Je voulais avancer un peu plus avant de poster, mais le travail non fait me rattrape et je n'aurais peut-être pas le temps d'écrire pendant les prochaines semaines...Alors voici le premier chapitre d'une fic qui en comptera deux ou trois. J'espère que ce n'est pas trop cliché. Bonne lecture! ***** Il observait les lignes prendre vie. Les fusains investissaient la page blanche dans un crissement plaintif et aigu ; les mines se brisaient parfois sous la pression des doigts, et les éclats créaient une constellation autour du point d'arrêt. Lignes droites, ou courbes, ou hésitantes...Un ensemble de traits qui en venaient à former une vague silhouette, puis un profil. Enfin les détails apparaissaient, comme émergeant de la surface livide du papier dessin : les phalanges qui se resserraient convulsivement sur le drap, la tête renversée en arrière, tout le corps tendu comme un arc que l'on bande...Une pâle imitation de Clésinger. De la femme prétendument piquée par un serpent, invite au plaisir, figure de l'érotisme, il ne retrouvait que la posture. L'érotisme s'en était allé avec cette fille au physique étrange. Le nouveau modèle lui donnait envie de sourire, et les sourires chez lui étaient toujours cruels.
Bérénice. De son homonyme, la belle princesse de Palestine, on avait pu dire : « Je vais, le cœur trop plein de votre image, attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. » Pas d'elle, impossible.
Lentement, les mains croisées derrière le dos, il erra entre les chevalets des étudiants, corrigeant à voix haute la dissymétrie d'un geste trop vif, d'un trait trop court. C'était le moment des biffures, les lignes se faisaient plus épaisses à force d'être repassées, on s'épuisait à chercher le mouvement juste qui manifesterait l'abandon. C'était l'acharnement de la ressemblance. Lucas se retourna vers lui avant qu'il n'arrive à sa hauteur, et son regard ambigu rencontra le sien. Il lui prit le fusain des mains, et se pencha pour modifier la courbe de l'épaule. Le souffle de l'élève lui effleura l'oreille, un mot chuchoté...Le billet changea de main, discrètement, puis il reprit sa marche. On entendait la pluie cingler la verrière de l'atelier. Encore une heure, soixante petites unités de temps à s'écouler dans le sablier. Alors il pourrait retourner à sa photographie.
De nouveau il posa les yeux sur le modèle violemment éclairé, et cette fois il n'essaya pas de contenir un rictus. Les épaules osseuses, une poitrine inexistante, des hanches de garçon, de longues jambes de sauterelle. Avec ses cheveux courts, elle ressemblait à un adolescent. Androgyne. De son corps tordu en vrille il émanait une énergie détraquée, et sa peau blême avait des reflets de maladie.
Ennuyé, il repoussa un coin de rideau et regarda dehors. La ville semblait s'accorder avec sa vision en noir et blanc. Pas de couleurs, juste une infinie nuance de gris, du blanc lourd du ciel à l'asphalte brillant des trottoirs. La pluie avait formé d'immenses flaques qui agissaient comme des miroirs et renvoyaient multiples les façades des immeubles, juste avant qu'une voiture passe et brise les reflets en gerbes d'eau. Des silhouettes anonymes erraient dans les avenues, ignorant qu'elles n'étaient que les éléments d'un plus vaste tableau d'ensemble. Si seulement il avait son appareil...Ses yeux le brûlaient de vouloir fixer l'image, et il se détourna. Dans sa tête se succédaient des milliers de clichés manqués, voulus, rêvés, diffractions d'idéal.
Il reporta son regard sur les esquisses, presque achevées maintenant. Le temps avait passé. Les étudiants s'acharnaient sur les finitions. Chez les plus doués, le corps était là, étendu vivant et chaud sur le papier ; la plupart n'avaient reproduit que la plastique, mais par éclairs on pouvait deviner le grain de la peau ou la lourdeur des membres. Après trois heures, le modèle était toujours d'une immobilité de statue, et c'était à peine si l'on pouvait percevoir sa poitrine se soulever, doucement. Il surprit son visage sur un dessin, et c'était comme un masque étrange et froid où brillait son regard fixe. Pas même l'ennui, seulement une dureté minérale, indifférente.
Il claqua des mains, marquant la fin de la séance. Les fusains délaissèrent tous le papier en quelques minutes, alors que les élèves rangeaient leurs affaires, rendaient leurs œuvres. Le modèle se leva, complètement nu mais détaché, pour aller rejoindre le paravent. Comme si son corps n'était qu'un objet impersonnel, ou comme si elle avait la beauté des reines, et il ne put s'empêcher d'admirer sa démarche tranquille.
Ordonnance des cartons, les tâches fastidieuses...Lorsqu'elle reparut, habillée de noir, un piercing ornant à nouveau son sourcil gauche, il se fit la réflexion qu'elle ressemblait à un clown triste. Un visage de poupée barbouillée de céruse, et ce regard dérangeant qui ne cillait pas. Elle quitta la salle sans un mot, lui laissant son corps en réflexion, comme une idée bizarre qui s'attarde.
Ce ne fut qu'alors qu'il réalisa qu'elle était une aberration aux lois canoniques, un insecte à épingler dans un cabinet de curiosités. Une image étrange et distordue. Il voulut courir après elle, après tout il était photographe.
Lorsqu'il sortit enfin de l'école de dessin, elle était adossée au mur à fumer une cigarette.
− Vous avez déjà posé pour un photographe, Bérénice ?
Réponses minimales. Elle prit sa carte, mais ne promit rien. La pluie avait cessé, et elle s'éloigna sous l'avenue de platanes au feuillage déchiré de lumière. |