Disclaimer : Tous les personnages/ lieu/ périodes m’appartiennent, je n’ai aucune excuse pour ce désastre.
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Chapitre 27 : Bonnie & Clyde
Ader s’appuya contre une cloison et poussa un profond soupir, la tête légèrement embrouillée. Toutes les lumières de l’étage où ils se trouvaient étaient éteintes, et les rangées de box qui les entouraient prenaient des airs d’armée des ténébres.
-J’arrive toujours pas à y croire, lâcha-t-il d’une voix profondément épuisée.
Scysios s’arrêta à sa hauteur, pour l’attendre. Il n’y avait qu’un éclairage gris et diffus, qui provenait de la rue en contrebas et dessinait des ombres étranges sur ce qui les entourait, creusant les traits de leurs visages.
Le doux sourire qu’arborait presque toujours Scysios avait même pris des allures inquiétantes, dans cette ambiance étrange.
- Tu es leur chef, rappela-t-il en haussant les épaules. S’ils ne te font pas confiance à toi, ils ne peuvent faire confiance à personne.
Ader ne fut qu’à demi convaincu par les paroles solennelles du démon, mais ne fit aucune remarque désobligeante, se contentant de grimacer.
A vrai dire, il était un peu perdu, et le fait que ses subordonnés aient aussi facilement accepté de quitter l’immeuble le déconcertait beaucoup. Il s’agissait clairement d’un acte d’insubordination envers leur seigneur et maitre, voire d’une véritable preuve de révolte. Pourtant, loin d’avoir peur ou de protester, les vampires s’étaient au contraire montré… enjoués. Comme si les quelques heures passées dans l’immeuble, à attendre sans savoir pourquoi, les avaient définitivement énervés. La décision d’Ader avait pratiquement été accueillie comme une libération. Il avait suffit de quelques mots échangés avec le chef du quartier ouest, qui gardait le rez-de-chaussée avec ses hommes, pour que celui-ci donne aussitôt son assentiment et que l’information ne soit relayée à tout l’immeuble, à travers quelques talkies-walkies vétustes.
Le vampire se demandait si les autres avaient vraiment réalisé ce qu’un tel acte signifiait, et combien de temps est-ce que leur euphorie à l’idée de réclamer leur indépendance allait durer. Il craignait qu’ils ne remettent trop vite les pieds sur terre.
Mais peut-être qu’il surestimait trop leurs cervelles atrophiées.
Quelques minutes après la décision, les vampires du quartier nord avaient signifié leur volonté de ne pas se joindre aux autres. Il y avait visiblement eu quelques échauffourées, lorsque les membres des deux camps s’étaient croisés au détour d’un couloir, mais les uns avaient eu tôt fait d’abandonner leurs armes en même temps que leurs positions et finalement, les autres les avaient laissé descendre sans plus d’anicroche.
Il ne restait donc plus qu’à aller sortir le prince de ce guêpier, pour s’attirer les bonnes grâces des phénix, et le tour serait joué.
Oui, en se concentrant très fort et en fermant les yeux, Ader arrivait presque à y croire. La révolte contre leur chef, une alliance avec les autres villes, l’indépendance…
Mais en vérité, son cerveau était trop ramolli pour qu’il puisse concrètement se projeter aussi loin dans l’avenir.
Derek avait fait une drôle de tête quand il avait réalisé que l’ascenseur avait été mis hors service. On avait beau appuyer sur le bouton, rien ne bougeait, et les portes refusaient de s’ouvrir. On aurait dit que le démon n’avait absolument pas pensé à ce genre de petits détails.
Ader aussi avait fait une drôle de tête quand le directeur lui avait ordonné de remonter avec Scysios jusqu’à son bureau, juste avant de conseiller aux autres de déguerpir au plus vite.
« On va remonter tout ça à pied ? » s’était-t-il très dignement exclamé. Derek avait hoché la tête, montrant que toute négociation était inutile.
C’était ainsi qu’il se retrouvait avec Scysios, à gravir un par un les très nombreux étages de ce satané immeuble.
Pourtant, il l’avait déjà fait en début de soirée, tandis que les autres accueillaient Derek et le prince à la sortie de l’ascenseur…
Et il réalisait maintenant à quel point il n’avait pas les jambes d’un grimpeur.
Il fouilla en grognant les poches de son jean, désespérément vides. Evidemment, le directeur lui avait chipé son paquet de cigarettes. Il crevait d’envie d’en griller une, mais était condamné à l’abstinence.
Ader se remit en marche en maugréant. Scysios lui emboita le pas sans rien dire, comme une ombre. Il devait certainement être un peu agacé de devoir remonter aussi lentement pour suivre le rythme du vampire, alors que seul, cela ne lui aurait pris qu’une poignée de minutes. Toutefois, il n’en laissait rien montrer.
Ils quittèrent enfin le bureau glauque pour un couloir encore plus sombre, dénué de fenêtres. Pour ne pas attirer l’attention, ils progressaient dans le noir, n’allumaient aucun interrupteur. Ader avançait en suivant les flèches sur les panneaux lumineux, sans plus réfléchir. Tous les étages se ressemblaient et il avait perdu le compte depuis longtemps. Les numéros qu’il distinguait entre les paliers ne lui disaient rien de particulier, étant donné qu’il ne savait même plus auquel se trouvait celui du bureau du directeur, ni combien en comptait la tour au total.
Néanmoins, cela faisait longtemps qu’ils avaient arrêté de croiser dans les escaliers des groupes de vampires qui quittaient l’immeuble. Il devait en déduire qu’ils se rapprochaient.
- Ader, attend, souffla Scysios alors que le vampire s’apprêtait à ouvrir une porte.
- Qu’est ce qu’il y a ? S’enquit ce dernier en haussant les sourcils.
Dans un mince rayon de lumière grise, il aperçut Scysios qui arborait une expression très concentrée, et était en train d’ouvrir son sac. Il en tira un long objet noir –bien trop long pour avoir pu être rangé dans une besace aussi étroite, nota curieusement Ader-, et se délesta de ses affaires contre un mur.
- J’ai entendu un bruit, il y a des gens derrière cette porte, chuchota Scysios en s’approchant.
Ader s’écarta, surpris.
Les démons avaient une sorte de super radar ? Lui-même avait beau renifler l’air, il ne sentait encore aucune odeur de sang, ni humain, ni vampire.
- Reste ici, et ne bouge pas, lui intima le médecin en scindant l’objet noir en deux.
