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au 31 Mai 21 :
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Bec d'écaille, croc de plume
Par Jaiga
Originales  -  Romance/Fantaisie  -  fr
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    Chapitre 29     Les chapitres     64 Reviews     Illustration    
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Brasiers

Disclaimer : Tous les personnages/ lieu/ périodes m’appartiennent, je n’ai aucune excuse pour ce désastre.

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Chapitre 29 : Brasiers

 

Un épais sentiment de surprise flottait sur le toit de la Volière. Les deux groupes se faisaient face, éberlués.

Gallwen et Eryad ne s’attendaient pas à ce que leur fuite soit interrompue, croyant, après leur rencontre avec le démon maudit dans l’immeuble d’en face, que tous les alliés des phénix se seraient lancés à la recherche du prince.

Ehissian et Fallnir, eux, avaient beaucoup de mal à croire que oui, c’était bien Lékilam qui se trouvait là, aux mains des deux dragons qu’ils avaient affronté un peu plus tôt.

Une petite bourrasque de brise nocturne souleva la poussière du toit de la Volière, faisant flotter cheveux et vêtements dans un silence de plomb.

Puis ils réalisèrent.

Ehissian eut un mouvement en avant. Au même moment, Gallwen poussait Eryad et le prince derrière lui, menaçant.

-Qu’est-ce que… commença le chevalier, les yeux écarquillés.

- Ne bougez pas ! Tonna le dragon d’une voix sévère.

Son cadet dégaina son épée et avant que les deux amants ne puissent faire un geste, maintint la lame sous la gorge de Lékilam. Ce dernier resta d’un calme impressionnant, fermant les yeux et inspirant profondément.

Si Fallnir ou Ehissian tentaient quelque chose, le jeune phénix serait mort avant qu’ils n’aient atteint les deux dragons.

Entre le respect de la justice pour son honneur, et la vie et la santé de Gallwen, Eryad était capable de choisir très vite lequel sacrifier.

 Dans la froideur et l’obscurité de la nuit, ils eurent tous en même temps la désagréable impression d’être dans une impasse.

Les rumeurs de la ville leurs parvenaient éthérées, et la lumière des rues en contrebas assombrissait le toit, rappelant terriblement à Fallnir ce fameux soir où il s’était confié à Ehissian. Il n’aurait jamais cru qu’il serait à nouveau confronté à son passé à ce même endroit…

Son sac à dos pesa soudain très lourd sur son épaule. Tout au fond, bien à l’abri dans son écrin, le pacte de sang du Garnësir semblait avoir triplé de volume.

Mais comment le faire lire à ses deux anciens camarades ?

- Très bien. Vous allez reculer et nous laisser partir sans faire d’histoire, ordonna Gallwen d’un ton intransigeant. C’est ce que vous avez de mieux à faire.

Fallnir et Ehissian échangèrent un regard, toujours côte à côte sur le cercle de pierre. Les yeux du phénix étaient emplis d’anxiété et d’incertitudes, pour la plus grande peine de son amant qui sentit son cœur se briser à cette vue.

- Non, je ne peux pas vous laisser faire ça, déplora-t-il en secouant la tête, avant de reposer les yeux sur ses deux cadets.

Eryad affermit immédiatement la prise de ses doigts autour de son épée. L’air se chargea d’électricité, la tension devenant palpable entre les deux groupes. Personne ne voulait être celui qui ferait le premier pas, mais tous se sentaient poussés à agir par l’urgence de la situation.

Fallnir et Gallwen, les deux plus âgés, se regardaient fixement dans les yeux, le premier avec autant de neutralité que possible, le second en contenant mal sa colère. Ils étaient tous à cran.

- Ehissian, fait ce qu’il dit, trancha soudain Lékilam, prenant tout le monde de court.

- Mon prince ! s’exclama le chevalier, subitement blême.

Le jeune héritier avait repris des couleurs, et dans ses yeux brillait une détermination qu’on ne lui voyait qu’en de très rares occasions. Eryad, surpris par tant d’aplomb, abaissa légèrement la lame qu’il maintenait sous sa gorge.

- Je vais aller avec eux, répondit Lékilam en prenant une inspiration. Si les Garnësir me font la moindre chose après m’avoir enlevé, les autres clans ne cautionneront jamais un tel acte et refuseront de les aider en quoi que ce soit.

Il avait raison. S’en prendre de manière aussi lâche au camp ennemi n’entrait pas dans les pratiques courantes des dragons. Autant assassiner le prince sur le champ, plutôt que de l’enlever pour faire miroiter à son peuple la possibilité d’un échange, et le tuer par la suite. Mais ce n’était pas sa principale raison.

- En tant qu’otage, j’ai peut-être une chance d’arrêter cette guerre. Beaucoup plus qu’avec les moyens dont nous disposons actuellement, rajouta-t-il avec un calme maitrisé, en posant les yeux sur Fallnir.

Ce dernier compris qu’il lui envoyait un signal, connu d’eux seuls. Les deux autres dragons parurent accepter les arguments du prince, et le relâchèrent. Lékilam s’écarta lentement de quelques pas mais ne tenta pas non plus de fuir, signe de sa bonne foi.

La gorge nouée, Ehissian ne put que constater son impuissance. C’était la première fois depuis qu’il était devenu chevalier qu’il se trouvait confronté à une réalité aussi brutale. Le but même de sa vie était de se sacrifier pour celle de son prince. N’aurait-il pas dû foncer dans le tas, tenter quelque chose de stupide et de vain, quitte à se faire tuer aussitôt ? Certes, il aurait été idiot d’agir tant que le prince avait un couteau sous la gorge. Mais les évènements s’étaient enchainés très vite, et à présent…

- Dans ce cas là, je viens avec vous, lâcha Fallnir d’un ton sans appel.

Son amant sursauta, et le regarda avec effroi. Mais le dragon fixait ses congénères avec le même calme qu’affichait le prince – un mélange de résignation forcée et de confiance aveugle en ce qui allait arriver.

- Je ne suis plus du clan Garnësir, je peux me porter garant de sa vie en tant qu’individus neutre. Je veillerais à ce qu’il revienne sain et sauf, rajouta-t-il sur un ton plus doux, en se tournant de nouveau vers Ehissian.

Il sortit son épée du sac à dos, et la déposa à ses pieds pour prouver ce qu’il avançait. Tout seul et sans armes, il n’était qu’une infime menace pour les deux dragons.

Gallwen parut hésiter, les sourcils froncés, mais finit par céder. La proposition lui paraissait juste, représentait une perspective bien plus enthousiasmante que ce qu’il imaginait. Fallnir n’était pas du genre à trahir sa propre parole, il était bien placé pour le savoir, après toutes les années passées sous ses ordres. Et de toute manière, le temps pressait, et ils ne pouvaient pas s’attarder ici trop longtemps.

- Entendu. Alors allons-y.

Pourtant, les deux dragons ne se réjouirent pas pour autant. Ils auraient dû être ravis que Fallnir accepte de les accompagner. Après tout, c’était ce qu’ils désiraient depuis qu’ils avaient appris où se trouvait leur camarade, ce qui avait motivé leur venue même sur cette planète. Mais en se joignant à eux, il leur avait bien signalé qu’il s’était totalement séparé de son ancien clan.

Ce n’était pas leur ami qui venait avec eux, pour regagner leurs rangs, mais bel et bien un allié des phénix qui s’assurait de la santé de leur otage.

Ehissian non plus ne se réjouissait pas. Il avait même l’air profondément choqué, et lançait un regard implorant à son amant. Ce dernier sentit son cœur se serrer, à nouveau.

- C’est le mieux que l’on puisse faire, lui chuchota-t-il en se rapprochant de lui.

Toujours réfugié au bord du toit, les autres ne pouvaient les entendre s’ils parlaient à voix basse. Tout doucement, Fallnir saisit le visage du chevalier et posa son front contre le sien. Il sentait la détresse du jeune homme, qui avait du mal à comprendre ce qu’il se passait, plus que jamais bousculé par les évènements. Le dragon aurait voulu avoir le temps de le ramener avec lui dans sa chambre, le recouvrir de sa couette à triangle et le bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, paisiblement…

Mais tout ce qu’il pouvait faire pour le rassurer, c’était le tenir contre lui, tendrement.

- Ne t’en fais pas, lui sourit-t-il de nouveau. Je t’ai dit que je le ramènerais en un seul morceau…

Du pouce, il lui caressa affectueusement les pommettes. Ehissian posa ses mains par-dessus les siennes, comme pour les empêcher de se retirer. L’angoisse avait remplacé la malice de leur étreinte passée, dans ses yeux bleus comme la nuit.

- Je m’en fiche de ça, avoua-t-il dans un souffle, presque au bord des larmes. C’est pour toi que j’ai peur…

Fallnir ne cacha pas sa surprise.

