Disclaimer : Tous les personnages/ lieu/ périodes m’appartiennent, je n’ai aucune excuse pour ce désastre.
Notes :
- Je m’excuse par avance pour les fautes de grammaire ou d’orthographe qui m’ont échappée, j’avoue avoir des lacunes dans ce domaine, en particulier sur un ordinateur …
Note du 02 janvier 2012 : update massive des 6 ou 7 chapitres qui manquaient sur manyfics pour que l’histoire soit complète !
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Chapitre 25 : Promenade amicale
Libellule observa pensivement un reflet sur le canon argenté de son revolver.
Aussi loin qu’elle se souvenait, sa vie avait vraiment commencé lorsqu’elle avait rencontré deux hommes, et n’avait cessé depuis de tourner autour d’eux, comme s’ils étaient le centre de son système cosmique.
Elle pansait ses plaies après une bagarre dans une taverne, quand elle avait été abordée par deux jeunes zigotos un peu étranges. A l’époque, elle venait à peine de quitter sa forêt natale pour vivre sa vie de nymphe et partir à l’aventure. Elle s’était un peu méfiée, mais les avait écoutés.
L’un s’appelait Zénon. Démon de pure souche, les yeux bleus et les cheveux noirs du séducteur typique, il avait la particularité d’être l’un des deux seuls fils de l’actuelle reine démone. Le plus jeune, celui qui devrait toute sa vie faire bonne figure et rester dans l’ombre de son héritier de frère, sans faire de vague. Seulement, le problème, c’était qu’il était le démon de la luxure et ne pouvait s’empêcher de sauter sur tout ce qui bougeait ; un peu gênant, pour un prince de sang royal.
L’autre s’appelait Derek. On l’avait refusé dans l’armée démone à cause de ses yeux violets, qui risquaient selon les instructeurs d’intimider ses petits camarades. Vexé, le jeune homme avait décidé de fonder sa propre armée de mercenaire, qui ridiculiserait un jour toutes les troupes du monde. En attendant, il recrutait des camarades, à commencer par Zénon qu’il avait rencontré quelques temps plus tôt –ce jour là, ils arboraient encore tous les deux un magnifique œil au beurre noir comme témoignage de cette fulgurante rencontre, début d’une profonde et solide amitié.
Ils formaient une drôle de paire à eux deux, le maudit pestiféré et le prince spécialiste du scandale. Elle-même ne savait toujours pas pourquoi est-ce qu’elle les avait suivis, et adhéré à leur projet déjanté de troupe de mercenaires.
C’était ainsi qu’elle était devenue le troisième membre officiel des Démons de la Morte-Lune.
Libellule avait partagée bien des choses, avec ses deux amis démons, et ses souvenirs de cette époque étaient aussi confus qu’elle avait été riche en émotions. La joie des nouvelles rencontres, l’exaltation de voir la compagnie s’agrandir, mais aussi l’accablement et les mois de galère à ramper dans la boue pour se faire un nom dans le milieu. Cherchant à acquérir un peu de dignité, Zénon et elle s’étaient mis en tête d’apprendre le maniement des armes magiques, pour devenir gardiens de la paix. Derek, lui, avait appris l’art de la guérison, réparant les bobos qu’ils ne manquaient pas de se faire. Le succès était venu peu après.
Ils étaient toujours restés les meilleurs amis du monde, même lorsqu’elle avait décidé de quitter le groupe, quelques millénaires plus tard. Elle était restée en contact avec eux, travaillant même souvent pour ses anciens camarades. Lorsque Derek s’était à son tour lassé d’être à la tête de la plus terrible armée du monde, il avait tenté de se débarrasser discrètement de ses responsabilités en offrant ses troupes à la reine démone, ce Libellule et Zénon lui avaient vivement déconseillé –surtout Zénon, qui connaissait bien sa mère. Effectivement, cette dernière s’était bien vengée de l’affront que lui avait fait Derek, en fondant cette troupe de mercenaire devenue encore plus crainte et plus puissante que l’armée démone. Elle avait solennellement acceptée l’offre, mais plutôt que de rendre sa liberté à Derek, elle avait créé spécialement pour lui le grade de quatrième général des armées, l’emprisonnant pour des siècles de responsabilités honorifiques.
Libellule se souvenait encore du fou rire dont elle avait été victime, quand un Zenon hilare était venu lui raconter toute la scène. Un sourire songeur s’étira sur ses lèvres.
A partir de là, beaucoup de membres des Démons de la Morte-lune avaient fini par voler de leurs propres ailes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un noyau dur d’une dizaine de personnes, nombre qui était encore aujourd’hui la moyenne honorable de chaque génération de leur compagnie.
La reine était morte, glorieusement, et son fils ainé avait pris sa place. De potentiel héritier, Zenon était devenu frère du roi, ce qui n’avait dans le fond strictement rien changé à ses habitudes, au contraire.
Derek avait rencontré Orona, une créature magnifique mais aussi froide qu’un bloc de glace, dont il était tombé follement amoureux (il était même allé jusqu’à l’épouser, chose que les démons abhorraient au plus au point).
Mais contrairement à ses deux camarades, Libellule, elle, n’avait connu aucun changement majeur dans sa vie. Missions, beuveries, visites à ses amis, missions. Quand les enfants de Derek étaient nés, ses instincts de nymphe s’étaient réveillés à vitesse grand V. Elle s’était auto proclamée tatie préférée et avait fait sauter les quatre rejetons sur ses genoux jusqu’à ce qu’ils la supplient de les laisser tranquille parce ce n’était plus de leur âge. Zénon, lui, s’était fait plus discret à cette période. A vrai dire, elle le soupçonnait d’avoir toujours été secrètement amoureux d’Orona, mais de s’être effacé pour ne pas concurrencer son meilleur ami. La mignonne petite famille qu’ils formaient l’avait sans doute écœuré, lui que son rang priverait à jamais de liberté. Il avait fallu attendre que les enfants soient partis et qu’Orona soit tuée par l’Onikam pour que le prince revienne, volant au secours de son ami inconsolable.
Et puis, songea-t-elle en soupirant, il y avait eu ce jour…
Par tous les dieux, oui, ce jour.
Libellule en avait mal au ventre rien qu’en y repensant. D’un côté, Zénon l’avait bien cherché ; s’il était allé voir les enfants quand ils étaient petits, au lieu de toujours trouver des prétextes pour esquiver les visites, il aurait certainement compris que ce grand blond dont il s’était entiché lors d’une soirée alcoolisé ressemblait trop à Derek et Orona pour que ce ne soit qu’un hasard. Shézac avait hérité de la blondeur angélique sa mère, et de ses yeux bleus comme l’océan. Pour le reste, de visage comme de caractère, il était la copie conforme de son père. Oui, le prince démon l’avait vraiment bien cherché.