Le vampire réalisa avec une certaine appréhension qu’il s’agissait en réalité d’une épée et de son fourreau. S’il n’avait pas déjà vu Scysios manier ce genre d’engins quelques siècles plus tôt, il aurait pu être un peu plus surpris. Et à l’époque, le démon avait l’air beaucoup moins inoffensif qu’aujourd’hui. Peut-être que les cheveux longs lui donnaient un air plus calme…
En tout cas, il avait bien l’intension de lui obéir, et de ne pas bouger un orteil du petit hall où ils se trouvaient.
Le démon ouvrit la porte avec un silence impressionnant, et se glissa dans l’ouverture. C’était un couloir en forme de T dont l’autre extrémité, face à la porte où il se trouvait, était plongée dans la pénombre. Sur la droite, le mur tournait en angle droit vers ce qui semblait être un vaste bureau, à en juger par la forte lumière qui leur en parvenait.
Scysios se cacha dans l’angle pendant quelques secondes, le bruit de ses pas étouffé par la moquette.
Il sentait des fourmillements d’excitations dans chacun de ses membres.
Ca faisait longtemps qu’il n’avait pas eu à faire ce genre de choses. Il avait plutôt l’habitude de foncer tête baissée en première ligne, en balançant des sortilèges explosifs et des sorts de foudre pour dégager la route aux autres. Ou alors, de rester en arrière, piéger le chemin et soigner tous les blessés qui les ralentissaient. Dans tous les cas, il utilisait toujours plus sa force magique que la force brute.
Ce que les gens appelaient communément magie était en fait l’énergie fournie par les éléments à la base de leur monde, et qui était peut-être la source la plus banale. Tous les immortels finissaient par apprendre les rudiments de la maitrise des éléments, ne serait-ce que pour remplir une baignoire en appelant l’eau qui dormait au fond des tuyaux du système d’eau courante, ou renflammer un braise pour allumer la cheminée.
Mais la magie dans son sens universel englobait un tel panel de compétences, d’effets et de particularités, selon les lieux, selon les peuples, les périodes et les mondes, qu’il était impossible de toutes les répertorier.
Parchemins, sorts oraux, poupées ensorcelées, cailloux enchantés, toutes les tribus, tous les âges avaient connu ce genre de pratiques. Il y en avait des milliers, certaines inventées et purement psychologiques, d’autres bien réelles et efficaces.
Scysios avait toujours aimé apprendre. Découvrir et maitriser le plus de magies possible était un passe temps formidable, un gigantesque terrain de jeu, pour quelqu’un comme lui.
Malheureusement, la magie était d’autant plus multiple que toutes ne fonctionnaient pas partout de la même façon.
Sur ce monde, par exemple, la magie élémentale fonctionnait un peu –suffisamment pour que les balles les plus puissantes du revolver de Libellule aient de l’effet, et pour que Shézac puisse utiliser ses talents de démon de l’eau en jonglant avec des gouttes de pluie. Certaines runes aussi, même si leur effet était moindre, de même que sa magie de guérison qui nécessitait beaucoup plus d’énergie que d’ordinaire.
Mais c’était tout.
Scysios se sentait aussi nu qu’au premier jour de sa naissance, quand ses parents avaient découvert ses yeux violets et tenté de le noyer dans un bassin derrière la maison – malheureusement pour lui, comme pour beaucoup d’autres peuples d’immortels, la couleur des yeux des démons était déjà fixée à la naissance. S’il avait eu la même croissance qu’un bébé humain, ses parents auraient peut-être eu le temps de s’attacher un peu à lui avant que ses iris de nourrisson ne passent du « bleu innocent » au « violet maudit » .- D’un autre côté, si cela ne s’était passé ainsi, Derek n’aurait pas eu à venir le sauver in extremis et à prendre en charge son éducation…
Il secoua la tête pour remettre ses idées en place. Le stress avait toujours eu tendance à le faire divaguer.
Il inspira profondément, ferma les yeux, et bondit.
A peine fut-il engagé dans le couloir perpendiculaire, qu’il vit les ombres que découpaient les silhouettes des vampires contre les fenêtres. Leurs armes accrochèrent son œil un instant plus tard, à l’instant précis où ils remarquaient sa présence et appuyaient sur les gâchettes.
Avec leurs sens développés, les vampires avaient dû entendre venir Ader et Scysios depuis un bon bout de temps, à défaut de pouvoir les sentir. Mais aussi développés que soient leurs yeux, aucun ne vit précisément les mouvements de l’épée de Scysios.
Les balles ricochèrent sur la lame sans même laisser une éraflure. Les vampires n’eurent cependant pas le temps d’être surpris, à peine celui de constater que le démon était encore vivant et entier.
Il y eut des cris, des chocs sourds et des grincements ; puis tout s’apaisa, dans la lumière argentée du bureau.
Debout au milieu de quatre corps ensanglantés, Scysios chercha quelque chose pour nettoyer le liquide poisseux sur son épée. Ca avait été encore plus facile qu’avec Pavel, et même beaucoup plus rapide. Il s’autorisa à se relâcher, pour ménager les muscles de sa jambe. Il fallait qu’il économise ses forces, parce qu’il ne bénéficierait pas à chaque fois de l’effet de surprise…
Il regrettait énormément d’avoir dû neutraliser le garde du corps du prince. Même s’il était beaucoup moins âgé et donc plus faible, il était persuadé que Pavel aurait été beaucoup plus efficace que lui, dans ce genre d’actions.
Il sentit l’un des vampires se relever avant même de l’entendre. Il fit comme si de rien n’était, continuant d’essuyer son arme, faisant glisser un couteau de sa manche d’un léger mouvement de poignet.
Mais alors qu’il se retournait pour lui lancer l’objet, le vampire criait de nouveau et s’effondrait au sol, une tâche brunâtre sur la poitrine. Ader enjamba soigneusement son corps, un couteau automatique dans la main.
- Le cœur, Scysios, le cœur, lui rappela-t-il en levant les yeux au ciel.
« Oh », fit simplement le démon en se rappelant de ce petit détail.
Ils rectifièrent tous deux ce léger oubli.
La pièce sentait si fort le sang qu’ils décidèrent d’entasser les corps dans un placard, qu’ils trouvèrent un peu plus loin, avant d’asperger l’endroit de produit nettoyant. Ils savaient très bien que ce genre d’odeur pouvait rapidement se propager et attirer les mauvaises personnes.
Il était même étonnant de voir à quel point leur duo pouvait être efficace.
- Tu les connaissais ? Demanda Scysios tout en appuyant sur la porte du placard pour la refermer complètement.
Ader hocha la tête, rangeant son couteau dans la poche de son jean d’un geste habitué. Une petite précaution qu’il n’oubliait jamais de prendre. Il était le chef du quartier est et par la même, du reste de la ville ; forcément, sa place attisait les convoitises et il avait adopté quelques manies en conséquence.