Les mots de son amant le chamboulèrent plus que de raison, le remplissant d’une joie extrêmement mal appropriée. Un sourire béat s’afficha aussitôt sur son visage, qu’il s’escrima à contenir. Mais il ne pouvait tout simplement pas rester insensible à une déclaration pareille. Touché en plein cœur, il céda contre tout ce qui l’avait jusqu’à présent retenu.

Il embrassa éperdument Ehissian. Le phénix glissa aussitôt ses doigts sur sa nuque, répondant au baiser avec autant d’ardeur.

C’était différent de toutes les fois précédentes. Jamais encore ils ne s’étaient embrassés de cette manière, pas même le jour de leurs retrouvailles, pas même ce soir mouvementé où ils étaient restés des heures ensemble dans la salle à manger, attendant d’être reçu par le prince, croyant qu’on les avait découvert. L’énergie du désespoir, les moments qu’ils venaient de passer seuls tous les deux, les révélations qui s’étaient succédées, cette séparation qui se profilait, tout se mélangeait pour ne plus laisser qu’un tourbillon dans lequel ils se laissaient tomber.

Lékilam rougit et détourna pudiquement les yeux. C’était une réponse explicite à la question qu’il avait posé au dragon, après qu’il lui ait révélé toute la vérité concernant sa venue à la Volière…

Eryad et Gallwen, eux, virent leur humeur s’assombrir un peu plus. Ce qu’ils redoutaient le plus se trouvait confirmé juste sous leurs yeux, de la manière la moins équivoque qui soit.

Les deux amants n’en avaient cure. Ils avaient oublié les autres, oublié le monde, une fois de plus. Il leur devenait de plus en plus facile de complètement s’immerger dans leur propre univers, où plus rien ne comptait que la présence de l’autre. Sans doute à cause de tout ce qui leur tombait sur la tête depuis quelques jours…

Fallnir eut du mal à s’éloigner d’Ehissian. Il embrassa ses lèvres, encore et encore, de plus en plus brièvement. Il savait que les deux dragons allaient s’impatienter et que ce n’était plus qu’une question de temps avant qu’ils ne les interrompent de force. Quitte à être séparé de son amant, l’auburn préférait que ce soit de sa propre décision.

Il glissa entre les doigts du phénix et s’éloigna de lui, insaisissable. Celui-ci ne fit rien pour le retenir, serrant violemment les dents comme pour s’empêcher d’agir. Il aurait dû penser à un millier de choses, à la gaffe qu’ils venaient de faire devant le prince, à ce qui allait arriver si les dragons ne tenaient pas paroles, aux conséquences que cette soirée entrainerait forcément sur l’avenir, mais il ne parvenait qu’à ressentir une seule chose, la peur que la vue du dos de son amant qui traversait le toit soit la dernière image qu’il garderait jamais de lui.

La gorge du phénix se serra douloureusement, et il sentit ses yeux le brûler. Il resta cependant immobile.

En face, Gallwen et Eryad ne parvenaient toujours pas à se réjouir, bien au contraire. Ils n’auraient jamais imaginé que cette aventure se terminerait de cette manière. Certes, Fallnir rentrait avec eux, mais c’était quasiment sous la contrainte et certainement pas pour les retrouver qu’il s’exécutait.

Et combien de temps pourrait-il tenir, loin de la personne qu’il aimait ? La détention du prince pourrait durer quelques jours comme plusieurs années, peut-être même plus si les deux partis ne trouvaient pas de terrain d’entente.

Eryad suivit des yeux l’avancée de celui qui fut autrefois son mentor, et qui revenait aujourd’hui vers eux presque comme un otage. L’auburn serrait très fort la lanière de son sac à dos, peut-être pour se donner du courage, et son regard d’habitude si clair semblait s’être assombri.

Le blond se demanda ce qu’ils allaient bien pouvoir faire de lui, une fois rentrée chez eux. Allait-il retrouver sa place parmi les Garnësir, ou être enfermé dans une cellule de leur forteresse, en compagnie du prince ? La seconde solution paraissait la plus probable. Le jeune dragon se mit à redouter la réaction des siens, en apprenant la position de Fallnir. Il n’avait aucune valeur en lui-même, et s’il n’était plus de leur côté, il était fort probable que le clan choisisse de l’éliminer plutôt que de s’encombrer d’un otage inutile. Sans parler du fait que s’il retournait parmi les phénix, il pourrait se révéler un informateur précieux pour leurs ennemis.

Le traitement que les Garnësir réservaient aux traitres était particulièrement expéditif.

Son amant n’avait certainement pas conscience de tout cela, sinon quoi, il l’aurait empêché de partir. La grande majorité des phénix ignoraient quasiment tout de leurs adversaires héréditaires. Ils ne savaient même rien de ce qui touchait à leurs yeux et à leurs relations amoureuses, pourtant l’un de leurs principaux points faibles…

Le jeune dragon se sentit tout à coup nauséeux, et s’accrocha instinctivement à la cape de son ainé. Il avait tellement d’espoir, avant d’entreprendre ce voyage, que la chute était atrocement rude à supporter. Gallwen, inquiété par son soudain malaise, passa un bras protecteur autour de ses épaules. Pendant un tout petit instant, ils se rapprochèrent et quittèrent les autres des yeux.

Fallnir, qui avait alors parcourut la moitié de la distance qui les séparait, s’élança soudain.

Personne n’eut le temps de comprendre ce qu’il se passa, et l’auburn fut sur eux si rapidement qu’ils n’eurent pas le réflexe de s’écarter. Il les percuta violemment et en quelques secondes seulement, ils basculèrent tous les trois par-dessus la rambarde.

-Fallnir ! s’écria Ehissian avant de se précipiter jusqu’au bord du toit.

Le cœur battant à tout rompre, il agrippa la pierre effritée de la balustrade et se pencha dans le vide. Son estomac se noua quand il constata  que le temps qu’il courre jusqu’au rebord, les trois dragons n’étaient déjà plus visibles.

Ils étaient tombés tout en bas, dans l’une des ruelles obscures qui entourait la Volière. Ehissian eut beau scruter, il ne vit rien, et paniqua un peu plus.

Il fut à deux doigts de bondir à son tour pour les rejoindre. Ils avaient certainement dû se transformer pendant leur chute, pour tenter de l’amortir. Ils ne devaient être que très légèrement blessés, peut-être même en parfaite santé, si la chance avait été de leur côté.

Fébrile, il se raccrocha à cet espoir et s’apprêta à sauter.

- Est-ce que tu les vois ? S’enquit Lékilam d’un ton anxieux, quelque mètres derrière lui.

Ehissian se ravisa au tout dernier instant, comme si un coup brutal venant de s’abattre sur sa nuque.

Tout à son effroi, il en avait complètement oublié le prince. La prise de conscience fut très désagréable.

- Non, souffla-t-il brièvement, si bas que le jeune homme faillit ne pas l’entendre. Je ne les vois pas.

Il était complètement glacé, vidé, incapable de réagir. Tout se bousculait dans sa tête, et les évènements s’étaient enchainés beaucoup trop vite pour son esprit embrouillé. Une voix intérieure lui hurlait d’ignorer tout et de faire ce dont il mourrait d’envie, s’élancer à la recherche de son amant avant qu’il ne se passe quelque chose d’horrible. Son coeur, douloureusement serré, manqua de sortir de sa poitrine à cette simple pensée.

Mais il en fut incapable.

Parce qu’il était un chevalier avant d’être un phénix, et que rien ne devait plus compter pour lui que la vie de ses souverains.

Pâle comme un mort, il dénoua un a un ses doigts crispés sur le parapet. Il l’avait agrippé si fort que même ses os étaient douloureux.

- Venez, lança-t-il au prince en s’écartant du rebord. Vous serez en sécurité dans la tour.

Le faire rentrer à l’intérieur, le cacher à la salle commune, la pièce la plus sûre de l’immeuble, prévue pour y protéger toute la population. Verrouiller toutes les autres portes, et ne pas quitter Lékilam des yeux, jusqu’à l’arrivée des renforts.

Ils arriveraient sans doute trop tard. Mais Ehissian n’avait pas d’autres choix, aussi douloureux soit-il.

La trappe du toit résonna comme un coup de canon quand il la referma.

 

oo

 

Derek brûlait de colère, mais étrangement, celle-ci n’était pas tournée vers les autres. Il était en rage contre lui-même, et cette forme de colère était peut-être la pire de toute, la seule que l’on ne pouvait assouvir en s’en prenant à son instigateur.

Il s’en voulait pour toutes les choses qui s’étaient produites ce soir là, et qu’il n’avait pas su prévoir.