La tête qu’avait fait Derek quand son fils était venu lui annoncer qu’il était tombé amoureux de Zénon.
Son meilleur ami. Qui avait au moins dix fois l’âge de Shézac.
On avait dû entendre rire Libellule jusqu’à l’autre bout du monde, et Derek hurler jusqu’à la galaxie la plus proche.
Les choses avaient repris leur cours, malgré la petite nouveauté du jeune couple roucoulant dans le paysage. Shézac et Zénon étaient toujours sur la même longueur d’onde, surprenant tout leur entourage. Sans doute parce qu’ils étaient aussi pervers l’un que l’autre, et qu’ils partageaient le même goût immodéré pour les mauvais tours ? Libellule se souvenait très bien de cette période, alors qu’elle avait pourtant été l’une des plus calmes de sa vie. Tout lui paraissait alors tellement gai et paisible…
Ensuite, Scysios était arrivé, petit bébé fripé dans les bras d’un Derek un peu désorienté. Celui-ci était parti en coup de vent en plein milieu d’une fraternelle beuverie, en sentant la venue au monde de son successeur.
Zénon avait essayé de lui expliquer que c’était un truc d’affilié, qu’il n’y avait que les anges et les démons qui pouvaient comprendre. Soit, elle n’avait pas cherché à en savoir plus. Scysios était destiné à devenir le prochain démon de la mort, celui qui prendrait la place de Derek à la mort de ce dernier. C’était tout ce qu’elle avait intégré.
A cause de ses yeux maudits, ses parents n’avaient pas voulu de lui ; qu’à cela ne tienne, le rejeton fut adopté.
Surtout par Shézac et Zénon, d’ailleurs. Même en faisant preuve de la meilleure volonté du monde, Derek Isdegarde, le quatrième général des armées démones, n’avait pas vraiment le temps de s’occuper à temps plein d’un enfant de plus. Et pour cause, il en avait déjà des milliers sous ses ordres.
Et puis le temps avait continué.
Il s’était passé beaucoup de chose, et en même temps très peu. Mais tout avait un rapport avec les deux hommes de sa vie –ou plutôt, les deux andouilles de sa vie. Troisième larronne du trio infernal, Libellule n’était jamais très loin pour distribuer des baffes ou des câlins consolateurs. Parallèlement, elle sauvait régulièrement les fesses trop téméraires des deux mercenaires, et formait de temps en temps au maniement des armes à feux les nouvelles recrues des démons de la Morte-lune. C’était ainsi qu’elle avait rencontré Estellys, une aristocrate déchue qui avait fui le château familial pour se dévergonder parmi le peuple, mais c’était une toute autre histoire. Estellys et ses yeux de biches, Estellys et ses courbes gourmandes, Estellys et ses mensurations de rêves…
Elle se ressaisit soudain, en réalisant que l’historique mental de sa vie était en train de dériver vers des terrains plus accidentés.
Cette fois-ci, c’était Zénon qui s’était moqué d’elle, et plutôt deux fois qu’une. Il n’y avait qu’une nymphe pour s’enticher d’une petite démone à l’accent à couper au couteau. Du coup, Libellule n’avait cessé de s’impliquer dans les histoires des démons de la Morte-lune, à tel point que l’on se demandait encore si elle n’en faisait pas de nouveau partie.
Ses yeux s’obscurcirent un peu.
Et puis, sans prévenir, il y avait eu le cataclysme…
La nouvelle était tombée comme une guillotine. L’Onikam avait tenté de s’en prendre au roi des démons. Celui-ci avait résisté, tellement que Taenekos avait dû renoncer à faire de lui son hôte, mais le souverain y avait laissé son esprit.
L’Onikam ne pouvait posséder que les corps de ceux qui partageaient son sang. Puisqu’il n’avait pas pu avoir son frère, Zénon était le prochain sur la liste. Il avait fallu trois jours pour qu’il le retrouve et s’en prenne à lui. Le prince, terrorisé à l’idée que son esprit puisse être anéanti comme celui de son frère, n’avait émis aucune résistance.
C’était comme si on avait donné un coup de massue à la petite troupe. Le flot de leurs réactions avait été aussi divers que varié. Derek s’était enfermé dans son mutisme, plus que jamais. Shézac avait bien failli se laisser mourir de chagrin, si Scysios n’avait pas été là pour lui botter les fesses et lui rappeler les conséquences d’un tel acte. Elle-même s’était sentie complètement perdue, en l’absence de l’un des deux piliers de sa vie.
Zénon avait toujours été là pour eux, pour elle, pilier indestructible qui soutenait les bases de sa vie. Mais à présent, son regard enjôleur et ses sourires grivois étaient ceux de l’Onikam, et provoquaient la frayeur et la souffrance, plutôt que le désir et le rire.
Mais ils avaient fini par survivre, tant bien que mal…
Derek avait renoncé à son pouvoir de démon de la mort pour le transmettre à Scysios, lorsque Taenekos, lassé du corps de Zénon, avait voulu s’en prendre à lui. Plusieurs fois, ils avaient cru que Zénon allait enfin leur être rendu, espoir à chaque fois anéanti. Mais Libellule avait toujours été là, veillant à ce que personne ne baisse les bras.
Et puis, tout récemment le prince phénix était né, et Derek était venu lui proposer cette mission de protection, à la Volière…
Elle avait accepté, quittant leur monde pour la première fois depuis des millénaires.
Ce départ l’avait agréablement surpris ; d’abord, les démons de la Morte lune restaient toujours près de là, à la frontière ou même sous couverture dans la ville, à l’image de Scysios. Estellys lui rendait régulièrement visite, plus ou moins discrètement. Parallèlement, elle s’était trouvée une petite famille en la personne d’Elécy, Léto et Kellnet, et s’était prise au jeu jusqu’à devenir un pilier central de la Volière, l’inébranlable Libellule (sans doute parce qu’elle était une nymphe, elle avait toujours aimé être la structure de base d’un groupe relationnel.)
Pendant quelques siècles, l’ombre de Derek et de Zénon l’avait enfin quittée, la laissant enfin respirer, vivre sa propre vie pour la première fois de son existence.
Et voilà que ces deux andouilles revenaient lui gâcher la vie, avec leurs imbécilités.
Elle poussa un juron sonore lorsque, sous le coup de la colère, elle fit tomber plusieurs de ses balles qui roulèrent aussitôt sous la table.
- Besoin d’un coup de main ? proposa Shézac en se baissant pour l’aider à tout ramasser.