- Des gars du quartier nord. Il ne doit plus y avoir qu’eux dans l’immeuble. Et encore, parce qu’ils étaient pas tous spécialement fidèles…
Ils reprirent leur ascension comme si de rien n’était. Le vampire avait rapporté à Scysios sa besace ; ce dernier y fit disparaître son épée, et ce fut tout.
- Combien de personne ça représente ? S’enquit le démon, qui ouvrait cette fois-ci la marche.
Ader suivait, allongeant le pas pour garder l’allure des longues jambes du médecin, pourtant relativement peu pressé.
- Je dirais qu’on est environ une trentaine, dans chaque quartier.
- C’est peu, s’étonna Scysios en tournant vers lui un œil étonné. J’aurai cru que vous étiez plus nombreux que ça.
Du moins, en se basant sur les estimations qu’il faisait chaque fois qu’il allait rendre visite aux vampires -aussi rarement que possible.
Dans la pénombre, Ader haussa les épaules.
- Multiplié par quatre, ça fait quand même plus d’une centaine de vampires qui se nourrissent chaque semaine. C’est beaucoup, même pour une ville aussi grande. En fait, on commençait même à être un peu trop nombreux.
C’était peut-être une manière inconsciente de justifier les quatre meurtres qu’il venait de commettre. Il n’avait pas l’habitude de tuer les siens, et les humains non plus, d’ailleurs. Les tabasser jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus qu’à des fruits pourris baignant dans leur propre jus, ça oui. Mais aller jusqu’à les tuer, à moins que ce ne soit leurs vies contre la sienne…
Scysios, lui, ne paraissait pas plus affecté que s’il venait de cuisiner un paquet de pâtes. Peut-être qu’à son âge, on oubliait d’être affecté par ces petits détails. Ou bien était-ce parce qu’il était un démon ?
- Eh, remarqua soudain Ader. Maintenant que je t’ai sauvé la vie, ma dette est payée, non ?
Scysios poussa une porte, inspecta la cage d’escalier obscure qui se trouvait derrière, et lui lança un sourire moqueur.
- Ne rêve pas trop. J’aurais fini par me rappeler comment les tuer avant même qu’ils aient pu me toucher.
Le vampire lui fit une grimace boudeuse en réponse, qui pouvait expressément se traduire par « crâneur ».
- Et de toute manière, continua le démon, même si tu payais ta première dette, tu me devrais toujours la seconde.
- La seconde ?
Le démon grimpa les marches quatre à quatre, forçant son protégé à accélérer sa propre allure.
- Je te ramène en un seul morceau jusqu’au haut ! Lui lança malicieusement Scysios du haut de l’escalier, en s’appuyant à la balustrade.
Ader bougonna de nouveau.
Il y avait longtemps que Scysios lui avait sauvé la vie et pourtant, il se sentait toujours autant redevable envers lui.
Quelque jour seulement après avoir été attaqué par un vampire alors qu’il dormait dans une auberge, Ader avait ressenti pour la première fois le besoin de se nourrir de sang. Il avait été profondément choqué, à l’époque. Son agression avait été très floue, et le vampire dont il avait bu quelques gorgées de sang, après avoir été vidé du sien, avait disparu aussitôt après en le laissant évanoui. Forcément, les premiers jours, il n’avait pas particulièrement eu conscience que sa vie venait de changer à jamais…
Puis l’envie d’hémoglobine s’était réveillée, sans qu’il comprenne pourquoi. La nourriture ne lui faisait plus rien, pire, le rendait nauséeux. Peu à peu, ses forces l’avaient quitté, et alors qu’il venait juste d’achever son voyage et d’enfin atteindre la ville, par une belle soirée d’été, il avait eu un malaise.
Personne ne lui avait porté secours. On avait profité de son inconscience pour lui dérober ses affaires, et lorsqu’il s’était réveillé sous la cuisante chaleur du soleil, il n’avait pu que ramper pour s’assoir contre un mur et reposer sa tête accablée par la lumière. Ce souvenir aurait pu être atroce mais curieusement, Ader n’éprouvait pas le moindre sentiment lorsqu’il y repensait. Comme si son cerveau avait surmonté le traumatisme en ne ressentant plus pour lui qu’une vague indifférence. Il avait pourtant passé des heures adossé contre ce mur, la tête dans les genoux, entendant tout autour de lui les rumeurs de la ville et le flot des passants qui feignaient de ne pas le voir. Sa faim et sa fatigue étaient presque aussi douloureuse que la sensation d’être seul au monde.
Et puis, alors que la journée touchait à sa fin, après que le soleil de l’après-midi lui ait brûlé la peau sans qu’il puisse trouver la force de bouger pour se mettre à l’abri, il lui avait semblé sentir l’ombre de quelqu’un juste devant lui, puis une main agréablement fraiche se poser sur sa tête.
A nouveau, il put constater à son réveil que sa situation avait encore évoluée. Il se trouvait alors dans une petite chambre d’auberge, allongé dans un lit moelleux avec un linge humide sur le front.
Les cheveux châtains de Scysios étaient beaucoup plus courts, à l’époque, et il n’avait pas encore pris l’habitude de porter des vêtements amples pour cacher sa silhouette d’escrimeur. Le pacifique Ader avait même été effrayé par son allure –et surtout par les deux épées qui trainaient ostensiblement au pied d’un meuble.
Le démon lui avait expliqué qu’il était médecin, qu’il l’avait trouvé dans la rue et ramené ici pour quelques temps. Puis, tout en parlant, il avait soigneusement ouvert l’un de ses poignets, suivant la ligne bleue de ses veines comme un enfant qui découpait une farandole de bonhommes. Rouge comme un grenat, le sang avait coulé sous les yeux horrifiés d’Ader, jusqu’à remplir un bol que le démon lui avait tendu.
Le vampire se souvenait d’avoir été profondément écœuré par le geste. Puis l’odeur avait atteint ses narines, et il avait bu d’un trait, allant jusqu’à lécher le fond du bol pour en récupérer les dernières gouttes.
Le médecin l’avait gardé auprès de lui jusqu’à ce qu’il recouvre ses forces, une semaine, peut-être deux. Il lui avait fait accepter sa nouvelle transformation, lui avait appris le peu qu’il savait sur les vampires, lui avait enseigné quelques gestes pour se défendre. Puis il l’avait laissé partir, et Ader avait fini par trouver une communauté de vampires, qu’il avait intégré tant bien que mal.
Scysios lui avait sauvé la vie. Il n’avait jamais trop su ce qui avait motivé cet acte, la simple pitié ou une sorte de déformation professionnelle. Mais pour cette journée et toutes celles qui avaient suivies, Ader serait reconnaissant au démon jusqu’à la fin de ces jours.