Mais plus encore, il s’en voulait de n’être pas capable d’affronter Taenekos comme il aurait dû le faire.

Il bondit en arrière pour esquiver un coup, et manqua de trébucher sur une aspérité du toit qu’il n’avait pas remarquée.

Le ricanement de l’Onikam lui fit serrer les dents, rajoutant un peu plus à son énervement.

Pourquoi ne parvenait-il pas à oublier que ce corps en face de lui avait autrefois été celui de l’un des deux piliers de sa vie ?

Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, Zénon avait toujours été là pour lui, soutien inébranlable de son existence mouvementée. Taenekos le leur avait volé, à lui et à Libellule. Les deux amis ne seraient jamais vraiment en paix tant qu’ils ne le leur auraient pas repris.

Se battre avec toutes ses capacités, toute sa hargne, aurait signifié pour Derek de risquer de tuer son adversaire. Et ça, c’était tout simplement hors de question.

Taenekos ne serait pas affecté et trouverait un nouvel hôte, rendant la perte de Zénon inutile. De plus, il ne perdrait pas seulement un ami précieux, avec la mort de Zénon, mais aussi son unique fils. Comme tous les démons, Shézac périrait aussitôt si son amant venait à mourir. Sans parler du fait qu’avec la disparition du second héritier au trône, la situation politique des démons sombrerait très vite dans des guerres entre les différents héritiers potentiels. Rendu à l’état de coquille vide, l’état du roi n’avait montré aucun signe d’amélioration depuis des millénaires, et toutes les attentes reposaient sur le retour de son frère. La légitimité de la reine Gaïa ne tarderait pas à être contestée par les cousins des frères héritiers, si l’espoir que ces derniers puissent un jour reprendre le trône venait à disparaître.

Alors, malgré tout ça, pourquoi Derek avait-il toujours l’impression de se chercher des excuses ?

Sans doute parce qu’il perdait un temps précieux, dans ce combat inutile.

Taenekos ne lui laissait même pas l’opportunité de s’approcher du bord du toit, pour observer ce qu’il se passait à la Volière. Est-ce que les dragons avaient déjà emmené le prince ? Ce dernier avait-il trouvé l’occasion de fuir ? Il n’avait aucun moyen de le savoir, et cela le rendait fou.

- Tu n’es pas concentré, Derek !

L’Onikam fonça sur lui et manqua de le déstabiliser.

Non, en effet, il n’était pas concentré. Mais il était difficile de l’être dans une telle situation, même pour quelqu’un comme lui.

Il tenta néanmoins de se ressaisir. Ce n’était pas le moment de flancher. S’il ne pouvait pas tuer l’Onikam, l’inverse était aussi valable, et Taenekos aimait beaucoup trop se divertir pour se priver aussi vite d’un amusement tel que lui.

La folie qui l’habitait n’était apaisée que par deux choses, la souffrance d’autrui et les confrontations avec des victimes potentielles. Il aimait manipuler les individus, les pousser à bout, les triturer dans tous les sens comme un nouveau jouet pour en découvrir toutes les fonctions. Quand il avait tout découvert, comme un enfant, il se lassait et cherchait un autre défouloir pour évacuer sa souffrance.

Derek faisait partie des jeux hauts de gamme, ceux qui se mettaient régulièrement à jour et surprenaient à chaque fois. Taenekos adorait se retrouver en face de lui, à un point tel que ça en devenait malsain –bien qu’avec l’Onikam, tout était déjà malsain par nature. Peut-être une manière de se venger de l’affront que Derek lui avait fait, en renonçant à son pouvoir de démon de la mort pour qu’il ne puisse le posséder ?

Leurs épées se rencontrèrent avec fracas, et le sourire goguenard de Taenekos se confronta aux yeux sévères du maudit.

- C’est seulement pour moi que tu es venu, n’est ce pas ? Gronda ce dernier en profitant de leur immobilité forcée.

- Quel égocentrisme ! Se moqua Taenekos avant de bondir en arrière. Mais oui, c’est vrai ! Ca faisait trop longtemps que tu me fuyais…

Il repoussa Derek et repartit aussitôt à l’assaut.

Cela  tenait moins d’un combat à proprement parler que d’un simple échange de passe, une démonstration de force et d’adresse où il n’y aurait aucun vainqueur. Ils sautaient, couraient, frappaient sans jamais réussir à toucher, paraient les attaques avec toute l'habileté et l’expérience qu’ils possédaient.

C’était la manière dont Taenekos avait choisi de s’amuser avec lui, cette fois-ci.

Derek était tiraillé entre le désir de poursuivre ceux qui avaient enlevé le prince et son impossibilité de mettre son seul obstacle hors d’état de nuire. Ce conflit intérieur minait sa réflexion et il devait redoubler d’effort pour répondre aux assauts de l’Onikam. Ce dernier ne voulait pas le tuer, dans l’espoir qu’il puisse un jour lui être utile, mais rien ne l’empêchait de l’amocher sérieusement, afin d’empirer un peu plus la situation des phénix.

Il semblait se délecter de la rage et de l’impuissance de Derek, au grand dam de celui-ci. Il n’y avait rien de plus jouissif pour lui que de lire la détresse sur le visage de ses victimes. Face à lui, l’autre démon tâchait de se maitriser, mais même pour lui, l’épreuve était difficile.

- Alors pourquoi est-ce que tu as contacté les Garnësir ? Lança Derek en profitant d’une garde réussie. Tu aurais pu m’attirer sur notre monde…

Le fracas de l’acier résonnait sur le toit en même temps que ses mots.

Le maudit tenait enfin l’occasion de savoir tout ce qui lui échappait encore sur le fond de l’histoire. Taenekos n’avait à priori aucune raison de ne pas lui répondre, bien au contraire, et se concentrer sur les faits aidait Derek à ne pas penser au reste et à maitriser sa colère.

Puisqu’il ne pouvait rien faire d’autre, autant profiter de l’instant.

- Parce que c’est le Garnësir qui est venu me voir, sourit l’Onikam de toutes ses dents.

La surprise fit hésiter Derek, et il reçut un magistral coup du plat de la lame dans l’estomac, qui le fit se plier en deux.

Il avait toujours été un meilleur épéiste que Zénon. C’était un peu pour cette raison que ce dernier, jaloux, avait suivi Libellule quand la jeune femme avait voulu apprendre le maniement des armes à feu. Mais avec l’expérience de Taenekos en plus, ils parvenaient largement à tenir la dragée haute à Derek.

- Il m’a promis une belle guerre si je lui trouvais une raison de la faire, continua calmement l’Onikam, en attendant que son adversaire se redresse. Alors j’ai cherché où se cachait le petit prince, et c’est toi que j’ai trouvé…

Réfrénant contre l’envie de vomir qui l’avait subitement pris, le maudit se ressaisit tant bien que mal. A raison, car sitôt qu’il fut debout, son ennemi juré se jeta sur lui sans plus se poser de question.

L’air était froid, à la hauteur où ils se trouvaient, et si Derek n’était pas depuis longtemps habitué à l’obscurité, il aurait eu bien du mal à se battre dans de telles circonstances. Mais la fraicheur l’aidait à garder la tête claire, et le peu de lumière l’empêchait de voir correctement le visage de celui qui avait longtemps été son plus proche compagnon.

- Mais le clan n’acceptera jamais d’utiliser un otage ! protesta le maudit en ripostant avec un peu plus d’assurance.

- Pas si on lui donne une raison, jubila l’Onikam, pas impressionné pour deux sous. Le Garnësir m’avait aussi demandé de retrouver quelques personnes pour lui…

Derek pensa aussitôt à Fallnir, et au pacte de sang dérobé quelques siècles plus tôt. Il avait cru que le chef des dragons avait renoncé à le récupérer un jour, et n’avait plus conscience de la valeur que représentait cette menace. Visiblement, il s’était trompé.

- Quand on leur annoncera que trois des leurs ont été assassiné par des phénix pour être simplement entrés sur cette planète, je crois que l’enlèvement du prince deviendra tout à fait légitime, lui lança Taenekos sans cesser de l’affronter.

Le bras douloureux, Derek ne se laissa pourtant pas démonter cette fois-ci.

Ainsi donc, l’Onikam avait pour consigne d’éliminer Fallnir et ses deux anciens compagnons. Plutôt que de le faire revenir dans le clan pour galvaniser les troupes, le Garnësir avait choisi d’en faire un héros martyr, en éradiquant d’un seul coup la menace qu’il représentait.

Derek se demanda pourquoi est-ce qu’il n’y avait pas pensé plus tôt, et s’injuria mentalement pour la énième fois de la soirée.

Le pire, dans tout cela, était qu’il s’agissait d’un plan parfaitement calibré.