Minutieusement, ils rattrapèrent toutes les petites ogives de métal coloré, en silence. Puis, Libellule reprit sa tâche et s’appliqua avec une ardeur renouvelée à remplir tout ses chargeurs de rechange de ses balles les plus destructrices – au choix, balle tornade, balle iceberg et balle supernova, judicieusement nommées par le mage armurier qui les avait créées.
Ils attendaient dans la salle commune depuis que Scysios et Pavel étaient partis, soit depuis un certain temps. Mais à présent, Libellule sentait que ce n’était pas cela qu’elle devait faire. Un sixième sens qui ne l’avait jamais trompée jusqu’à présent.
Derek avait besoin d’elle pour sauver ses petites fesses musclées du plan dans lequel il s’était lui-même fourré.
Elle en était persuadée.
- Shézac, ramasse tes affaires, on y va.
Le démon la regarda ranger ses revolvers d’un air éberlué, pas sûr de comprendre ce qu’elle voulait dire. Mais quand elle quitta la pièce d’un air décidé, il ne put s’empêcher de partir à sa suite, sans dire un mot.
Lui aussi, il avait un mauvais pressentiment.
Et tant pis s’il ne restait plus personne pour défendre la Volière ; la tour était suffisamment ensorcelée pour pouvoir résister toute seule à un siège pendant un demi-siècle.
oo
- Libé, attend, prend au moins une veste ! cria-t-il alors qu’il rejoignait la nymphe au pied de l’escalier.
La jeune femme se retourna à peine, jetant un œil suspicieux au vêtement que lui tendait le blond. Elle ne portait qu’un gilet par-dessus sa robe longue, comme à son habitude. Il lui fallut un petit temps de réflexion pour considérer que oui, le bon sens voulait que l’on s’habille pour sortir en pleine nuit, surtout en hiver.
Elle enfila la veste en jean avec un signe de tête en guise de remerciement.
- Où est-ce qu’on va ? S’enquit Shézac en se mettant à sa hauteur, déjà prêt à sortir.
Ils étaient dans le couloir de service, celui qu’ils empruntaient pour quitter la tour la nuit, afin d’éviter le hall d’entrée et le flot d’humains qui y passaient encore. Le petit chemin remontait jusqu’aux premiers étages habités et communiquait avec la plupart des boutiques, utilisé dans la journée par les livreurs en tout genre qui ravitaillaient les magasins. Yellow Bird y comprit. A la grande surprise de Shézac, ce fut d’ailleurs cette porte que Libellule poussa, au lieu de celle qui menait à l’extérieur, quelques pas plus loin.
- Qu’est ce qu’on va faire là bas ?
La réponse de la nymphe fut absorbée par le vacarme et la musique. Perplexe, Shézac se faufila à son tour à l’intérieur, et chercha des yeux la silhouette filiforme de sa compagne au milieu de la foule. La porte était en fait la sortie de secours officielle et se trouvait dans le fond de la salle, à l’opposé du bar vers lequel se dirigeait pourtant Libellule.
Le démon se faufila comme une anguille au milieu des danseurs et des buveurs, habitué à ce genre d’endroits. Exceptionnellement, ce n’étaient pas les Feathers qui jouaient ce soir là ; si Ehissian aurait aisément pu être remplacé, Kellnet, leader du groupe, avait déclaré forfait pour une durée illimitée.
Shézac composa son plus beau masque d’indifférence pour traverser la salle bondée sans se faire aborder. Même en contournant la piste de danse, naviguer dans le night club n’était jamais chose aisée, surtout quand on était grand, blond, et qu’on avait plus que l’air avenant. La nymphe avait déjà atteint le bar, et tentait d’interpeler Lyde, alors en pleine supervision de ses employés. Quand le démon atteignit enfin le comptoir, le barman venait à peine de se dégager de ses fonctions pour les rejoindre.
- Qu’est ce que vous faites là, vous deux ? Scysios n’est pas avec toi ? Lança-t-il à l’adresse de Shézac avec un sourire goguenard.
Sourire qui s’effaça bien vite quand Libellule lui renvoya un regard accusateur.
- Il faut que je te parle. On a besoin de toi.
Lyde haussa les sourcils et se pencha vers eux, par-dessus le comptoir, pour ne pas être entendu des clients les plus proches –précaution superflue, puisqu’avec bruit de la musique, eux même auraient presque eu du mal à s’entendre s’ils n’étaient pas tout trois des immortels à l’ouïe plus développée que celle des humains.
- En quoi est-ce que je peux être utile ? S’enquit Lyde d’un air perplexe.
Libellule le regarda franchement, d’un air inquisiteur digne de ses plus grands jours de colère.
- Je sais que Scysios t’entrainait en douce au maniement des armes.
Le barman ouvrit grand la bouche, chercha quelque chose à répliquer, ne trouva rien, prit un air offusqué.
- Mais…
- Ne ment pas, je le sais. Tu voulais entrer dans l’armée, avant de te retrouver ici.
Rien n’échappait à l’œil acéré de Libellule. Elle connaissait tout de la Volière, de ses habitants et de leurs activités. Sentinelle discrète et invisible qui guettait depuis longtemps, à l’affut du moindre danger.
Sans doute une déformation professionnelle.
- Ok, c’est vrai, j’ai demandé à Scysios de m’apprendre deux ou trois trucs démons, avoua Lyde en jetant des regards méfiants autour de lui. Mais je suis plus doué pour les cocktails que pour le lancer de couteau. Vous voulez attaquer une banque ?
- Non, le prince a été enlevé, répondit Libellule à brûle pourpoint.
De nouveau, le barman se transforma en poisson fris, tandis que Shézac grimaçait devant le tact ahurissant de sa partenaire de fortune. Pour cela, elle lui rappelait tellement son père et Zénon… Ces trois là avaient bien plus de choses en commun qu’une simple amitié.
- Tu es la dernière personne encore dans cette tour à savoir te battre, continua la nymphe comme si de rien n’était. Tu peux nous être utile.
Contrairement à Pavel qui rechignait à avoir le moindre coéquipier, elle avait toujours préférée s’entourer d’une équipe, même déséquilibrée, plutôt que d’agir seule. Peut-être une autre mauvaise habitude, pour avoir trop longtemps côtoyé Derek et les démons de la Morte-lune.
- Alors ? Somma-t-elle une dernière fois.
Lyde poussa un soupir à fendre l’âme, et secoua la tête.
- J’arrive…
oo
Ader commençait à trouver le temps longs.
Jusqu’à maintenant, il y avait toujours eu un trou dans l’organisation de l’enlèvement du prince, qu’il avait négligé au plus au point, par désintérêt. A présent, il réalisait à peine combien il avait fait erreur, en ne prévoyant pas plus tôt ce qui allait se passer.