Sous ses apparences de brute vulgaire, Ader était en réalité une personne très à cheval sur les notions de respect et d’honneur. Autant que cela était possible pour un vampire, tout du moins.
Ils traversèrent encore un nombre incalculable d’étages, d’escaliers, de bureaux et de salles, perdant la notion du temps et de la hauteur. Ils ne rencontrèrent plus un seul groupe de vampires ; Ader supposa que les autres devaient se terrer dans les derniers étages, autour du bureau du directeur et du précieux otage qu’il contenait.
Il se demanda un instant si les siens avaient tous pu quitter le bâtiment sans problèmes. Ils n’en avaient rencontrés que quelques uns sur leur route, mais il ne savait pas s’il devait vraiment interpréter ça comme un bon signe. Il était d’autant plus inquiet qu’il avait ordonné à Maerys de rester tout en haut. Les autres avaient certainement dû le forcer à descendre avec eux – et il n’avait pas dû opposer une trop grande résistance -, mais il ne pouvait s’empêcher de craindre que, peut-être, ça ne s’était pas passé comme il l’imaginait. Maerys était peut-être toujours en haut, en compagnie du prince ou du directeur, ce qui était sans doute une bonne chose. Mais il pouvait tout aussi bien être seul dans un couloir, à tenter de fuir par ses propres moyens.
On ne savait jamais vraiment, avec les vampires. Ceux du quartier nord avaient tout aussi bien pu le laisser filer entre leurs mailles que l’avoir capturé pour le garder comme otage… Ou pire.
Rares étaient ceux qui ignoraient encore que le jeune garçon appartenait à Ader, quels que soient les quartiers de la ville. Mais personne ne savait vraiment ce le chef serait prêt à faire, pour le protéger.
En vérité, Ader lui-même l’ignorait
- On est encore loin ? Grommela-t-il en profitant d’une pause du démon, qui cherchait leur chemin.
Celui-ci, les yeux rivées sur un plan de l’étage, haussa les épaules.
- Non, plus vraiment. Pourquoi, tu as mal aux…
Le grincement d’une porte avala la fin de sa phrase. Comme un seul homme, ils dardèrent vers le fond de la pièce des yeux écarquillés. La porte ouverte donnait sur un couloir que quelqu’un avait allumé. La lumière leur fit mal aux yeux, après tant de temps passé dans la semi-obscurité, et Ader mit une main devant ses yeux pour mieux y voir. Scysios, de son côté, retint un juron. A la vitesse où ils étaient réduits d’aller, à cause du vampire, il n’était pas surprenant que l’on ait fini par les rattraper.
Deux silhouettes se tenaient sur le seuil, l’air aussi étonné qu’eux.
Gallwen et Eryad avaient presque fini par croire que l’immeuble était entièrement désert. Il était donc tout à fait normal qu’ils soient étonnés de trouver du monde.
oo
- Pourquoi est-ce que Pavel et Scysios sont aussi long ? S’impatienta Lékilam, les yeux rivés sur la grande horloge du bureau.
Derek était en train de pianoter sur un ordinateur portable, l’air concentré. Il travaillait comme si de rien n’était, son visage sérieux n’exprimant aucun signe d’anxiété ou d’ennui, ce qui rassurait quelque peu le jeune prince. En réalité, le démon fixait l’heure sur son ordinateur toutes les minutes, mais pour rien au monde il n’aurait laissé son inquiétude transparaitre.
Lékilam lui vouait une confiance aveugle, il en avait parfaitement conscience, et agissait en conséquence.
Lorsque le prince était beaucoup plus jeune, et vivait encore au palais de sa mère, Derek l’avait sauvé d’une tentative d’assassinat.
Tout le peuple phénix était uni sous le seul règne de la reine Emelcya, une particularité qui, parmi les huit autres peuples d’immortels de leur monde, ne se retrouvait que chez les anges et les démons. Tous les autres se divisaient en plusieurs états ou royautés, voire même en clan, pour les dragons. Le royaume des phénix s’étendait donc sur un territoire immense, d’autant plus que ce peuple était présent sur les deux planètes qui constituaient leur monde. La reine déléguait donc son pouvoir à une foule de gouverneurs qui, s’ils lui vouaient presque tous une fidélité sans borne, rêvaient parfois à plus d’autonomie.
Eliminer le prince aurait été une manière de fragiliser la position de la reine, et à terme, de faire s’effondrer le royaume phénix. Les gouverneurs auraient alors eu le champ libre pour gérer leurs terres comme ils l’entendaient, et devenir leurs propres seigneurs.
C’était en partie pour cela que la reine Emelcya avait envoyé son fils si loin d’elle, et été jusqu’à faire appel au peuple démon et aux mercenaires de la Morte-lune pour assurer sa protection.
Une empoisonneuse s’était faite passée pour la fille d’un gouverneur afin d’approcher le prince, lors d’un bal masqué donné à l’occasion de son anniversaire. Derek s’en était aperçu au dernier moment et avait dû la tuer sous les yeux même du jeune garçon. Ce dernier, loin d’en être choqué, avait commencé à partir de ce jour à développer une étrange affection pour le mercenaire démon.
Si Pavel était le garde du corps toujours présent, Derek était le protecteur qui veillait de loin à sa sécurité, invisible mais toujours présent. Toute sa vie durant, Lékilam avait vécu en le sachant tout près, prêt à intervenir au moindre danger. Tant qu’il serait là, le jeune prince aurait du mal à vraiment s’inquiéter pour sa vie.
Alors même s’il était lui-même très loin d’être rassuré, le démon se devait d’afficher un air confiant.
- Ils ne vont plus tarder, assura-t-il sans lever les yeux de son ordinateur. Ce n’est pas comme s’il pouvait y avoir des imprévus…
oo
Les deux dragons tirèrent leurs épées et se mirent en position de défense, prêt à bondir au moindre signe. Scysios avait déjà sorti sa propre arme et poussait Ader derrière lui, en retenant un nouveau juron.
Ils n’auraient pas dû se trouver là. C’était impossible. Ils étaient venus pour retrouver Fallnir, pas pour suivre Taenekos. Ils devaient se trouver à la poursuite du dragon, à ce moment même.
Alors qu’est-ce qu’ils faisaient ici ?
Ils avaient l’air aussi surpris que lui.
L’Onikam leur avait dit de monter tout en haut d’un immeuble, et de dire aux vampires qu’ils venaient de la part de « Thane ». Seulement, ils n’avaient rencontré personne depuis qu’ils avaient pénétré dans le bâtiment, dont toutes les portes étaient grandes ouvertes, comme une invitation royale au pillage des lieux qu’aucun voleur n’aurait eu le cran d’accepter, flairant un piège face à l’énormité de la situation.