Par sa faute, le prince avait quitté la Volière de son plein grès. Les phénix n’avaient aucune preuve de l’implication des dragons derrière tout cela, puisque l’acte avait été revendiqué par les vampires. Et puisqu’ils étaient responsables de cette planète, ils ne pourraient pas non plus prouver qu’ils n’étaient pour rien dans la disparition des trois dragons.

Le clan Garnësir hurlerait à l’injustice, et accueillerait l’enlèvement du prince comme une juste vengeance. Les autres clans les suivraient très probablement dans leur croisade.

Et une guerre comme on en avait plus vu depuis des millénaires allait recommencer.

Ce fut à cet instant de ses réflexions que Derek perdit à nouveau sa concentration. Taenekos ne l’épargna pas, cette fois-ci, et un autre coup brutal envoya le démon s’écraser contre le mur du petit abri qui protégeait l’accès à l’immeuble.

Il sentit quelque chose de chaud et poisseux couler sur son visage, et compris avec une seconde de retard qu’il s’était ouvert l’arcade sourcilière.

Taenekos lui saisit violemment la nuque, avant qu’il ne puisse faire quoi que ce soit pour se retourner. Sonné, il ne put que grimacer sous la poigne violente et le sang qui l’aveuglait.

- Mais tu sais, au fond, je m’en fiche un peu de cette guerre, susurra l’Onikam juste contre son oreille. Le principal, c’est que j’ai pu te voir, et faire ma petite expérience…

Il lui écrasa le visage contre le mur et l’immobilisa en coulant son propre corps contre le sien. Derek aurait dû être inondé par sa chaleur, mais ne ressenti qu’un vide glacial glisser sur sa peau. Il s’était rarement retrouvé autant à la merci de l’Onikam.

- J’ai croisé Scysios, en venant, claironna-t-il d’un ton joyeux, ajoutant un peu plus de pression sur le cœur déjà lourd du démon. On a discuté un peu tout  les deux, mais il n’a pas pu me dire ce qu’il se passerait si jamais il mourait pas très loin de toi, alors j’ai voulu essayer tout seul…

Derek poussa un cri de rage, réduit à l’impuissance la plus totale. Ses forces avaient été brûlées par le combat contre Taenekos, et il savait très bien qu’il ne parviendrait pas à se dégager. L’évocation du sort de son protégé l’avait touché plus que de raison et à cet instant, il aurait sans regret laissé tomber les phénix pour tenter de secourir Scysios.

S’il n’était pas déjà trop tard.

Pas plus qu’il ne pouvait voir ce qu’il se passait sur le toit de la Volière, il ne pouvait pas non plus savoir ce que Taenekos avait fait de son successeur. Et si son adversaire lui avait avoué tout son plan avec un plaisir jubilatoire, pour l’enfoncer dans sa douleur et sa détresse, il ne le lui révèlerait jamais ce qu’il avait fait au jeune démon.

Qu’existait-il de pire que le sentiment d’ignorance ? Se mettre à imaginer tout et n’importe quoi, sans savoir ce qu’il en était vraiment.

Scysios était encore en vie, il en était certain. Mais pour combien de temps, il n’avait aucun moyen de le savoir.

Les dernières résistances du terrible Derek Isdegarde craquèrent. Pour le plus grand plaisir de l’Onikam qui guettait comme un loup autour de son esprit et n’attendait plus que cela, il fut à deux doigts de sombrer dans le désespoir.

Presque aussitôt, Taenekos le jeta violement en arrière et bondit brusquement.

Une terrible explosion creusa un trou large comme la roue d’un camion dans le mur sur lequel ils s’appuyaient, quelques dixièmes de seconde plus tôt. Gisant au sol, Derek sentit son cœur se remettre à battre frénétiquement, et un sourire presque demeuré s’étira sur son visage.

Ce qu’il attendait depuis des heures allait enfin arriver. Il se demanda pendant une seconde comment est-ce qu’il avait bien pu croire, ne serait-ce qu’un instant, que le miracle ne se produirait pas cette fois là.

Comme une furie échappée des entrailles de la terre, Libellule surgit en trombe sur le toit, son revolver rivé vers l’Onikam.

- Taenekos ! Rugit-elle en le fusillant du regard.

Dans la course folle jusqu’au sommet, sa longue tresse s’était défaite et ses cheveux émeraude étaient fouettés par la brise nocturne. On l’avait rarement vue aussi furieuse et déterminée. L’Onikam, s’il ne perdit pas son sourire railleur, se garda bien cependant de bouger.

Personne ne pouvait prédire avec quel genre de balles elle avait chargé le reste de son revolver.

Une nuée de vampire surgirent à sa suite, brandissant eux aussi des armes, bien qu’aux yeux des immortels, elles représentaient une menace bien dérisoire. Il y avait parmi eux la blonde Helga, le bras droit d’Ader, que la nymphe avait rencontré peu après sa propre arrivée à la Volière, et qui était depuis longtemps sa petite manière d’espionner de loin les vampires.

Sans nouvelles d’Ader, les autres n’avaient pas osé quitter le quartier. Quand Libellule avait aperçut la jeune femme juste avant de pénétrer dans la tour avec Shézac, une petite bande de déterminés les avaient suivi pour s’assurer de la sécurité de leur chef.

Ader fut d’ailleurs le dernier à gravir l’escalier, allumant calmement une cigarette, sortie d’on ne savait où.

- Désolé Thane, annonça-t-il d’un ton théâtral. On fait sécession.

Derek se redressa, le corps meurtri, et épousseta tant bien que mal son costume - précaution inutile étant donné qu’il avait la moitié du visage en sang et dégoulinait de sueur.

Quelques pas devant lui, le dos droit de Taenekos ne frémit pas un seul instant. Est-ce qu’il s’était déjà résigné à sa défaite ? Il savait bien que Libellule ne rôdait jamais bien loin de Derek quand ce dernier avait des problèmes, et avait certainement dû prévoir son arrivée dans son plan. Mais à vrai dire, comme il le lui avait si bien expliqué, il devait se moquer du fait que sa stratégie ait mal tourné.

Son principal but avait été atteint ; semer le trouble dans l’esprit de Derek et réveiller la peur de la guerre dans le cœur de tout le peuple phénix.

- Eh bien tant pis, soupira l’Onikam, sans pour autant perdre son sourire. De toute manière, je commençais à m’ennuyer, ici…

Il ne chercha même pas à négocier, ou à se battre.

Il tourna les talons, passant à côté de Derek sans le voir. Ce dernier, plus près de lui que tout les autres, le vit sortir quelque chose de sa poche, petit et fin, comme une brindille. Il fit tourner l’objet dans ses doigts et le brisa d’un coup sec. Au même instant, il disparut, comme un souffle de vent.

Ce fut aussi simple que ça.

Libellule abaissa son revolver et inspira profondément, tandis que Derek essuyait du revers de sa manche le sang poisseux qui lui gênait la vue.

Les vampires, un peu surpris, se détendirent eux aussi. Ader s’empressa de leur donner des consignes pour la suite, traquer les vampires du nord qui avaient pris la fuite après que Thane ait récupéré le prince, ou bien s’assurer de la sécurité de ceux restés à l’extérieur de la tour.

A bout de force, ses dernières réserves d’énergies complètement balayées par le choc du soulagement, Derek ne tint pas longtemps avant de s’effondrer dans les bras de Libellule. Plus petite d’une bonne tête, la nymphe l’enlaça tendrement, en souriant.

Le démon, littéralement épuisé, ne ressentait plus qu’un grand calme à l’intérieur de sa tête, vierge de toute pensée ou sentiment.

Libellule était venue. Tout irait bien, à présent, et il n’y avait plus lieu de s’inquiéter pour quoi que ce soit. Elle était son bouclier, son armure, le seul soutien qui ne lui avait jamais fait défaut au cours de sa longue vie.

-Le prince est en sécurité à la Volière, avec Pavel et un chevalier phénix, chuchota la jeune femme au creux de son oreille. Taenekos rodait autour de ton esprit et Tyloé n’a pas pu s’approcher pour te prévenir.

Le visage enfouit dans la douce chevelure de son amie, Derek ferma les yeux.

- Et Scysios ? demanda-t-il en retenant son souffle.

Libellule lui caressa le dos pour l’apaiser.

- Il est dans les pommes, mais il va bien. Shézac est resté avec lui.

Derek s’accrocha un peu plus fermement à la nymphe, si fort qu’on aurait pu craindre qu’il ne brise sa taille gracile. Elle était cependant plus forte que ce dont elle avait l’air, et elle se contenta de sourire. Elle aussi paraissait soulagée, et faisait des efforts pour cacher sa fatigue.

Le démon fut rassuré d’apprendre que son fils se trouvait à l’intérieur de l’immeuble. Il était impossible à dire si Taenekos quitterait immédiatement ce monde, et la perspective que Shézac tombe accidentellement sur lui autour de la Volière était des plus inquiétantes.