Effectivement, entre le moment bien défini où le prince phénix serait fait prisonnier et ramené dans le bureau du directeur, et celui nettement plus indéterminé où Thane (Taenekos ? Depuis que Derek lui avait parlé, il ne savait plus comment l’appeler) viendrait leur dicter la suite des opérations, il y avait un laps de temps inconnu, qui pouvait aussi bien être long de quelques minutes comme de plusieurs jours. Et plus les secondes s’égrenaient, plus Ader penchait pour la seconde solution.
Il s’ennuyait profondément.
Il aurait bien fait du gringue à son fantasme préféré, mais celui-ci était occupé sur une pile de dossier aussi grosse que lui, derrière son bureau de bois massif. Alors il se contentait de le reluquer discrètement, ses grandes mains qui faisaient glisser la pointe d’un stylo sur le papier, les courtes mèches de ses cheveux qui ressemblaient à du chocolat au lait –quand il était encore humain, Ader raffolait du chocolat à un point qui frisait l’obsession-, ses lèvres fermées qu’il mordillait de temps à autre, pendant qu’il réfléchissait…
Le vampire comprit soudain que s’il ne changeait pas tout de suite de centre d’intérêt, ou du moins, n’arrêtait pas immédiatement d’imaginer chaque partie de son corps dans une autre situation, son trouble allait finir par s’apercevoir. Heureusement, dès qu’il tourna la tête en sens inverse et posa les yeux sur le couple inamical que formaient Maerys et Lékilam, la froideur polaire de leur échange suffit immédiatement à calmer ses ardeurs pour au moins trois mois.
En réalité, il n’y avait que de la part du jeune vampire, que les intentions étaient hostiles. Le prince phénix, lui, se contentait de fixer un point imaginaire sur le mur, comme s’il pouvait ainsi se rendre invisible aux yeux des autres. Depuis qu’on l’avait déposé là, il n’avait pas bougé ni dévissé les lèvres, ne s’était pas non plus plaint d’être mal installé ou d’avoir les liens trop serrés.
Un sourcil relevé sous le coup de la curiosité, Ader observa leur étrange manège avec beaucoup d’amusement. Devant la porte du bureau restée ouverte, quelques vampires passaient de temps en temps, et le saluaient d’un signe de tête. Il y avait là les quatre communautés de la ville, dont Ader était censé être le chef vénéré. Dans la pratique, si ses relations étaient exemplaires avec les vampires des quartiers ouest et sud et de leurs deux chefs respectifs, c’était une toute autre histoire avec ceux du quartier nord ; Ader sentait qu’il suffirait de pas grand-chose pour qu’ils abandonnent le navire, ou pire, se retournent contre les autres. Georg, qui était à la tête de ce quartier et était techniquement son subordonné, était plus vieux que lui et n’avait jamais pu le supporter, ni lui, ni sa prise de pouvoir sanglante et contestable.
Ader sentit soudain quelque chose lui frôler le dos et se faufiler dans la poche de son jean, caressant à travers les vêtements l’épiderme sensible de son arrière train. L’odeur entêtante du sang d’un démon lui monta aux narines.
Mais avant qu’il ait eu le temps de réaliser, la présence s’était retirée, et Derek s’en allait vers l’ascenseur. Avec à la main le paquet de cigarette qu’il venait juste de lui dérober.
- Eh ! S’offusqua le vampire, autant vexé par le vol que pour s’être fait de fausses idées pendant une demie seconde. Où est-ce que vous allez ?
- Fumer dehors ! répondit simplement Derek en brandissant le paquet.
Il lança à Lékilam un bref regard rassurant, que personne d’autre ne vit mais qui suffit à calmer les battements affolés du cœur du jeune phénix. Cela signifiait que le démon allait chercher des renforts.
Ader regarda les portes de l’ascenseur se refermer d’un œil mi-vexé, mi-suspicieux. Pendant plusieurs secondes, il sembla hésiter, puis partit d’un pas déterminé à la suite du directeur.
- Maerys, surveille le prince, je reviens.
L’intéressé poussa un cri offusqué, qui n’eut aucun effet ; déjà, Ader appuyait sur l’interrupteur pour rappeler l’ascenseur.
oo
- Mais qu’est ce que Scysios faisait avec toutes ces armes ? Répéta une énième fois Lyde, dont la peau brune avait très légèrement blêmie.
Shézac lui tapota gentiment le dos, tout en le poussant hors de l’immeuble, pour le faire profiter de la fraicheur nocturne.
- Tu allais t’entrainer en douce avec lui et tu ne t’es jamais demandé d’où il tenait tout ce qu’il savait ?
Secouant la tête, Lyde tenta de retrouver une contenance, passablement choqué.
- Je pensais que tous les démons savaient se battre, même les médecins…
Après que Lyde ait confié son bar à ses employés, la petite troupe était allée se ravitailler en arme dans le capharnaüm de Scysios ; si Libellule était largement équipée avec les diverses armes à feux et les nombreux chargeurs que dissimulaient ses jupes, il en était tout autre pour les deux garçons qui l’accompagnaient.
- Si ça peut te rassurer, expliqua-t-elle en soupirant, c’est Scysios qui avait la garde de toutes les armes de la Volière. Alors elles ne lui appartenaient pas toutes.
Quand elle avait confié au médecin la charge de cacher le contenu de l’armurerie des petits doigts curieux des phénix, elle n’aurait jamais cru qu’il le ferait dans sa propre chambre. Dire qu’elle l’avait toujours accusé d’être désordonné, et menacé plusieurs fois de venir ranger de force son bazar organisé…
- Et si vous m’expliquiez, maintenant ? S’enquit Lyde qui reprenait peu à peu ses esprits.
Shézac et Libellule échangèrent un bref regard par-dessus son épaule, se concertant en silence.
- Lékilam a été enlevé par les vampires, commença Shézac. Ne nous demande pas comment, on n’en sait rien. Il a fait croire à Pavel qu’il montait à son bureau, mais il a dû sortir de la Volière…
- Pavel et Scysios sont partis le secourir, continua Libellule. Mais ça fait un petit moment qu’ils sont partis et à vrai dire…
- On avait un mauvais pressentiment, acheva le démon. Alors on va les rejoindre.
Lyde hocha lentement la tête, pas forcément rassuré. Ils marchèrent dans les froides rues de la ville pendant une dizaine de minutes, sillonnant un quartier que le phénix n’avait encore jamais visité. Comme beaucoup de ses semblables, il s’aventurait rarement dans la ville, préférant la douceur tranquillisante de la Volière. C’était Libellule qui leur indiquait le chemin, hasardant plusieurs fois à certains croisements quand elle ne connaissait pas la direction exacte.