- Qui êtes-vous ? grogna Gallwen en lançant au démon un regard menaçant.
Ce dernier haussa les épaules, et leur renvoya un sourire provocateur. Afficher sans complexe sa confiance en soi, dans une telle situation d’inégalité, pouvait bien souvent déstabiliser son adversaire et rétablir la balance. Seul contre deux, Scysios avait besoin de toutes les ruses possibles.
- Je vous renvoie la question, leur lança-t-il sans se démettre de son air railleur.
Eryad fronça les sourcils, agacé, mais ne céda pas à la colère. A côté de lui, son ainé restait d’un stoïcisme admirable, à peine décontenancé par l’air mutin du démon.
Ce dernier n’avait pas participé à cette fameuse mission qui avait couté la vie aux compagnons des deux dragons, et provoqué le bannissement de Fallnir. Si cela avait été le cas, ils auraient sans aucun doute reconnu le visage du médecin, et ne seraient certainement pas restés aussi calme.
Ader, derrière tout ce petit monde, se demandait ce qui était en train de se passer.
Sous leurs grands manteaux effilochés, les deux types étaient déguisés comme deux acteurs échappés d’une série médiévale. Même lorsqu’il était encore humain, deux cent ans plus tôt, ce genre de vêtements était déjà réservé aux pièces de théâtre.
Cela lui mit la puce à l’oreille. Est-ce que Thane n’avait pas dit que deux amis à lui risquaient de le rejoindre ? Un blond mince et un brun baraqué.
Ils correspondaient à la description.
- Euh, Scysios… ? commença-t-il d’un ton hésitant, la mine déconfite.
Le démon l’observa du coin de l’œil, ne voulant pas lâcher du regard les deux dragons prêts à bondir.
- Je sais, lui confirma-t-il avec une légère grimace.
Ader ne sut pas vraiment s’il devait être rassuré ou complètement paniqué. Parce que si ces deux types étaient là…
- Est-ce que vous allez nous empêcher de passer ? demanda Gallwen de sa voix posée.
Scysios eut l’air de réfléchir, pendant quelques secondes.
- Eh bien… Ca se pourrait, oui…
Il ne pouvait pas le voir, mais il avait inconsciemment volé le sourire narquois de Shézac, celui que le blond réservait aux situations particulièrement difficiles.
- Vous n’avez qu’une arme, et nous sommes d’eux, nota Eryad en haussant un sourcil surpris.
Scysios lâcha sa besace et fit apparaître une seconde épée comme par magie, qu’il serra fermement de sa main gauche. La première chose que Derek lui avait apprise, lorsqu’il lui avait enseigné l’escrime, était de manier deux armes à la fois pour affronter plusieurs adversaires en même temps. Les démons de la Morte-Lune n’étaient plus l’immense armée de la légende, qui pouvait tenir tête à des royaumes entiers. Ils n’étaient maintenant qu’un corps d’une dizaine de personnes, spécialisés dans les petites opérations, et ils avaient tous dû apprendre à pouvoir se débrouiller pour compenser leur petit nombre.
Ce n’était donc pas le fait d’être seul contre deux, qui dérangeait vraiment Scysios.
- Et vous êtes blessé, ajouta le dragon aux cheveux blonds.
Si la plupart ne le remarquaient pas, quand il se mettait en position de combat et face à un œil exercé, la blessure à la jambe de Scysios était très loin d’être discrète. Il la ménageait le plus possible, pour ne pas provoquer une crise de douleur, et laissait reposer tout son poids sur son autre jambe. Sa position s’en ressentait.
- Vous aussi, rétorqua-t-il en désignant d’un signe de tête l’épaule ensanglantée d’Eryad.
Celui-ci parut réfléchir, décontenancé. Les dragons étaient particulièrement attentifs au respect des lois de leurs clans. Pour les Garnësir, la notion de justice comptait par-dessus tout, quelle que soit la situation.
- Alors je suppose que nous sommes à égalité, conclut doucement le blond.
Son ainé hocha la tête, la mine fermée.
Ils n’auraient jamais accepté de se battre tous les deux contre un homme seul. Mais dans ces circonstances…
- Ader, monte le plus vite possible prévenir Derek, souffla Scysios au vampire, sans lâcher les deux dragons des yeux.
L’intéressé hésita. Il doutait que son pacifique sauveur puisse tenir tête aux deux fous furieux attifés comme des machines de guerres médiévales. Mais il avait encore moins d’espoir que Scysios puisse se battre et le protéger en même temps.
Les vampires ne devaient plus être très nombreux dans l’immeuble. Avec un peu de prudence, il parviendrait certainement à rejoindre le bureau du directeur en un seul morceau. Et à vrai dire, il avait plus de chance de survivre en tentant seul l’ascension des derniers étages qu’en restant dans cette pièce.
- Essaye de gagner du temps, lança-t-il simplement au démon, avant de déguerpir.
Sitôt qu’il eut refermé la porte, le fracas du métal retentit dans tout l’étage. Un frisson glacé lui parcourut l’échine, mais il ne fit pas demi-tour pour autant.
A vrai dire, il comprenait de moins en moins ce qu’il se passait, et préférait pour une fois obéir aveuglément aux ordres qu’on lui donnait.
Dire qu’au début de la soirée, il ne devait qu’intercepter le prince, le saucissonner et le jeter dans les bras de Thane dès son arrivée pour retourner vaquer en toute tranquillité à ses occupations ordinaires. Et à présent, il se retrouvait à la tête d’un embryon de rébellion, en train de courir comme un fou dans un immeuble désert et avait roulé la pelle de sa vie à son dernier fantasme en date.
Comment en était-il arrivé là ?
Il songea vainement que rien de tout ceci ne serait arrivé si Derek n’avait pas été aussi bandant.
oo
Parce qu’ils étaient nés de l’union des humains et de la magie, il était particulièrement difficile de tuer un immortel. La magie coulait en eux comme une cascade et les maintenait en vie envers et contre tout. Insensible à la vieillesse et à bon nombre de maladies, les rares faiblesses des immortels résidaient dans les morts violentes, et différaient beaucoup d’un peuple à l’autre. Les démons, par exemple, possédaient un sang particulièrement riche en magie –c’était certainement cette particularité qui rendait leur hémoglobine particulièrement savoureuse pour les papilles délicates des vampires.