- Ca va mieux, maintenant ? Se moqua gentiment Libellule.

A vrai dire, ils se connaissaient depuis tellement de millénaires que cela faisait longtemps qu’ils n’avaient plus vraiment besoin de se parler, pour savoir comment est-ce qu’ils allaient. D’autant plus que la perte de Zénon n’avait fait qu’accroitre leur symbiose.

Derek hocha malgré tout légèrement la tête, sans s’éloigner d’un millimètre.

Rassérénée sur l’état de son meilleur ami, la nymphe s’empressa de lui envoyer violemment son genou en plein dans les parties sensibles.

- Ne t’avise plus jamais de me refaire un coup pareil, lui lança-t-elle froidement en tournant les talons.

Le démon tomba au sol en retenant un gémissement de douleur.

Il l’avait certainement mérité, quelque part. En fait, il aurait même dû s’y attendre. Il avait juste cru naïvement que les foudres de Libellule ne s’abattraient pas immédiatement sur lui.

Une main apparut dans son champ de vision. C’était celle d’Ader, dont il distingua le sourire narquois dans l’obscurité.

Il accepta avec gratitude le geste pour se redresser, et ne s’offusqua même pas de sentir les doigts du vampire s’attarder un peu trop longtemps sur la paume de sa main. Helga avait suivi Libellule, et les autres vampires quittaient l’un après l’autre le toit, plongeant dans les entrailles sombres de l’immeuble.

Le vent nocturne remis les idées de Derek à leurs places, dans sa tête un peu chamboulée par les récents évènements. Ce n’était pas encore le temps de se laisser aller, et il y avait encore beaucoup à faire, vu l’état dans lequel les vampires avaient laissé la tour.

- C’est peut-être le moment d’appeler la police pour mettre en place ce qu’on avait prévu, non ? proposa Ader en croisant les bras sur son torse.

Pour la première fois depuis qu’il avait surgit sur le toit, Derek tourna les yeux vers la ville, qui s’étendait tout autour comme une mer de points de lumière.

Taenekos devait se trouver quelque part là dedans, à réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir faire à présent pour semer la pagaille. Mais le démon ne s’en faisait pas trop, il devait déjà s’être lassé des phénix et des dragons. Le prince était en sécurité, avec le chevalier phénix ; il en déduit que Fallnir devait être à la Volière, lui aussi. Shézac et Scysios étaient quelque part sous ses pieds, bientôt rejoints par Libellule, et Ader se trouvait juste à ses côtés. Tout le monde était en sécurité.

- Oui, allons-y, soupira-t-il en songeant avec un peu de regret qu’il n’était pas prêt de rejoindre son lit.

Et tout en faisant demi-tour, il chipa la cigarette des lèvres d’Ader pour la porter à sa bouche, sous l’exclamation offusquée de ce dernier.

oo

A défaut de réussir à freiner totalement sa chute, Fallnir réussit à amortir celle-ci en s’écrasant dans une benne à ordure.

Il reprit forme humaine pour s’en extirper avec plus de facilité, le dos tiraillé à cause de ses battements d’ailes frénétiques, les extrémités des mains et des pieds douloureuses d’avoir trop raflé contre la pierre de la tour.

Il faisait nuit noire dans le coin de la ruelle où il était tombé, et il boita péniblement jusqu’au lampadaire le plus proche, qui diffusait une lumière blanche et vive.

Gallwen et Eryad avaient eu moins de chance. C’était en partie dû au fait que le blond, ne pouvant se transformer à cause de sa blessure à l’épaule, avait été un handicap supplémentaire dans la tentative de réception de son ainé

Ils avaient atterri plus loin, à l’autre bout de la ruelle, mais se rapprochaient eux aussi de la lumière pour examiner leurs blessures. Gallwen avait les doigts en sang et se tenait le bras droit en grimaçant, couvé par un Eryad apparemment indemne, qui le serrait avec inquiétude contre lui. Ils avaient l’air de se remettre difficilement de la frayeur causée par la chute. Pourtant, lorsqu’ils aperçurent Fallnir, ils le foudroyèrent du regard et le plus jeune se dressa devant son ainé, la main sur la garde de son épée.

- Je suis désolé, s’empressa de lancer Fallnir en levant les bras pour montrer qu’il n’avait pas d’arme. C’est la seule chose que j’ai trouvé pour que vous m’écoutiez.

- Qu’est ce que tu veux dire ? S’énerva Eryad, à deux doigts de dégainer.

Il avait beau savoir que même désarmé, il n’avait que très peu de chance face à Fallnir, la souffrance de son amant et l’incompréhension du geste de l’auburn le mettaient dans une colère noire. Pour ne rien arranger, la fatigue, autant morale que physique, commençait à peser sur son crâne.

-J’ai quelque chose à vous montrer, expliqua Fallnir, d’un ton qu’il aurait voulu assuré mais dont perçait une émotion indéfinissable.

Il planta ses yeux clairs dans les prunelles sombres de Gallwen.

Les épaules courbées par la douleur et le souffle encore erratique, le brun comprit aussitôt où est-ce que son ancien compagnon voulait en venir.

Quand ils s’étaient affrontés quelques heures plus tôt, Fallnir lui avait demandé de lui accorder du temps, sans lui dire pourquoi cependant. Au point où ils en étaient maintenant, ils pouvaient bien baisser leur dernière garde et laisser l’auburn parler.

Sentant les regards de ses deux camarades peser sur lui, Gallwen donna son assentiment en hochant lentement la tête, et se fit violence pour se redresser.

Le cœur de Fallnir se mit à battre plus vite, incrédule face à cette opportunité à laquelle il ne croyait plus. Il ouvrit son sac à dos et à geste lent, pour ne pas éveiller la crainte d’Eryad qui restait sur le qui-vive, il sortit le précieux tube.

Dès l’instant où ils avaient atterrit sur le toit avec Ehissian, et aperçut les deux dragons, il n’avait pas passé un instant sans chercher un moyen de le leur faire voir. C’était ce qui avait provoqué tous leurs problèmes, mais aussi ce qui, ou du moins il l’espérait, allait y mettre définitivement fin.

Le tube dans la main, il avança de quelque pas pour se placer sous la lumière du lampadaire. Eryad, méfiant, l’observa sans broncher.

- Vas-y, le poussa Gallwen, réprimant son anxiété à l’idée de voir son amant s’avancer seul vers l’inconnu.

Fallnir ne fit cependant aucun geste, et laissa le blond lui arracher le tube des mains, et le scruter d’un œil soupçonneux.

- Je n’ai pas l’intention de me faire exploser avec toi, si c’est ce qui te fait peur, lui assura Fallnir en secouant la tête.

Eryad lui répondit par un regard sévère, et ouvrit brutalement le tube. Ses yeux s’écarquillèrent quand il aperçut le pacte de sang. Il jeta un nouveau coup d’œil à son ancien supérieur, un regard surpris, cette fois-ci.

Là où ils se trouvaient, ils ne voyaient qu’un lointain pan de mur de la rue principale qui passait devant la Volière, et n’entendaient du reste de la ville que des rumeurs lointaines. Ce fut presque dans un silence de plomb qu’Eryad osa retirer le parchemin de sa gangue protectrice, et le dérouler à geste précipités.

Il tournait le dos à Gallwen, si bien que ce dernier ne vit rien de l’objet qu’il tenait, et ne put que deviner qu’il s’agissait d’un papier.

Le jeune dragon parcourut rapidement la feuille des yeux, faisant des efforts visibles pour ne pas trembler de fébrilité. Il donna l’impression d’avoir reçu un coup de poing en plein l’estomac, lorsqu’il le termina, et resta sonné quelques longues secondes avant de reprendre ses esprits.

- Fallnir ! S’exclama-t-il en le repliant vivement.

Le visage de l’auburn s’était assombri. Il ne savait que trop bien ce que ressentait son jeune camarade, pour l’avoir lui-même ressenti plus tôt dans la journée. Les yeux paniqués du blond se plantèrent dans les siens, à la recherche de réconfort, mais il n’osa s’approcher de lui. Tout à sa surprise, le jeune dragon était en train de réaliser tout ce que ce bout de papier impliquait. Et cela l’effrayait.

- Qu’est ce que c’est ? S’enquit finalement Gallwen,  brûlant de curiosité.

- Un pacte de sang, répondit son amant d’une voix blanche, sans quitter Fallnir du regard. Les rumeurs étaient vraies. Jürgen est bien le fils du Garnësir.

Ce fut au tour de Gallwen de recevoir un coup de massue. Il ouvrit la bouche, voulut dire quelque chose, mais le choc bloqua tous les sons dans sa gorge.