Il faisait nuit noire et à cette heure ci, il n’y avait déjà plus personne dans les rues. A la lumière artificielle des lampadaires, les murs autours d’eux étaient lugubres, comme un présage funeste.
Instinctivement, Lyde posa les doigts sur le fourreau du poignard qu’il avait glissé dans la poche de son pantalon. En bon barman respectueux des traditions, il était un dieu au jeu des fléchettes, et presque autant doué au lancer de couteau. Libellule avait vu juste ; plus jeune, avant d’être évincé par sa famille et d’avoir été contraint de s’exiler, il hésitait entre deux carrières, la restauration et l’armée. Si la première s’était concrétisée, il comptait bien réaliser un jour la seconde, ne serait ce que pour essayer. Après tout, chez les immortels, il était fréquent de changer de voie au cours de sa longue vie… C’était pour cette raison qu’il avait demandé à Scysios si, à tout hasard, il ne connaissait pas quelques trucs utiles -il n’aurait jamais osé demander à Pavel, Ehissian aurait sans cesse oublié leurs rendez-vous et il n’y avait personne d’autre dans l’immeuble qui aurait pu l’aider.
Toutefois, ce n’était pas avec les quelques bases que lui avait inculqué le démon, à partir de sa propre expérience d’entrée à l’armée, que Lyde allait se sentir en confiance. Bien au contraire.
Il appréhendait beaucoup cette petite escapade, et chaque pas qu’ils faisaient les rapprochaient un peu plus d’un avenir bien incertain. D’autant plus que Shézac, qui marchait à côté de lui, ne faisait rien pour cacher sa propre crainte. Le blond paraissait inquiet, pris d’un mauvais pressentiment, qui le tenait à la gorge et lui faisait allonger le pas plus que de raison. Libellule, beaucoup plus calme, s’en aperçut et lui sourit de manière apaisante, mais cela ne sembla pas avoir le moindre effet sur le démon.
Au contraire, ces deux compagnons l’entendirent très perceptiblement déglutir.
Pourtant, il ne devait pas avoir à s’en faire. Pavel et Scysios devaient très largement se débrouiller face aux vampires, et excepté Libellule, ils seraient certainement plus une gêne qu’un véritable renfort. Et puis, Scysios lui avait promis qu’il rentrerait sain et sauf…
Ce fut ce que le blond se répéta en boucle jusqu’à la fin du trajet, jusqu’à ce que Libellule s’arrête devant une ruelle, pour leur annoncer que c’était la dernière ligne droite.
- Soyez prudent, souffla-t-elle à l’attention des deux jeunes hommes. Il y a peut-être encore des vigiles vampires. Lyde, si tu vois quelque chose…
Le phénix hocha la tête et tâcha de calmer les battements frénétiques de son cœur. Ses yeux nyctalopes leurs étaient précieux, car même si Shézac et Libellule étaient à l’aise dans l’obscurité, il avait un net avantage sur eux.
Ils s’engagèrent dans la petite rue où, quelques temps plus tôt, Pavel et Scysios s’étaient arrêtés pour faire le point.
Shézac sentait ses oreilles bourdonner, tellement il avait un mauvais pressentiment. Surtout lorsque, à travers les différentes odeurs de la ruelle, il reconnut un effluve bien caractéristique. Il n’avait cessé de se torturer l’esprit, d’imaginer des tas de possibilités, de versions différentes de ce qu’il se passerait quand ils arriveraient aux abords du territoire des vampires. Mais il n’avait pas pensé qu’il serait confronté aussi rapidement à la dure réalité.
Comme pour les vampires, le parfum du sang était bien connu aux narines des démons.
Son cœur se glaça d’effroi.
- Il y a quelqu’un, là ! sursauta Lyde dans un souffle, en pointant du doigt une forme incertaine avachie contre un mur.
Oubliant toute prudence, Shézac se précipita dans la direction. L’odeur du sang se fit plus agressive, et lorsqu’il discerna plus nettement les contours du corps étendu là, le nez contre le bitume, il était déjà en train de marcher dans une flaque aux reflets écarlates. Il faisait trop sombre pour qu’il distingue correctement quoi que ce soit, les formes comme les couleurs. Il ne voyait qu’une grande silhouette, aux cheveux clairs luisants de sang et étendue sans aucun soin, comme abandonnée là.
Fébrile, il s’agenouilla sur le sol poisseux et retourna aussi délicatement que possible le corps inerte, qui roula dans ses bras comme un pantin désarticulé.
Il ressentit la même douleur que si on venait de lui asséner un violent coup de massue dans le ventre.
Sonné, il n’entendit même pas Libellule accourir et se pencher au dessus de lui, affolée.
-Par tous les dieux, Pavel ! S’exclama-t-elle en apercevant à son tour la tête du garde du corps.
Shézac observa le visage livide du phénix, à travers la pénombre. Il avait une plaie sur le sommet du crâne et une autre à l’arcade sourcilière, couvertes d’une croûte de sang séché encore récente. Le côté droit de son visage était baigné d’hémoglobine, qui en coulant sur le sol, s’était mélangée à la flaque d’eau dans laquelle ils étaient en train de patauger.
Pavel respirait faiblement, mais paraissait relativement en bon état. Si l’on excluait sa figure tuméfiée, les éraflures bien visibles à travers ses vêtements en lambeaux et sa perte de connaissance.
- Qu’est ce qu’il s’est passé ? Souffla Lyde, avant de pâlir à la vue du corps inanimé de Pavel. Il est vivant ?
- Oui, il l’est, soupira Shézac. Mais il aurait pu y rester. Quand un démon se défend, il ne le fait pas à moitié.
Le barman fut de nouveau secoué et observa tour à tour ses deux compagnons, qui affichaient à présent un air blasé, et la silhouette amochée de Pavel.
-Vous voulez dire que… C’est Scysios qui lui a fait ça ?
Libellule haussa les épaules. Elle regardait anxieusement autour d’eux, à la recherche d’un éventuel observateur, mais les environs paraissaient déserts.
- Qui d’autre ? Cette andouille de Pavel a dû l’attaquer, en pensant qu’il ne pouvait pas lui faire confiance. J’étais sûre que ça allait finir par arriver, maugréa-t-elle entre ses dents.
Prenant appui sur le mur, Shézac se redressa en soulevant Pavel par les épaules. Reprenant contenance, Lyde secoua la tête et vint à son aide, soutenant le garde du corps de l’autre côté.