De fait, le seul moyen de tuer les démons était de les saigner à blanc, jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule goutte pour les maintenir en vie. Seulement, du sang, ils en produisaient des quantités monstrueuses, comme un véritable défi à toutes les lois de la physique. Il fallait parfois des heures avant qu’un démon éviscéré ne finisse par mourir vidé de son sang. C’était une force, mais également une grande faiblesse ; ils ignoraient presque tous où se situaient les véritables limites de leurs corps, et beaucoup continuaient de revenir à l’assaut sans réaliser l’ampleur de leurs blessures.
Parce qu’il était médecin avant tout, Scysios, lui, savait lorsque sa situation commençait à sentir le roussi, et qu’il était temps de se replier pour se soigner. Il savait aussi calculer combien de temps il pouvait tenir selon la gravité de ses blessures et la quantité de magie disponible, en lui et autour de lui. Il ne s’en faisait donc pas trop pour ses capacités de survies, si jamais il venait à être blessé par l’arme de l’un des deux dragons.
Ce qui l’inquiétait le plus, c’était de savoir si ces derniers le laisseraient agoniser en paix, ou bien chercheraient à l’achever aussitôt, par crainte –justifiée- qu’il ne parvienne à se guérir.
Il parvenait à résister à leurs assauts combinés, mais devait avouer qu’il peinait à la tâche.
Gallwen et Eryad étaient redoutables, d’autant plus qu’ils se complétaient parfaitement. Le bureau où ils avaient commencé leur combat, une poignée de minutes plus tôt, n’était déjà plus qu’un champ de ruines. Les tables étaient renversées, les chaises éventrées, des monceaux de papiers et de machines en pièces jonchaient le sol, crissant sous leurs pieds et manquant de les faire déraper.
Le brun, l’ainé, avait une force incroyable et maniait son arme comme un hachoir. Son cadet, le blond, bondissait dans tous les sens avec une vitesse et une agilité déconcertante pour un blessé. Face à lui, le démon avait l’impression de sévèrement trainer la patte, alors même qu’il ne ressentait aucune gêne particulière dans sa jambe invalide.
Plus que jamais, Scysios regretta d’avoir dû mettre Pavel hors service. Avec le phénix de son côté, ils n’auraient pas eu de peine à écarter les deux dragons et continuer leur route.
D’un autre côté, avec la délicatesse dont le garde du corps avait toujours fait preuve, il n’aurait certainement pas laissé les deux jeunes gens en vie. Or, s’il y avait une chose à laquelle le démon se refusait, c’était de les tuer.
Cela lui compliquait d’ailleurs la tâche. Ses attaques étaient modérées, imprécises, n’allaient jamais jusqu’au bout lorsqu’elles parvenaient à toucher leur cible. Gallwen avait une plaie superficielle sur le flan gauche, qui teintait son manteau de sombre, sous la lumière nocturne. Le dragon avait accidentellement laissé une telle ouverture que si Scysios l’avait voulu, la blessure aurait pu être beaucoup plus profonde.
Mais dans les yeux assombris du dragon, dans son air décidé et ses traits tirés par la concentration, il ne pouvait s’empêcher de reconnaître Fallnir.
Les deux hommes étaient d’anciennes connaissances de l’amant d’Ehissian, les démons de la Morte-Lune en étaient parfaitement au courant. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’ils avaient tous cru que jamais ils ne se mêleraient à l’enlèvement du prince, préférant courir après leur ancien camarade.
Le fait qu’ils soient finalement venu ne pouvait signifier que deux choses : soit ils avaient renoncé à la poursuite de Fallnir, pour une raison ou pour une autre, soit ils avaient déjà réussi à le trouver, et leur mission était terminée. La deuxième perspective ne l’enchantait guère, car elle était de mauvais augure pour la santé du phénix et du dragon.
Scysios et Ehissian étaient amis depuis les premiers jours de leur rencontre. Certes, le démon avait beaucoup de secret pour le phénix, et celui-ci en avait conscience. Mais ils étaient tous les deux des soldats dévoués, orphelins, avec une petite sœur à charge. Ils s’étaient rapprochés plus qu’ils n’auraient dû le faire et aujourd’hui, Scysios était prêt à faire beaucoup de choses pour que le phénix puisse être heureux.
Tuer les deux anciens protégés de son amant n’en faisait pas partie.
Quelque part, à travers eux, c’était Fallnir et Ehissian eux-mêmes qui s’affrontaient…
La seule chose qui le rassurait était que les deux dragons n’avaient pas non plus l’air décidé à le mettre hors d’état de nuire. Eux aussi ne voulaient pas tuer, ce soir là, et l’attitude du démon ne faisait que les inciter à l’imiter.
Scycios repoussa violemment une attaque d’Eryad et celui-ci, déstabilisé, recula de plusieurs pas. Ils se fixèrent pendant quelques instant, en sueur et haletants. Appuyé sur son épée et une main sur son flanc blessé, Gallwen récupérait, et peina à se redresser.
Ils essayaient tous les trois de gagner du temps.
Scysios voulait les retarder suffisamment pour qu’Ader puisse regagner le bureau de Derek, et que celui-ci puisse rapatrier expressément leurs protégés à la Volière. Il attendait aussi impatiemment l’arrivée de Libellule, qu’il savait imminente, connaissant le caractère impatient de la nymphe. Mais il ne pouvait s’empêcher de craindre que ce que les deux dragons attendaient ne survienne avant.
Et ce fut précisément ce qui se passa.
Ils n’avaient dû combattre que pendant une dizaine de minutes, et cela avait largement suffit à les épuiser. Dans le fond, le démon aurait dû s’y attendre, il était plutôt illogique que les dragons se soient trouvés là si tôt. Tout comme Pavel l’avait fait sans ne se douter de rien, ils auraient d’abord dû se rendre aux égouts des vampires, et y attendre Taenekos. Qu’ils soient ici ne pouvait signifier qu’une chose mais Scysios s’était acharné à croire le contraire, par peur de ce que cela représentait.
Alors que les deux dragons se concertaient du regard pour lancer une nouvelle attaque, ils se figèrent tous les trois, et se tournèrent comme un seul homme vers la porte principale. Sur la moquette du couloir encore illuminé depuis l’entrée des Garnësir, une ombre approchait.
Le visage trop parfait de Taenekos apparut dans l’embrasure, et en les découvrant tous réuni, se fendit d’un sourire surpris.
Gallwen et Eryad abaissèrent aussitôt leurs armes, l’air contrarié. Scysios, lui, eut l’impression que le sol venait de s’ouvrir sous ses pieds.
Il savait que l’arrivée des deux dragons ne faisait que précéder celle de l’Onikam. Mais jusqu’au bout, il avait espéré…
- Scysios, quelle agréable surprise ! Derek ne t’avait pas suspendu, après ton accident ?