Inspirant profondément, Eryad roula soigneusement le parchemin et le replaça dans le tube. Puis il fondit dans les bras de Fallnir, s’accrochant de toutes ses forces à son dos et enfouissant son visage dans la chaleur de son torse. L’auburn le serra tendrement contre lui, comme il avait l’habitude de le faire longtemps auparavant, chaque fois que le blond avait sur le cœur une peine qu’il ne voulait pas infliger à son amant.

Un petit lien était en train de se recréer entre eux, qui serait peut-être un jour aussi solide que celui qui les unissait avant, et qu’ils avaient brutalement rompu en s’affrontant quelques heures plus tôt.

- Ce n’est pas tout, leur avoua-t-il cependant, avec un regret évident.

Il serra Eryad un peu plus fort contre lui, comme si cela avait pu l’empêcher d’entendre ce qu’il avait à dire, et fixa Gallwen qui s’approchait d’eux en clopinant.

- C’est le Garnësir qui était le commanditaire des démons de la Morte-lune. Il voulait s’assurer qu’aucun de nous ne viendrait contrarier ce qu’il avait prévu.

Le jeune dragon se tendit dans ses bras. Le visage de son amant se rembrunit, et lorsqu’il arriva à leur hauteur, Eryad quitta l’étreinte de l’auburn pour se réfugier dans celle du brun.

Ils semblaient tiraillés entre plusieurs sentiments contradictoires, en équilibre au milieu de la balance. Peut-être avaient-ils eu envie de nier, les premières secondes, mais leur raison les en avait empêché. Eryad avait eu le papier entre les mains, avait senti la magie qui l’imprégnait. Il savait qu’il s’agissait d’un vrai, sans aucune contestation possible, et c’était peut-être ça qui rendait la chose plus difficile, ne pas pouvoir s’accrocher à une illusion pour refuser d’admettre la vérité.

Ils avaient beaucoup de chose à se dire, les trois dragons en étaient conscients. Ils n’avaient pas encore encaissés le choc et il leur faudrait probablement un peu de temps avant de retrouver la tête claire.

- Venez, leur proposa Fallnir. Nous serons mieux à l’intérieur.

Les deux autres se crispèrent et échangèrent un regard inquiet, peu attiré par l’idée de s’engouffrer dans l’antre des phénix, surtout après ce qu’ils avaient fait.

- Vous ne risquez rien, sourit leur compagnon. Le prince est compréhensif. Il nous aidera, si ça peut mettre fin à la guerre.

De nouveau, les deux dragons se regardèrent, et acquiescèrent en silence -de toute manière, ce n’était pas comme s’ils avaient beaucoup d’autres solutions à leur disposition.

Fallnir fut prit par un intense sentiment de soulagement. Enfin, les choses commençaient à rentrer dans l’ordre. Cette journée de cauchemar allait se terminer, il allait retrouver les bras d’Ehissian et ne plus penser à rien jusqu’à l’aube. Cet objectif se vissa sur son crâne comme un post-it épinglé par une punaise, effaçant tout le reste.

Poussé par des ailes, il fut le premier à s’engager vers le chemin de la Volière.

Il hésita un instant sur le chemin à prendre. La porte à l’arrière était le chemin obligatoire pour pénétrer dans la tour, à la nuit tombée, pour ne pas éveiller les soupçons de tous les humains qui se pressaient à l’entrée du Yellow Bird.

Mais il n’en avait pas la clef, et craignait qu’une arrivé aussi discrète ne suscite la méfiance. Il fit signe à ses deux compagnons de le suivre et s’aventura vers l’avenue principale, le cœur battant.

Ce dernier s’arrêta soudain de battre lorsqu’il entendit un éclat de voix, suivit du tintement métallique qu’il connaissait si bien, celui de deux épées qui s’entrechoquaient.

Fallnir accomplit les derniers mètres en courant, provoquant la surprise des deux autres dragons. Il n’avait cependant pas encore atteint la rue principale qu’une silhouette fut projetée à l’entrée de la ruelle, poussant un grognement de douleur.

- Ehissian ! s’écria-t-il en se précipitant vers lui.

La lumière des lampadaires était plus faible à cette intersection, mais il n’avait plus besoin de ses yeux pour reconnaître son amant.

Le jeune phénix, qui avait lourdement atterrit sur son séant, lui jeta un regard emplit de soulagement lorsqu’il entendit sa voix. Fallnir se jeta si vite à ses côtés qu’il faillit s’écorcher les genoux, et le serra aussitôt dans une étreinte étouffante.

- Tu n’as rien ? S’inquiéta-t-il aussitôt, tandis que le phénix se laissait aller contre son torse et accrochait ses doigts aux avant-bras du dragon.

- Non, mais ça pourrait ne pas durer, chuchota-t-il d’une voix blanche, les yeux rivés droit devant lui.

Dans le vif éclairage de l’avenue, la haute silhouette de Taenekos se découpait comme une ombre. Mais Fallnir ne s’attarda ni sur son visage trop parfait, ni sur son corps qui ne rimait que comme un appel à la débauche ; il ne vit que l’épée brillante qu’il tenait dans sa main, celle qu’il avait emprunté à Gallwen quelques dizaine de minutes plus tôt.

- Qui êtes-vous ? Siffla-t-il en le dévisageant d’un air méfiant, tout en aidant Ehissian à se redresser.

Il poussa le jeune homme derrière lui, et réalisa avec un temps de retard qu’il avait laissé toutes ses armes sur le toit de la Volière. Celle d’Ehissian gisait à quelques mètres sur le sol, à mi chemin entre eux et l’inconnu, lâchée par le phénix pendant son vol plané.

Taenekos ne répondit pas, croisant les bras sur son torse en poussant un soupir las.

Ce fut Gallwen qui intervint lorsqu’il aperçut à son tour la silhouette du démon. Eryad, qui le soutenait pour l’aider à marcher, écarquilla les yeux.

- Qu’est-ce que vous faites ici, Taenekos ? Siffla le dragon aux cheveux noirs, sur la défensive.

- Tiens donc, vous êtes là vous aussi ? S’émerveilla le démon, pas impressionné pour deux sous.

Il avança dans leur direction, forçant les autres à reculer de quelque pas, dans l’ombre de la ruelle. Ses intentions paraissaient tout sauf innocentes, et le fait que le seul à encore posséder une arme soit Eryad ne les rassurait pas outre mesure, alors même qu’ils étaient en supériorité numérique.

- Vous le connaissez ? S’enquit Fallnir sans détacher les yeux du démon.

- C’est lui qui t’as retrouvé, expliqua succinctement Gallwen, sur le même ton. Il est venu voir le Garnësir et lui a proposé une alliance.

- Il attendait au coin de la rue, renchérit Ehissian en serrant le bras de Fallnir, comme pour se rassurer. Il était prêt à attaquer, alors j’ai essayé de l’arrêter…

Malgré l’urgence de la situation, Fallnir comprit entre les mots de son amant que ce dernier s’était précipité à sa recherche sitôt le prince mis à l’abri dans la tour. La cadence de son cœur s’accéléra, autant à cause de l'appréhension que de cette surprenante constatation.

- On ne vous a jamais dit que c’était mal poli de faire des messes basses devant quelqu’un ? Sourit Taenekos en faisant tournoyer l’épée dans sa main.

L’auburn réfléchit à toute vitesse, calculant leurs chances de mettre l’homme à terre si jamais il se montrait trop menaçant. Eryad et Gallwen étaient blessés, et à la manière dont il avait éjecté Ehissian, il était fort probable que ce démon soit un adversaire à ne pas sous estimer. Fallnir avait appris à se battre au corps à corps et à désarmer un adversaire pour rétablir l’avantage. Seulement, il devait être encore plus rouillé qu’à l’escrime, et préférait ne pas trop compter sur ses talents passés pour se sortir de cette situation.

Mais il ne connaissait même pas les intentions de ce démon…

- Vous me facilitez la tâche, vous savez, continua Taenekos, comme s’il avait happé le fil de ses pensées. C’est un peu tard pour faire accuser les phénix de vos meurtres, mais au moins, vous ne gênerez plus le Garnësir et on ne pourra pas me reprocher d’avoir bâclé le travail…

Les dragons sursautèrent en entendant ces mots, comprenant avec une rapidité effroyable ce qu’ils signifiaient.

Le choc fut d’autant plus grand pour Gallwen et Eryad, qui avaient suivi les ordres de leur chef en toute confiance.

Ce dernier les avait-il vraiment envoyé ici pour qu’ils servent de martyr à la cause du clan, et se débarrasser d’eux pas la même occasion ? Ils restèrent étourdis par la nouvelle, incapable de réagir. Les évènements  s’étaient succédés bien trop vite pour eux et en seulement quelques minutes, c’était tout leur univers qui s’effondrait.