- Nous sommes beaucoup plus vieux que Pavel, expliqua le démon au barman, tandis qu’ils s’exécutaient. Il est peut-être plus fort que nous quand on avait son âge, mais avec l’écart qu’il y a entre nous…
Lyde hocha la tête en silence, encore un peu perturbé.
- Et… Qu’est ce qu’on va faire, maintenant ? Scysios est parti tout seul libérer le prince ?
Libellule, qui était partie jeter un œil au fond de la ruelle pendant qu’ils relevaient Pavel, revint vers eux en haussant les épaules.
- Oui, sans doute. Mais de toute manière, il comptait déjà faire ça. Il n’y a personne, là bas, rapporta-t-elle en désignant la direction dans laquelle se trouvait le repère des vampires. Ce n’est pas ici qu’ils retiennent le prince.
Shézac accueillit la nouvelle comme un nouveau coup de poing dans le ventre. Il aurait préféré que ce soit Scysios, qui gise inconscient dans ses bras. Au moins, il aurait su où il était, et ce qu’il était en train de faire. L’angoisse qui lui nouait les entrailles ne l’avait toujours pas quitté.
ooo
Ce fut dans le parking souterrain que Derek choisi de se retirer pour fumer, seul endroit encore désert de tout l’immeuble. Même le hall et les rues environnantes étaient quadrillés par des vampires, viciant de leur présence tous les lieux qu’ils occupaient.
Il n’y avait guère plus que sa propre voiture, garée dans le parking à peine éclairé, qui prenait pour le coup des allures de terrain fantôme. Il n’y avait aucun vigile cette nuit-là, et pour cause. Derek s’appuya contre la carrosserie de son 4x4, alluma négligemment une cigarette et lança un regard peu avenant à l’œil de la caméra de surveillance qui planait au dessus de sa tête.
Les cigarettes que fumait Ader étaient vraiment infectes, surtout pour le fumeur occasionnel qu’il était. Mais il ne jeta pas pour autant celle qu’il venait d’allumer ; elles avaient beau êtres dégoutantes, de la nicotine restait de la nicotine, et son corps en réclamait d’urgence.
Il se demanda un instant si les vampires savaient vraiment se servir du système de surveillance. Après un temps de réflexion, il conclut que la réponse était probablement négative, car sinon, ils auraient remarqué depuis longtemps que certaines caméras diffusaient en boucle les mêmes images, alors que des dizaines de personnes passaient constamment sous leurs nez.
Il poussa un soupir, désespéré. S’il n’y avait pas eu l’ombre planante de Taenekos, qui pouvait débouler d’un moment à l’autre, cette opération aurait été ridiculement facile tant les vampires se comportaient en amateur. Les pauvres n’étaient pas habitués à des agissements de ce genre ; ils étaient plus accoutumés au racket et aux agressions éclair.
Derek ferma les yeux et bascula la tête en arrière, se laissant aller contre la carrosserie de sa voiture. Il avait hâte que tout cela soit terminé. Que Taenekos se lasse et parte fomenter ses petites combines ailleurs, que le Garnësir se prenne une déculottée monstrueuse et abandonne ses projets de guerre, que le prince soit définitivement hors de danger et qu’ils puissent tous reprendre le cours normal de leurs existences.
Aussi curieux que cela puisse paraisse, il aimait bien cette vie de directeur, pleine de futilités et de petites guéguerres entre actionnaires. C’était étrangement reposant, dépaysant. Ici, personne ne le connaissait, il n’avait aucune réputation qui le suivait, aucune image à tenir. Même le rentre-dedans honteux que lui faisait Ader n’était pas désagréable. Il avait bien remarqué la manière dont le vampire le regardait, parfois –d’un autre côté, Ader avait un tel tact qu’il aurait fallu être sourd et aveugle pour n’avoir rien remarqué-, et il s’en amusait beaucoup. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas plu à quelqu’un, ne serait-ce que physiquement. D’habitude, les gens partaient en courant dès qu’il ouvrait la bouche, épouvantés par son manque total d’aisance en matière de relations humaines.
Resté dans la même position pendant de longues minutes, la cigarette aux lèvres et les yeux fermés, il entendit la lame siffler avant même de sentir la présence d’un intrus. Un réflexe bien huilé le fit bloquer le bras de son assaillant avant qu’il ne puisse l’atteindre, pour le déséquilibrer d’un croc en jambe et l’immobiliser sur le sol.
Puis, un dixième de seconde plus tard, il reconnut le sourire goguenard de son agresseur, qui était pourtant étalé au sol, avec le bras tordu et un Derek particulièrement à cran installé sur son dos.
Il le relâcha aussitôt et lui lança un regard noir.
- Ca vous amuse de toujours essayer de me tuer, au lieu de m’aborder normalement ?
- Oh oui, tu ne peux pas savoir à quel point, répondit Scysios tandis qu’il se redressait et époussetait ses vêtements.
Les soldats démons avaient la réputation d’être très attachés à leurs supérieurs hiérarchiques, et de leur témoigner un profond respect. Mais ils avaient aussi la coutume de montrer cette admiration de manière assez particulière ; les démons de la Morte-lune ne faisaient pas exceptions.
Derek soupira et éteignit sa cigarette, résigné à ne pas pouvoir être tranquille plus longtemps. Les choses sérieuses commençaient, à présent. Il devait se concentrer sur la tâche à venir.
- Pavel n’est pas avec toi ? remarqua-t-il avec une demi-surprise.
Le visage de Scysios se rembrunit. Le démon ramassa son sac besace, qu’il avait lâché à l’instant où il avait essayé d’attaquer Derek, et y rangea son poignard.
- Non. J’ai fais comme tu me l’as dit, je l’ai d’abord emmené sur un mauvais chemin, pour voir s’il nous ferait confiance… Tu avais raison, acheva-t-il avec un soupir. Il a essayé de m’attaquer. Je l’ai laissé assommé dans une ruelle, pour que Libellule le trouve.
Derek hocha la tête, mi satisfait, mi contrarié. D’un certain côté, il s’était toujours un peu douté que le garde du cops ne ferait jamais confiance à un démon, maudit de surcroit, mais n’avait pu s’empêcher d’espérer que, peut-être, le bon sens le garderait de faire une bêtise. Tant pis, Libellule s’occuperait de le ramener, quand elle viendrait.
Parce que Libellule venait toujours.
La nymphe était son ange gardien, son bouclier, la cavalerie des situations désespérées. Zénon et lui n’avaient jamais su comment elle faisait, pour toujours savoir quand est-ce qu’ils avaient sérieusement besoin d’elle. Il était persuadé qu’une fois encore, elle ne lui ferait pas défaut.
- Très bien. Ce n’est pas grave, à nous deux, ça ne posera aucun problème. Ta jambe tiendra ?
