupteur du téléviseur. Un brouhaha de conversation éclata soudain, un mélange de voix enchantées, de grincement de chaises, et de conversation diverses. Shézac haussa un sourcil étonné, comprenant à peine ce qui se passait autour de lui, mis à part qu’il était visiblement bientôt l’heure d’une émission que tout le monde souhaitait voir, ce qui expliquait sans doute pourquoi tout le monde avait atterri à la salle commune. Les enfants s’étaient déjà éparpillés au milieu des adultes, courant rejoindre leurs parents, ou inventer ensemble il ne savait quel nouveau jeu.
Il resta les bras ballants, encore un peu sonné par l’effort qu’il venait de fournir, décontenancé par l’agitation soudaine.
Puis une main lui fit un signe, au beau milieu de la foule, qui ne faisait déjà plus attention à lui. Le blond reconnut avec soulagement Scysios, assis aux côtés de Lyde. Libellule était déjà en train de les rejoindre, accompagnée d’une jeune fille aux cheveux roses, qu’il ne connaissait que de vue.
Et alors qu’il fendait la foule pour aller les rejoindre, il aperçut Fallnir, qui le fixait intensément.
Shézac se figea sur place, embarrassé, et le dragon haussa les épaules, tournant les talons. Le blond voulut aussitôt lui faire un signe, ou courir le rattraper, mais la masse compacte de phénix l’empêcha même de se faire entendre, à travers la bruyante clameur. L’auburn sortit en claquant la porte, sans que personne ne le remarque.
Shézac se mordit la lèvre inférieure, réalisant à peine l’ampleur de ce qui venait de se produire.
S’il y avait vraiment une chose que le dragon n’aurait jamais dû entendre sortir de sa bouche, c’était bien cette histoire là. Il se gifla mentalement, pour tant de négligence.
- ‘Zac ? Ca va ? S’enquit Scysios en le voyant arriver d’un air pâle.
Le démon se laissa tomber sur une chaise, le regard vide. A côté de lui, la nymphe s’assit à son tour, bien plus gracieusement.
Stupide. Il était stupide.
-Fallnir était là, lui aussi, répondit-il d’un ton livide.
Les yeux de Scysios s’écarquillèrent et Libellule poussa une exclamation de surprise, plaquant une main sur ses lèvres.
Il aurait pourtant dû y penser. Pourquoi est-ce qu’il ne l’avait pas fait ? Quelle idée stupide, que de raconter cette histoire, alors que Fallnir risquait à tout moment de l’entendre… Mais cette légende là lui venait toujours spontanément, depuis qu’il était tout jeune. Il n’avait pas réfléchit plus loin. Alors que plus que jamais, il aurait dû.
-Vous croyez qu’il a comprit ? Osa demander la nymphe, d’une voix blanche.
-Il n’est pas stupide, Libé. Et il vient de sortir en claquant la porte.
Ils restèrent figés, muets de stupeurs. Les effets du conte qu’ils venaient d’entendre et de raconter s’étaient complètement envolés.
Mais la nymphe parut soudain reprendre contenance, et se redressa vivement.
-Je vais aller avertir le prince, et envoyer Ehissian… On ne sait jamais.
Les deux démons opinèrent du chef et la suivirent un instant du regard. Ils la virent échanger discrètement quelques mots avec Lékilam, pendant que personne d’autre ne regardait, puis hocher la tête et s’évaporer en silence vers Ehissian, en grande discussion avec un petit groupe de phénix.
Shézac poussa un soupir emplit de lassitude.
Cela aurait forcément dû arriver, un jour où l’autre… Malgré tout, il ne pouvait empêcher une graine de reproche poindre dans son cœur. Il avait gaffé, sérieusement gaffé.
Enfin. Le prince saurait certainement comment arranger tout ça. Et dans le pire des cas, Ehissian parviendrait au moins à convaincre le dragon de ne pas s’enfuir sur le champ.
A moins que Fallnir n’emmène le jeune chevalier de force avec lui ? Le connaissant, Shézac dut admettre que l’hypothèse était fortement envisageable.
Mais mieux valait penser à autre chose. En une seconde, il parvint à chasser ses idées noires, reportant son attention sur un autre objet.