Fallnir, lui, ne sentit qu’une colère plus brûlante encore lui dévorer les entrailles, et serra les poings jusqu’à s’en faire mal.

Sans la présence salvatrice d’Ehissian, la révélation de Taenekos aurait été la goute d’eau qui faisait déborder la coupe, et il aurait probablement perdu son flegme caractéristique pour se jeter sur lui.

- Nous ne nous laisserons pas faire, gronda-t-il en bandant les muscles, prêt à riposter au moindre assaut.

Il aurait voulu intimer au phénix de fuir, mais connaissant son caractère, il doutait que le jeune homme lui obéisse et préférait l’avoir auprès de lui pour s’assurer de sa sécurité. Taenekos avait peut-être des complices, à l’autre bout de la ruelle dans laquelle ils se trouvaient piégés.

Eryad parvint à retrouver la lucidité et tira son épée pour la serrer entre ses deux mains, sans toutefois faire le moindre geste agressif. Sa situation était plus délicate que celle de Fallnir, car à travers sa propre vie, c’était celle de Gallwen qui se trouvait menacé, et la mort de l’un causerait la perte immédiate de l’autre.

Taenekos paraissait se délecter de leur désarroi. Il ne leur avait pas révélé ses intentions pour rien, et affichait un air véritablement comblé face à leur détresse.

- Ne vous en faites pas, je commence à m’ennuyer de tout ça. Je vais être rapide, vous ne souffrirez pas trop.

Fallnir serra les dents, luttant contre sa rage. Ajoutée à tout le reste, la toute confiance qu’arborait cet homme le mettait hors de lui.

Une fois de plus, ils se retrouvaient dans une impasse. Le dragon n’avait jamais été quelqu’un de très chanceux et commençait à croire que sa rencontre avec Ehissian avait épuisé son capital chance pour tout le reste de sa vie, au vue de toutes les choses qui lui tombaient sur le coin de la figure ces derniers temps.

Mais il se trompait visiblement car au lieu d’une malchance persistance, c’était plutôt une chance insolente que lui avait apporté le phénix. Il lui fallut cependant quelques secondes pour s’en apercevoir, par-dessus l’épaule de Taenekos.

Le démon avait posé sur eux son regard d’aigle, et souriait à présent d’un air mauvais. L’attaque était imminente, ils le sentaient, et se tendirent en conséquence dans l’air électrique de la ruelle.

- Je poserai cette épée si j’étais toi, conseilla Shézac d’une voix douce, juste derrière lui.

Pour la toute première fois, le masque d’orgueil de Taenekos se fissura, et la surprise à l’état pur apparut sur son visage. Il se retourna brutalement, oubliant complètement les moucherons qu’il s’apprêtait à tuer un instant plus tôt. Il n’avait apparemment pas entendu le blond arriver, ni même sentit venir, et en était d’autant plus stupéfait.

Le jeune homme donnait l’impression d’avoir couru à en perdre haleine, les joues rouges et les cheveux complètement défait. Il affichait pourtant un calme étonnant, un sérieux au fond de ses yeux qu’on ne lui connaissait pas. Avec une expression indéchiffrable, il soutint le regard de Taenekos sans ciller, planté à l’entrée de la ruelle comme une statue pleine de fierté.

Mais à vrai dire, jamais Fallnir ne lui avait trouvé un air aussi vulnérable. Il était pâle, trop pour paraître totalement sûr de lui, et faisait des efforts visible pour retenir une émotion indéfinissable. La simple vue de l’autre démon paraissait le troubler au plus haut point, pour une raison qui échappait totalement à l’auburn.

Contre toute attente, Taenekos abaissa son épée.

Il n’en perdit pas cependant son aplomb, et au ton ironique de sa voix, les dragons et le phénix comprirent qu’il avait retrouvé son sourire malsain.

- Tu crois vraiment être assez fort pour m’arrêter ? Le railla-t-il méchamment.

Ehissian fut le seul à ne pas pouvoir contenir un cri de stupéfaction en voyant Shézac dégainer vivement un poignard, pour l’appliquer sous sa propre gorge.

- Non, mais je dois au moins être assez fort pour réussir à me tuer avant que tu ne puisses m’en empêcher, répondit-il avec un aplomb étonnant.

La seule manifestation du sursaut de colère de Taenekos fut ses doigts qui se crispèrent sur la garde de l’épée. Il ne portait plus aucun intérêt aux quatre autres, leur tournant le dos comme s’il ne se souciait même pas de l’éventuelle menace qu’ils pouvaient représenter. 

Fallnir et les autres en restèrent coi. Quelle importance pouvait donc avoir la vie de Shézac, aux yeux de ce mystérieux démon ?

La tension entre eux était palpable et leurs regards s’affrontaient à leur place, emplis de sentiments indéfinissables.

- Je suis sûr que tu n’aimerais pas être obligé de changer de corps sur une planète pareille, souffla Shézac pour enfoncer le couteau dans la plaie, puisque son vis-à-vis ne réagissait pas.

Comme pour Eryad et Gallwen, sa vie était liée à celle de Zénon. Si l’un d’eux périssait, l’autre ne lui survivrait pas plus d’une minute. Et Taenekos perdrait son corps, sur une planète particulièrement pauvre en hôtes potentiels.

L’air déterminé sur le visage du blond ne parvenait pas à cacher la lueur d’hésitation dans ses yeux et, la gorge nouée, il faisait des efforts évidents pour ne pas flancher. Lui, qui était pourtant si grand, paraissait mince et fragile à côté de la présence étouffante de Taenekos. La souris en face du chat, une victime vulnérable qui tentait pourtant de se débattre, et utilisait sa propre vie comme monnaie d’échange.

Cela suffit à faire renoncer l’Onikam, pour la seconde fois de la soirée.

- Très bien, concéda-t-il d’un ton étrangement sérieux. De toute manière, tout ça n’était pas très important.

Les quatre autres échangèrent des regards stupéfaits.

Aussi simple que ça ? Taenekos, si fier et sûr de lui, avait flanché en face d’un démon qui luttait pour rester debout. Dès la seconde où le blond était apparu devant lui, c’était comme si le monde entier s’était pour lui arrêté de tourner, et que plus rien d’autre ne comptait que Shézac.

Fallnir ne savait pas, pour la relation qui unissait le démon et le corps qu’avait volé l’Onikam. Sinon, il aurait certainement comprit l’importance du blond pour Taenekos.

Les enveloppes qu’il occupait avaient toutes une valeur non négligeable en tant qu’otage, qui lui assurait une certaine sécurité, mais l’inverse ne devait pas pour autant être négligé. Puisqu’il ne pouvait posséder que ceux qui descendaient du même sang que lui, bien souvent, ses hôtes étaient des démons. Ironiquement, il se retrouvait alors prisonnier de la malédiction de son peuple, celle-là même qui avait fait de lui ce qu’il était aujourd’hui, et ne devait jamais oublier que la vie de la coquille qu’il avait volé dépendrait toujours de celle d’un autre individu.

C’était une décision difficile, pour Shézac, que d’accepter de causer la mort ce celui qu’il aimait, à travers la sienne. Mais si cela pouvait sauver deux de ses amis, et mettre fin au calvaire qu’était devenu sa relation avec Zénon depuis que l’Onikam le lui avait pris, il n’aurait pas hésité.

Le blond abaissa son poignard, sans toutefois quitter Taenekos des yeux. Tant qu’il fixait ses prunelles noires, la seule chose qui n’appartenait pas à Zénon, il parvenait à faire abstraction du reste. A oublier à quel point il avait aimé ce visage, cette silhouette, cet être dont il ne lui restait plus que des souvenirs…

Sa faiblesse se trouvait là.

L’Onikam sourit d’une manière si franche, et qui ne lui ressemblait tellement pas, que Shézac en fut déstabilisé l’espace d’une seconde.

Taenekos se retourna brusquement, et jeta de toutes ses forces son épée en direction du petit groupe derrière lui, comme s’il s’agissait d’un vulgaire cure-dent.

Ils n’eurent même pas le temps de le voir venir, encore moins de réaliser ce qu’il se passait.

Ehissian reçut la lame de plein fouet, mais n’eut même pas le réflexe d’hurler de douleur en sentant l’acier lui transpercer les poumons.

 Les trois autres se précipitèrent sur lui, et Shézac voulu les rejoindre, mais Taenekos lui saisit brutalement la gorge et planta son regard fou dans ses prunelles écarquillées. Immobilisé, le blond ne pouvait qu’entendre les paroles paniquées des dragons, la toux d’Ehissian, sa tentative maladroite de rassurer Fallnir.

Mais Taenekos l’enveloppa de sa présence, pour l’isoler complètement.