Scysios acquiesça, le sourire revenu. Quand il avait eu son accident, trois ans plus tôt, Derek avait aussitôt accouru pour tenter de le soigner. Plus encore qu’un guerrier réputé, le chef des démons de la Morte-lune était un guérisseur émérite –en fait, les deux étaient liés, parce que c’était grâce à ses connaissances en médecine qu’il savait exactement où est-ce qu’il devait frapper pour faire très mal.
Son combat éclair contre Pavel avait mis les nerfs de Scysios à vifs. Jusqu’à ce soir là, il n’avait jamais su quelle était leur véritable différence de niveau, et à la seconde où le blond l’avait attaqué, le jeune démon avait vraiment eu très peur. Il ne revenait toujours pas d’avoir réussi à le mettre k-o avec autant de facilité. Son corps avait réagit tout seul au moment de l’assaut et il s’était surpris lui-même d’avoir esquivé et riposté si vite qu’il avait réussi à faire gicler le sang du phénix. Il avait beau être plus âgé, il ne s’entrainait plus depuis trois ans…
L’affrontement l’avait également fortement contrarié. Il aurait préféré repousser le plus longtemps possible le moment de mettre son corps à l’épreuve. Mais il pourrait certainement tenir le choc encore un peu…
Et en fait, ce qui l’énervait le plus, dans la réaction du phénix, n’était pas tant d’avoir été obligé de se battre avant même de commencer à chercher le prince. Il s’était toujours douté que Pavel était plus ou moins au courant pour lui et la véritable raison de sa présence à la Volière. Mais il avait longtemps essayé de croire que le phénix, même s’il le tenait à l’œil, saurait lui faire confiance le moment venu. Ne serait-ce qu’à cause de tout le temps qu’ils avaient passé ensemble à s’inquiéter de la santé du prince…
Il était d’autant plus déçu que le garde du corps n’avait rien voulu savoir, quand il avait essayé de le raisonner.
- On va faire au plus simple, expliqua rapidement Derek en jetant un œil à sa montre, comme s’il était en train de rater un rendez-vous. Je suis descendu avec l’ascenseur, ils vont le laisser fonctionner encore un petit moment. Alors on montre, on sécurise l’étage pour que les autres ne se doutent de rien, et on attend que Taenekos arrive.
En espérant qu’il ne mette pas non plus des jours à se décider à venir.
- Ensuite, je m’occuperais de lui, et dès que l’on saura ce qu’il avait derrière la tête, tu ramèneras le prince à la Volière et vous vous isolerez jusqu’à nouvel ordre.
Le plan était légèrement bancal, mais ils avaient l’habitude d’improviser. Ils étaient même étrangement doués pour finir par se tirer des plus mauvais pas, après avoir cumulé les pires malchances possibles et imaginables. Alors pourquoi est-ce qu’ils avaient tous les deux un mauvais pressentiment ?
- Allons-y, annonça finalement Derek.
Scysios inspira et lui emboita le pas, rassemblant sa concentration. Etre attaqué par Pavel avait au moins eu un avantage, il avait pu constater que passer trois années sans faire de véritables combats ne l’avait pas spécialement engourdi. Il n’y avait guère que sa jambe sur laquelle il n’avait pas un contrôle total ; mais s’il avait pu tenir face à Pavel sans une égratignure en dépit de ce détail, il n’avait probablement pas de souci à se faire.
Ce fut avec un certain soulagement qu’ils quittèrent la lumière blafarde des néons du parking, même si la tension montait légèrement à mesure qu’ils avançaient versla porte. Derrièreelle, l’escalier puis les couloirs du rez-de-chaussée, là où se trouvaient les premières grappes de vampires.
Derek lança un regard rassurant à son compagnon. Scysios lui sourit en retour, vouant une confiance aveugle à son supérieur.
La porte s’ouvrit d’elle-même, sans qu’aucun des deux n’ait touché la poignée. Sur le seuil, un Ader un peu surpris les regarda tour à tour, ne s’attendant visiblement pas à trouver Derek accompagné.
Ca commençait mal.
ooo
- Tu crois que c’est vraiment la peine ? chuchota Shézac, à moitié rassuré.
- Tu as une autre idée, peut-être ? ronchonna Libellule en soulevant la plaque d’égout. De toute manière, il n’y a personne là-dessous, ça ne coûte rien d’aller voir. On trouvera peut-être des indices pour savoir où ils sont allés…
Shézac acquiesça, pas vraiment convaincu, mais bien forcé de suivre. Ce n’était pas comme s’ils avaient vraiment le choix, en effet ; à part ramener Pavel à la Volière, ils ne savaient strictement pas quoi faire, à présent. Les minutes s’égrenaient, et ils ne connaissaient toujours pas l’endroit où se trouvait le prince.
Ils avaient laissé Lyde dans la ruelle où ils avaient découvert le garde du corps, par prudence. Celui-ci, toujours inconscient, n’était qu’un poids mort qu’il leur fallait surveiller.
Libellule sauta sans une once d’hésitation dans l’ouverture béante de la bouche d’égout. Shézac, plus prudent, descendit par l’échelle métallique, et ne la lâcha que lorsque ses pieds touchèrent le sol bétonné des sous-sols. Un rai de lumière tombait dans le long couloir, provenant de la lointaine lueur des lampadaires. Tout autour, il n’y avait que le noir, opaque et oppressant.
- Il doit y avoir un interrupteur quelque part, chuchota Libellule. Les vampires voient bien la nuit, mais ils ont quand même besoin d’un peu de lumière.
Le démon entendit le bruissement du tissu et le cliquetis d’un cran de sécurité que l’on abaissait, qui se répercuta longtemps dans les murs des égouts. Libellule, dont il ne distinguait déjà plus que le dos, venait d’armer son revolver et se dirigeait dans la direction opposée à la sienne.
Avec une pointe de dégout, il effleura la paroi rêche du couloir, à la recherche dudit interrupteur, ou du moindre fil électrique qui y aurait conduit. Cette obscurité ne lui disait rien qui vaille. La nymphe avait beau lui assurer qu’il n’y avait personne, il doutait que les vampires aient abandonné ainsi leur repaire, sans un minimum de sécurité.
Soudain, une rangée de lampes vétustes clignota au dessus de leurs têtes, et Libellule apparut clairement dans la lumière verdâtre, à quelques pas de lui. Eblouit par la luminosité subite, Shézac eut le temps d’apercevoir quelques portes de métal rouillés, ça et là le long du couloir.
Puis, un grondement assourdissant raisonna jusqu’à eux, bourdonnant dans leurs oreilles.
Si Libellule mit un certain temps avant de comprendre ce qu’il se passait, Shézac, lui, pâlit aussitôt.