Ses yeux parcoururent rapidement la salle en pleine effervescence, saisirent au vol la tignasse blonde du garde du corps du prince, non loin de celui-ci, et son visage se fendit d’un dangereux sourire.
Il avait presque failli oublier qu’il devait toujours mettre les choses au clair, quant à sa relation avec Scysios. Mais il ne pouvait décemment pas le faire directement face à Pavel, même si cela faisait plus de deux semaines qu’il ruminait contre l’autre blond de la Volière. Depuis qu’il avait comprit que c’était en partie sa faute si Scysios lui avait fait la tête, et avait débarqué chez lui au beau milieu de la nuit, pour lui faire part des remontrances du garde du corps rabat-joie.
Non, Shézac devait user de moyens détournés…
Toujours souriant, il s’étira et ramena la chaise de Scysios tout près de la sienne, pour passer un bras autour de la taille du médecin. En réaction, ce dernier asséna une petite tape sur le dos de la main du blond, irrité.
-Tu ne peux pas attendre un peu, pour faire ça ?
Shézac resserra encore son étreinte, se tournant vers lui avant de passer son second bras autour de la taille du maudit. Il prit une voix profondément mièvre et langoureuse, ainsi que parfaitement audible pour quiconque se serait trouvé aux alentours.
-Tu as raison, nous avons l’éternité devant nous…
-L’éternité ? Répéta un Scysios éberlué, essayant désespérément d’échapper à l’étreinte de la sangsue blonde.
-Quand deux démons tombent amoureux l’un de l’autre, leur amour sera unique et éternel, jusqu’à ce que la mort les emporte... Récita rêveusement Shézac. Comme nous sommes tous les deux des démons suffisamment intelligents pour éviter les combats inutiles, nous pourrons vivre et nous aimer jusqu’à la fin des temps…
Les paupières de Shézac papillonnèrent sur ces mots. Scysios tenta aussitôt de protester, mais fut coupé par le fougueux baiser que lui donna son compagnon, sans lui laisser le temps d’émettre la moindre syllabe.
Le médecin cligna plusieurs fois des yeux, abasourdi, avant de réaliser ce que le blond était en train de faire.
C’est alors que par-dessus son épaule, Scysios remarqua Lyde et Elésabelle qui les fixaient avec des yeux aussi ronds que des billes, profondément captivés.
-Mais… Alors… Vous êtes amants ? S’enquirent-ils d’une voix curieuse.
Horrifié, Scysios repoussa énergiquement la ventouse nommée Shézac et ouvrit la bouche pour démentir vivement. Mais les lèvres de son amant reprirent passionnément les siennes avant même qu’il ne puisse formuler mentalement la moindre objection, le faisant basculer en arrière sur sa chaise.
Les deux plus grandes commères de l’immeuble allaient avoir beaucoup de chose à raconter, ce soir là.
A suivre…
ooo
Voilà un chapitre décidemment très axés sur les démons…
Je n’aime pas trop le conte, il a un ton trop pédant et fouillis que j’aurai bien aimé réussir à éviter. Surtout que sous ses airs anodins, c’est en fait le déclencheur de la seconde partie de l’histoire… J’espère que vous parviendrez à retenir quelques petites choses de la légende de Derek Isdegarde, en dépit de son très grand désordre. TT
Ce chapitre amorce donc le changement et le lent cheminement vers la conclusion, dans un nœud toujours plus compact d’embrouilles scénaristiques et de personnages dont vous avez très probablement oublié l’existence, depuis le temps… TT
/gérémiades
Ce chapitre a été un peu long a venir, j'avais un peu oublié que publiais aussi sur manyfics. *3* Je m'excuse platement, je vais essayer de trouver un rythme plus régulier...
Comme d’habitude, j’aimerai beaucoup connaître votre ressenti par rapport à ce chapitre, ce que vous avez aimé, ce qui ne vous a pas plu… Alors n’hésitez pas à me laisser une review, ou même un mail pour me faire part de vos moindres remarques, négatives comme positives. :3
Sur ce, merci d’avoir infiniment lu jusqu’ici, et à très bientôt ! |