Il affichait un air goguenard, et Scysios ne retint pas sa grimace. Par cette petite remarque insignifiante, Taenekos lui apprenait qu’il était beaucoup mieux informé de ce qu’il se passait autour des phénix que tout ce qu’ils avaient pu imaginer. L’Onikam avait toujours eu un don pour appuyer là où ça faisait mal.
Taenekos se tourna ensuite vers les deux dragons, sans se défaire de son sourire narquois.
- Eh bien, vous êtes retenu ici par un infirme ? Je comprends que les Garnësir se soient fait massacrer par les démons de la Morte-lune…
-Espèce de … ! s’emporta Gallwen, à bout de nerf.
Mais Eryad le retint d’une main sur son épaule et devant l’inquiétude de son amant, le dragon n’alla pas plus loin.
Cela ne fit qu’accroitre l’amusement de Taenekos.
La lumière toujours allumé du couloir creusait des ombres étranges, sur son splendide visage. Scysios ne s’en sentit que plus mal.
Combien de fois avait-il vu ce sourire sarcastique, tout contre les yeux rieurs de Shézac, quand Zénon lui chuchotait des futilités à l’oreille ? Les deux démons étaient toujours fourrés ensembles, le blond jovial et le brun séducteur, comme deux facettes d’une même personne. C’était d’ailleurs un peu le cas ; même pour des démons amoureux, victimes de la malédiction qui pesait sur leur peuple, leur relation était étrangement fusionnelle. Scysios avait mit du temps à s’habituer à ne plus trouver bizarre de voir Shézac sans Zénon. Mais voir Zénon sans Shézac était peut-être encore plus dérangeant. Les deux démons s’étaient occupés de lui, lorsqu’il était enfant. Il avait vécu avec eux pendant plusieurs années, au point de devenir un membre à part entière de la famille, et de venir régulièrement vivre avec eux une fois devenu adulte.
Ils comptaient plus pour lui que n’importe qui d’autre.
Bien que prince, Zénon était aussi le démon de la luxure, et ne se gênait pas de le rappeler à tous ceux qui avaient le malheur de s’attarder en sa présence. Tout chez lui était irrésistible, son sourire charmeur, sa silhouette parfaite, ses yeux bleus si vifs, et si troublants…
Mais celui qui était en face de lui avait les yeux aussi noirs qu’un puit sans fond. Comme un stigmate de Taenekos, une marque ironique pour signifier qu’il ne s’agissait que d’une coquille vide. Zénon était enfermé quelque part dans une pièce de son propre esprit. Et Taenekos veillait à ce qu’il y reste bien sagement, pour profiter pleinement de son enveloppe corporelle.
Même s’il en avait eu la force, Scysios n’aurait jamais pu affronter l’Onikam, pas tant qu’il se trouvait dans le corps de Zénon.
Il se fit violence pour ne pas céder à l’impuissance. Taenekos le sentit et d’un air ravi, le rejoignit lentement.
- Vous deux, continuez à monter, je vous rejoins bientôt, ordonna-t-il aux deux dragons sans leur accorder un regard.
Ils s’exécutèrent en trainant les pieds, à la fois soulagés d’écourter l’affrontement indésirable, et un peu anxieux d’abandonner leur adversaire aux mains de Taenekos.
Scysios se sentit étrangement seul quand la porte se referma sur eux.
Il aurait dû être inquiet pour Ader, affolé pour le sort du prince et de Derek, complètement paniqué face au plan qui se tramait tout autour de lui et dont il n’avait pas la moindre idée.
Au lieu de tout cela, il se sentait presque serein. Peut-être parce qu’il savait que la situation ne lui appartenait plus, désormais.
- Je ne m’attendais pas à te trouver là, lui susurra Taenekos, si proche de lui qu’il pouvait sentir l’odeur suave de sa peau. J’en déduis que Derek est ici, lui aussi ... Vous ne m’auriez quand même pas déjà volé le prince ?
Scysios recula jusqu’à sentir la froideur du mur contre son dos. Ses doigts étaient serrés sur les poignées de ses armes, mais il n’en avait plus conscience. Sa gorge finit par se nouer, alors que les yeux si sombres de Taenekos se rapprochaient.
Il n’avait rien qui intéressait l’Onikam. Il n’était pas de sa lignée et de fait, n’était pas un hôte potentiel. De toute manière, il était trop faible, n’avait d’important que son grade de capitaine, et son appartenance aux démons de la Morte-lune. Quant à son pouvoir d’affilié, cela rejoignait la condition de sa lignée ; le pouvoir de démon de la mort n’intéressait pas Taenekos tant qu’il appartenait à un corps qu’il ne pouvait pas posséder.
- Tu sais, te voir me fais penser à quelque chose… lui avoua l’Onikam sur le ton de la confidence.
Le maudit sentit sa gorge se nouer, et comprit que le calme qu’il ressentait jusqu’à lors n’était en réalité que le vide de la peur. Tout était silencieux autour d’eux, et la lumière jaune du couloir, qu’il apercevait du coin de l’œil, lui donna soudain l’impression d’être en plein rêve. Mais le souffle du démon lui chatouilla l’oreille, le ramenant cruellement à la réalité, et il ferma violemment les yeux.
- En général, commença Taenekos d’une voix doucereuse, c’est quand il meurt que le pouvoir d’un affilié se transmet à son successeur. C’est plutôt rare qu’il y renonce de son vivant, comme l’a fais Derek. Alors, je me demandais…
Les doigts chauds de Taenekos se refermèrent sur ses mains. Il força ses doigts à se relâcher, un par un, comme la tendre caresse d’un amant. Combien de fois Zénon l’avait-il touché de la même manière, dans une situation complètement différente ? Le prince démon n’avait jamais eu besoin d’utiliser sur lui son pouvoir de séduction, pour qu’il succombe à sa volonté… Il n’y avait guère que Shézac qui parvenait à lui résister, mais le problème était que s’il en avait la force, le blond n’en avait que très rarement l’envie.
L’une des épées du médecin tomba au sol dans un bruit mat. L’autre resta dans les doigts de Taenekos. Le corps de ce dernier, tout proche, était si chaud qu’il parvenait presque à chasser la peur glaciale qui le dévorait.
- Qu’est ce qui se passerait si un affilié mourrait alors que son prédécesseur était toujours en vie ? Si je te tuais maintenant, tu crois que Derek redeviendrait le démon de la mort ?
Scysios n’essaya même pas de repousser Taenekos. Il n’en avait ni la force, ni la volonté, et tenter de résister n’aurait fait que combler un peu plus le démon de joie.