- Dommage, c’est le deuxième que je rate ce soir, se plaignit-il avec un sourire narquois. Une chance sur quatre, et c’est tombé sur le phénix…

Torturé par ses émotions, Shézac rassembla ses dernières forces pour que ses genoux ne flanchent pas. Il n’avait pas laissé seul Scysios inconscient, dévalé les escaliers de l’immeuble en trombe, pour se laisser aller à cet instant. Sa détermination revint et il soutint le regard de son adversaire, lui saisissant le poignet pour le contraindre à lâcher sa gorge.

- Non, souffla-t-il avec toute la conviction dont il était capable. Tu as fait exprès de toucher le phénix. Tu n’es pas ici pour tuer.

Taenekos serra son cou un peu plus fort, l’étranglant presque. Ce fut en grimaçant de douleur que Shézac continua.

- Si tu avais vraiment voulu tuer Scysios, tu l’aurais égorgé. Il aurait souffert suffisamment longtemps pour que tu sois satisfait et je serais arrivé trop tard pour l’aider.

-Et alors ? Se moqua Taenekos, dont la colère transparaissait de plus en plus.

Shézac lui renvoya son sourire, celui là même qu’il avait volé à Zénon, quelques années plus tôt. La pression sur sa gorge se relâcha totalement, mais pas l’aura oppressante qui pesait sur ses épaules.

- Tu ne peux pas asservir les esprits indéfiniment, Taenekos. Tu as besoin de repos, comme tout le monde. Est-ce que tu es sûr de vraiment savoir pourquoi est-ce que tu es venu ici ?

Il crut voir un éclat bleu briller dans les yeux de son oppresseur, mais ne sut jamais s’il s’agissait bel et bien de ce qu’il pensait être, ou d’un simple reflet de lumière. Cela ne dura de toute manière qu’un instant et celui d’après, Taenekos le repoussait sans aucune douceur.

La pression qui pesait sur lui se relâcha complètement, le laissant éreinté et suffocant dans l’obscurité de la ruelle. L’odeur de Zénon passa tout prêt de lui, lourde et entêtante, lui faisant retenir son souffle, fermer brutalement les yeux et détourner la tête.

Lorsqu’il les rouvrit et qu’il recommença à respirer, Taenekos était parti.

Shézac ressentit un grand vide à l’intérieur de lui et manqua de défaillir, complètement sonné. Il n’eut cependant pas le temps de reprendre ses esprits et dû à nouveau se faire violence pour tenir debout.

- Fallnir ! S’écria-t-il en même temps que Gallwen.

Oubliant la fatigue et leurs blessures, autant physiques que morales, les deux jeunes hommes se précipitèrent simultanément sur l’auburn et le saisirent chacun par le bras pour l’immobiliser.

- Lâchez-moi ! Se débattit le dragon, ivre de douleur.

Hébété, Eryad tenait entre ses mains l’épée de Gallwen, recouverte du sang poisseux d’Ehissian. Ce dernier tenait encore debout, par miracle, mais ses mains et le bas de son visage étaient maculés d’un rouge bien trop vif dans la lumière nocturne. Il ne tint d’ailleurs pas plus longtemps, et ne put qu’articuler un merci à l’adresse de Shézac et Gallwen.

Il recula dans l’ombre de la ruelle et s’effondra contre un mur, laissant une trainée sombre sur la pierre grise lorsque son corps glissa au sol.

Ce spectacle rappela désagréablement à Shézac celui auquel il avait assisté en découvrant le corps inconscient de Scysios. Il comprenait aisément ce que l’auburn ressentait, à cet instant.

Non, se contredit-il aussitôt, c’était différent.

Car malgré toute la puissance de ses sentiments envers Scysios, il ne l’aimait pas. Leur relation n’était en rien comparable à l’amour violent que ressentait Fallnir pour Ehissian.

Ce dernier leur criait de le laisser, se débattait de toutes ses forces, cherchant à leur faire mal pour qu’ils le lâchent. Sa souffrance devait être atroce, indéfinissable, son impuissance face à la violence de ce qu’il vivait donnait le tournis rien qu’en essayant de l’imaginer.

- Arrête, tu vas te faire tuer ! Gronda Gallwen sans lâcher sa prise, surmontant la douleur qu’avait occasionnée sa chute du haut du toit de la Volière.

Il serra les dents et échangea un regard avec le démon, qui hocha la tête. Ils tiendraient bon, parce qu’ils savaient parfaitement que Fallnir ne parviendrait jamais à reprendre ses esprits en face de son amant à l’agonie, et ce même si sa propre vie en dépendait.

Pour leur donner raison, les premières flammes jaillirent violemment de la blessure du phénix, arrachant une convulsion brutale à ce dernier.

Le reste de son corps s’embrasa aussitôt après, dans une explosion de flammèches bleues. Le feu crépitait d’une couleur étrange, surréaliste, oscillant constamment entre l’azur et le bleu nuit –tout comme les yeux d’Ehissian, et la couleur de ses plumes, quand elles étaient éclairées par la lumière du soleil.

Eryad, le plus proche, dû reculer en sentant ses forces se consumer sous la puissance des flammes.

Tout comme le sang des démons maintenait ces derniers en vie, le feu magique des phénix brûlait la moindre parcelle d’énergie autour d’eux pour guérir leur propre corps. Sur un monde aussi pauvre, et avec une blessure aussi grave, les effets étaient dévastateurs et auraient tué sur le coup n’importe quel être vivant qui se serait trop approché d’Ehissian.

Le brasier recouvrit entièrement le corps de ce dernier, crépitant et menaçant, balayant leurs visages inquiets d’une lumière bleutée. Fallnir ne se débattait plus à présent mais serrait furieusement les dents, les yeux brillants de larmes de rage et de douleur.

Ce feu salvateur était à double tranchant. Pendant qu’il les consumait, il rendait les phénix complètement vulnérable, et c’était quand les flammes étaient les plus hautes et les plus brillantes qu’il fallait les achever, d’un simple coup d’épée. Interrompue en plein ouvrage, la magie ne pouvait alors plus rien faire et la mort était aussi douloureuse que brutale.

Les trois dragons le savaient parfaitement, pour avoir plusieurs fois tués de leurs mains propres nombre de phénix. La souffrance de Fallnir n’en était que plus grande, car il savait que c’était à cet instant que son amant était le plus vulnérable.

Le feu s’arrêta pourtant, comme s’il avait consumé tout ce qu’il pouvait. Il s’éteignit dans un souffle de vent, à la manière d’une bougie asphyxiée sous une cloche de verre.

A bout de force, Shézac et Gallwen relâchèrent leur emprise.

Fallnir se jeta sur son amant, le serrant contre lui à l’en étouffer, enfouissant son visage dans le cou maculé de sang du chevalier

- Ca va aller, lui chuchota le phénix en refermant ses bras autour de lui. Je te l’avais dit, ça va aller.

Par le trou dans ses vêtements, et malgré l’obscurité, on distinguait très nettement la croute brune qui refermait la plaie béante.

Shézac poussa un soupir lourd comme les pierres, et Eryad se serra contre Gallwen, qui l’enlaça tendrement.

Ehissian leur jeta un regard emplit de gratitude. Il avait tenté de rassurer le dragon et de l’éloigner de lui, mais sans l’intervention des deux jeunes hommes, Fallnir aurait refusé de le lâcher, quoiqu’il advienne.

Son cœur battait encore à un rythme effréné, à cause de la frayeur que cette situation lui avait causée. Si l’auburn était mort par sa faute, si ses flammes avaient consumé la vie du dragon pour sauver la sienne…

Il sentit quelque chose de chaud et d’humide couler contre sa gorge, mais il ne chercha pas à savoir s’il s’agissait du sang qui gouttait encore de son menton, ou bien des larmes trop longtemps retenues de son amant.

Il se contenta d’embrasser tendrement sa nuque et d’enfouir ses doigts dans les mèches cuivrées, le serrant passionnément contre lui pour l’envelopper de sa chaleur.

 

A suivre…

 

ooooooooooooooooooooooo

 

 Un chapitre qui se déroule à toute vitesse… La nuit de folie se termine enfin, on retournera à une situation plus calme dans le prochain. :p

Il se passe des tonnes de choses dans ce chapitre, et tout s’enchaine. Plus que jamais, si quelque chose vous a échappé, ou vous parait trop rapide ou obscur, n’hésitez pas à me le signaler que je puisse essayer de rectifier le tir. ^^ Et si vous n’avez rien vu mais que vous avez quand même un petit moment de libre devant vous, n’hésitez pas non plus à me laisser un petit mot pour marquer votre passage ! :p

Merci beaucoup d’avoir lu jusqu’ici, et à très bientôt !


 
 
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