-L’interrupteur était piégé ! s’écria-t-il en se précipitant vers la nymphe. Remonte, vite !
Mais il était déjà trop tard.
Comme un monstre titanesque entièrement fait d’eau et de crasse, une gigantesque vague surgit en rugissant à l’angle du long corridor, écrasant sans aucune pitié les murs étroits des égouts désaffectés. Shézac n’eut que le temps de pousser Libellule vers l’échelle, avant que la colonne d’eau et d’écume ne soit sur eux, dans un vacarme étourdissant.
Il tendit les bras devant lui et envoya comme un boulet de canon toute la force, toute la volonté dont il disposait. Comme pour l’eau qui ruisselait dans les cheveux de Scysios, quelques heures plus tôt, il contrôla le flux énorme qui avait jailli des égouts et l’écrasa contre le mur d’en face, pour qu’il continue sa course sans les effleurer. Mais la tâche était ardue, et sous la puissance des flots, des gouttes d’eau croupie jaillissaient et les giflaient aussi violemment qu’une main humaine.
Sur leur monde, un pareil geste aurait été parfaitement anodin, pour lui. Après tout, ne le surnommait-on pas le capitaine tempête, le seul marin de toute la flotte de Kalisto qui se faisait obéir par la mer en personne ?
Mais ici, c’était différent, surtout avec si peu de magie et une telle quantité d’eau. A vrai dire, si Libellule n’était pas intervenue, le démon aurait fini par lâcher prise, et le flot intarissable les aurait emportés comme des brindilles sur un torrent déchainé.
Alors qu’il sentait le sang battre dans ses veines sous le coup de l’effort, et qu’un frisson douloureux parcourait les muscles de son bras, Shézac entendit une détonation juste derrière lui, qui fut presque étouffée par le rugissement de la trombe d’eau.
La balle perfora les flots comme une goutte de pluie tomberait dans une mare, invisible et ridiculement petite. L’instant d’après, un bouchon de glace étincelante bloquait le couloir, et une gerbe coupée dans son élan s’écrasait dans un bruit sec, les inondant jusqu’aux genoux.
Ils ne prirent pas le temps de reprendre leur souffle. Trempés, sonnés et totalement épouvantés, les deux compagnons utilisèrent leurs derniers réflexes pour gravir à toute vitesse les échelons de fer qui les ramèneraient à l’air libre.
Shézac se laissa choir sur le bitume sans une once de dignité, complètement vidé de ses forces. Il respirait fort et difficilement, voyait des étoiles danser devant ses yeux et les silhouettes autour de lui se mettre à se dédoubler.
Libellule remit en place la plaque de la bouche d’égout, et vint s’écrouler à ses côtés un instant plus tard, dans un état d’affolement qu’il ne lui avait jamais vu. D’un autre côté, songea-t-il dans un éclair de lucidité, c’était plutôt Derek et Zénon qui se retrouvaient dans ce genre de situation avec Libellule. Lui, pendant ce temps, il les attendait à la maison avec une tasse de chocolat chaud. Forcément, il n’avait jamais vraiment vu la nymphe en situation difficile…
-Wow, souffla enfin la jeune femme en ramenant ses genoux sous son menton, les yeux écarquillés. Et dire que ça faisait peur à ta mère, que tu deviennes le démon de l’eau…
- Je te le fais pas dire, soupira le blond.
Il se passa les mains sur le visage, tentant de reprendre ses esprits. Ils étaient recouvert d’éclaboussures, glacés jusqu’aux os par cette eau peu ragoûtante qui avait manquée de les tuer.
Beurk.
Une dizaine de mètres derrière eux, la plaque de la bouche d’égout sauta comme un bouchon de champagne, soulevé par une colonne d’eau jaillissante. Ils regardèrent le spectacle d’un œil blasé, rendu amorphe par l’épreuve qu’ils venaient de subir.
Ca n’avait duré que quelques instants, mais ils avaient cru que ça avait duré des heures, les dernières de leurs longues vies.
- Libellule !
Un Lyde paniqué accourait vers eux, de l’autre côté de la rue. Il marqua une pause quand il aperçut l’énorme fontaine d’eau usée, secoua la tête, s’approcha un peu plus prudemment. Miraculeusement, aucun riverain ne semblait s’être aperçut de ce qu’il se passait, à cette heure tardive.
- Qu’est ce qui y est arrivé ? demanda-t-il avec étonnement lorsqu’il fut à leur hauteur.
Libellule, toujours assise, haussa vaguement les épaules.
- Oh, trois fois rien. Ils avaient juste mis une petite protection pour qu’on n’aille pas fouiller dans leurs affaires. Tu voulais nous dire quelque chose ?
Le barman sursauta, reprenant soudainement ses esprits. Il tendit un petit papier à Libellule, un morceau rectangulaire de parchemin, blanc comme de la neige.
- Pavel a repris connaissance, lança-t-il à toute vitesse. Il est encore dans les vapes, mais il m’a donné ça.
La nymphe ouvrit grand les yeux et bondit sur ses pieds, arrachant le papier des mains du phénix.
- Un sortilège traceur ! s’exclama-t-elle au comble de la joie, subitement devenue aussi fraiche que la rosée. Scysios a dû le laisser pour qu’on le retrouve ! Vite, pas de temps à perdre !
A ses pieds, une forme se roula en boule en signe de protestation.
-Laisse moi d’abord mourir, geignit un Shézac littéralement épuisé.
A suivre…
oooooooooooooooooooooooooooooooooooo
Oh mon dieu, Scysios va bien ! Quel inouï retournement de situation ! Je n’ai rien vu venir !
Bon, d’un autre côté, c’est pas comme si son sort aurait remué des foules… [/justification] Notez que c’est au tour de Shézac de voir tous ses mystères révélés. :p Les réflexions de Libellule au début me paraissent un peu floues, mais je n’ai pas réussi à améliorer tout ça. J’espère toutefois que cela aura permis de clarifier un peu la relation de tout le petit groupe de démons...
Et pendant ce temps, toujours pas de trace du couple principal dans ce chapitre, ni dans les deux prochains, d’ailleurs.
J’espère que vous apprécierez toujours cette histoire, en dépit de son scénario qui ne fait que s’enfoncer dans les tréfonds du grand n’importe quoi… (surtout que la suite sera encore pire, question crédibilité x3).
Comme toujours, n’hésitez pas à me laisser un petit mot pour me dire ce que vous avez pensé de ce chapitre, en bien comme en mal, ou même me signaler une erreur ou une incohérence que vous auriez remarqué.
Merci encore d’avoir lu jusqu’ici, et à bientôt. ^^ |