L’Onikam aimait voir la souffrance et la détresse dans les yeux de ses victimes. Cela lui permettait presque d’oublier la propre douleur qui lui déchirait les entrailles, l’espace de quelques secondes. En connaissance de cause, Scysios gardait de toutes ses forces les paupières closes.
- Et si on essayait ? proposa Taenekos d’un ton jovial.
Le médecin ne put retenir son cri de souffrance quand Taenekos lui planta sa lame en travers du ventre. Le démon enfonça l’épée jusqu’à la garde, la plantant dans le mur de béton derrière le maudit comme un couteau dans une motte de beurre.
- Mais s’il te plait, attend que j’aie trouvé Derek pour mourir. Je ne voudrais pas rater la tête qu’il va faire.
Ce furent ces derniers mots.
Scysios ne vit ni n’entendit le démon s’en aller, aussi furtif qu’une ombre, complètement désintéressé maintenant qu’il en avait fini avec lui. Il se retrouva seul dans la pièce dévastée, épinglé au mur comme un insecte, grimaçant de douleur.
Il porta les mains sur la poignée de l’épée, tentant de la retirer. Mais elle était profondément enfoncée dans le mur et ses forces s’en allaient déjà, en même temps que le sang bouillant qui coulait de ses chairs transpercées.
Cependant, pour une raison qui lui échappait et en dépit de tout ce qu’il lui avait dit, Taenekos n’avait pas touché ses organes vitaux. Pour faire durer le supplice ?
Il cria de nouveau quand il réussit à faire bouger l’épée, ravivant si violemment la douleur qu’il en fut aveuglé. Un juron lui échappa, alors qu’il tentait de rassembler sa force et sa volonté. Il pouvait guérir une telle blessure, mais il lui fallait pour cela retirer l’épée, chose impossible pour un homme seul. Son impuissance l’accabla d’autant plus que son salut n’était pourtant qu’à portée de main.
Taenekos devait jubiler, là où il se trouvait ; il adorait ce genre de torture.
Scysios se mordit la lèvre inférieure, et tira une nouvelle fois. Libellule ne devait plus être loin, à présent. Mais est-ce qu’il aurait la force de l’attendre ?
- Par ici, il y a de la lumière ! cria une voix quelque part, manquant de le faire défaillir de surprise.
Mais cela ne venait pas du côté auquel il s’attendait. La douleur faussant ses sens, il ne savait plus vraiment si Taenekos était parti depuis quelques secondes ou quelques minutes. Aussi, quand le joli minois de Maerys apparut par la même porte qu’avaient empruntée les deux dragons et l’Onikam un peu plus tôt, Scysios crut qu’il était déjà en train de délirer à cause de la perte de sang.
Ader afficha d’ailleurs le même air ahuri que lui, quand il l’aperçut en aussi fâcheuse posture.
- Eh ben, il a bonne mine mon garde du corps, ne put-il s’empêcher de remarquer en haussant un sourcil.
- Tais-toi et vient m’aider, grogna Scysios sur un ton blasé qu’il réservait d’ordinaire à Shézac.
Il n’était pas difficile de deviner pourquoi les deux vampires se trouvaient là.
Maerys avait dû errer dans les couloirs, incapable de s’orienter, avant de tomber sur Ader. Et ce dernier, trop inquiet pour se l’avouer de la santé de son protégé, avait préféré rebrousser chemin pour se cacher quelque part, plutôt que d’affronter l’inconnu avec son cadet dans les pattes. En entendant les dragons, puis Taenekos passer, ils avaient jugé la situation stable et avaient déguerpi, loin du sommet et des dangers qui s’y profilaient.
- Ca va aller ? s’enquit Ader avec un soupçon d’inquiétude.
Il était plutôt rare de le voir avec une expression pareille. Preuve de sa relation particulière avec le démon.
-Oui, souffla ce dernier, pâle comme un linge. Mais je serais hors service…
Le vampire serra ses deux mains autour de la poignée de l’épée, tandis que le médecin pressait les siennes tout autour de la lame, sur son ventre ensanglanté.
- Il y a quelqu’un qui va venir, continua-t-il en fixant Ader dans les yeux, lutant contre la douleur pour rester concentré. Une femme. Elle sera peut-être accompagnée. Restez à côté de moi, elle comprendra et vous mettra à l’abri.
Ader hocha silencieusement la tête, décidant une énième fois de lui faire confiance. Il n’avait de toute manière pas énormément d’autres solutions.
Maerys les fixait d’un air inquiet, comprenant à peine ce qu’il se passait. Il avait arrêté de réfléchir depuis un bon moment et se relevait à peine de la panique qui l’avait saisie, lorsqu’il s’était égaré dans les couloirs après que Derek lui ai fait quitté son bureau.
Le vampire et le démon échangèrent un dernier regard et après avoir pris une profonde inspiration, Ader tira de toutes ses forces sur la poignée de l’épée.
Il y mit dans de force que lorsqu’elle céda complètement, il faillit se laisser emporter par son élan et basculer en arrière. Retenant un cri de douleur, Scysios pressa ses mains sur la plaie béante sitôt que la lame fut en dehors de son corps, et relâcha complètement sa magie.
Une lumière bleue jaillit de ses doigts, si vive que les vampires durent se protéger les yeux pendant plusieurs instants et ne purent voir ce qu’il se passa. Quand elle s’arrêta enfin, et qu’ils purent de nouveau voir sans être aveuglé, Scysios gisait au sol, inconscient.
Maerys s’approcha timidement, et s’agenouilla à ses côtés pour mieux installer son corps inanimé. Par le trou déchiré des vêtements du démon, il aperçut la croûte brune de sa plaie totalement refermée. Scysios avait consommé ses dernières forces pour se guérir. Il lui faudrait un certain temps pour reprendre conscience.
-Qu’est ce qu’on fait, maintenant ? demanda Maerys à son ainé avec une moue intriguée.
Ce dernier soupira, en se massant les tempes. Ils se retrouvaient de nouveau seul dans cet immeuble désert, avec la désagréable impression que quelque chose d’énorme allait bientôt se produire dans le bureau du directeur. Quelque chose dont ils pâtiraient d’une manière ou d’une autre.
- On attend, dit-il simplement.
A suivre…
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Fin des petites aventures du duo infernal. :p Promis, Fallnir et Ehissian reviennent au prochain chapitre (c’est déjà le quatrième où ils sont absents, mine de rien).
Comme d’habitude, je compte sur vous pour me dire ce que vous avez pensé de ce chapitre, ou juste pour me signaler la moindre faute ou cafouillage.
Je vous remercie du fond du cœur d’avoir lu jusqu’ici, et vous dit à très bientôt !
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