Aléa eut du mal à supporter le voyage, aussi impatiente qu’anxieuse de faire la connaissance de sa « nouvelle famille ». De plus, elle ne parlait pas japonais -elle connaissait à peine quelques mots appris lorsqu’elle regardait les animes en japonais sous-titrés - . Par chance, le couple qui devait l’accueillir parlait anglais, une langue qu’Aléa maitrisait bien. Mais elle n’avait pas à s’inquiéter ; elle apprendrait vite le japonais. Du moins, elle l’espérait. Tandis qu’elle réfléchissait à tous ces détails, elle réalisa qu’elle n’avait même pas regardé qui la récupérait à l’aéroport de Tokyo. Elle fouilla dans son sac et trouva le papier chiffonné sur lequel c’était écrit. « A la sortie de l’aéroport, une voiture noire, modèle Suzuki SX4 1.6 VVT vous attendra sur le parking. Le chauffeur vous emmènera jusqu’à votre lieu de résidence », lu-t-elle avec appréhension. Un chauffeur ? Pourquoi n’était-ce pas le couple qui venait la chercher ? Et elle ne connaissait rien aux voitures, comment allait-elle reconnaître la sienne ? Tiens, il n’y avait aucune adresse notée. Elle ne l’avait jamais remarqué. Sans doute était-ce écrit sur une autre feuille qu’elle avait dû oublier chez elle. Avec toute la paperasse officielle qu’ils avaient reçu, ce ne serait pas étonnant. Il n’y avait comme seule indication qu’un nom qu’elle connaissait déjà: « famille Koruyii ». Elle n’avait pas de quoi s’inquiéter, elle verrait bien avec le chauffeur, il savait sans aucun doute où l’emmener. Encore faudrait-il qu’elle trouve cette fameuse Suzuki noire. Car des voitures, ce n’était pas ce qu’il manquait… Une fois arrivée, elle chercha l’auto noire qu’elle ne mit finalement pas si longtemps à trouver : elle était garée juste devant la sortie de l’aéroport et sur la portière côté passagers était tagué le nom de l’organisme qui finançait son voyage. Elle s’étonna que le conducteur ne soit pas sorti de sa voiture pour l’attendre et toqua timidement contre la vitre teintée. L’homme la regarda à peine mais la porte passagère s’ouvrit automatiquement. Aléa entra, de plus en plus surprise, et préféra s’assurer - timidement- qu’il l’amenait au domicile de la famille Kuroyii. L’homme lui répondit seulement d’un hochement de tête et mit le contact. Le moteur ronronna et il démarra. Elle fut estomaquée par la vitesse à laquelle roulait la voiture qui se faufilait entre les autres autos et les scooters avec l’agilité d’un chat. Elle était un peu inquiète mais le chauffeur semblait savoir ce qu’il faisait et il n’avait pas l’air très commode. De plus, une désagréable odeur de métal emplissait la voiture et lui irritait les narines. Elle supposait que cela provenait d’un problème dans la voiture. Cela ne lui inspirait rien de bon et elle avait hâte de sortir de la Suzuki. Elle essaya donc de se détendre, bien qu’elle doutait y parvenir. Cependant, elle n’avait pas dormi durant tout le vol et elle sombra vite dans ses rêveries. Etrange qu’elle réussisse malgré cette odeur. Après une temps de route indéterminé, dans un silence que seul le bruit du moteur venait troubler, la voiture s’arrêta brusquement et la portière côté passagers s’ouvrit à nouveau. Arrachée de sa torpeur, Aléa se demanda ce qu’il se passait jusqu’à ce que le conducteur lui fasse signe de sortir. Elle s’exécuta donc, supposant qu’ils étaient arrivés à destination. A peine fut-elle sortie que l’homme redémarra, ne laissant pas le temps à Aléa de le remercier. Se remettant tant bien que mal du manque flagrant d’amabilité du chauffeur, elle regarda autour d’elle pour trouver la maison mais… il n’y en avait pas une aux alentours! Elle se trouvait dans une petite ruelle déserte, qui, elle en était sûre, ne permettait pas à deux voitures de se croiser. Le chauffeur s’était-il trompé? Ce ne pouvait être ça. Il l’avait sans doute déposée dans la rue adjacente: il lui suffisait d’avancer tout droit et elle trouverait la maison, c’était évident. Bien qu’elle essayait vainement de se rassurer, la panique commença à la gagner et elle sentit son rythme cardiaque s’affoler. Elle accéléra le pas, impatiente de sortir de cette ruelle, regrettant pour la première fois d’avoir une imagination aussi fertile. Malheureusement -et comme elle le craignait-, un groupe de jeunes hommes apparu brusquement devant elle, lui coupant la route. Elle se retourna dans l’espoir de pouvoir faire demi-tour, prête à courir si le besoin s’en faisait sentir. Mais trois autres hommes étaient derrière elle. Cette fois, elle n’en doutait plus, elle se trouvait dans une position délicate. Et dire qu’il y a encore quelques heures, elle était en France avec sa famille ! Ce changement était trop brusque et avait quelque chose d’irréel. L’angoisse monta tout à coup, se lovant dans sa gorge sous la forme d’un désagréable nœud. Un véritable sentiment de terreur se répandit en vagues qu’elle ne parvenait pas à maîtriser et qui lui firent tourner la tête. Peut-être était-ce en partie à cause de cette odeur de terre acre et de pourriture qui la prenait à la gorge… Elle essayait d’envisager toutes les possibilités, son cerveau fonctionnant à toute allure, sa vitesse accélérée par l’adrénaline que lui procurait sa peur. Seulement, elle ne trouvait aucune solution: si elle tentait de foncer tête baissée vers l’un ou l’autre groupe dans l’espoir de passer la barrière que les hommes formaient de leur corps, ils n’auraient aucun mal à l’arrêter. Elle avait aussi pensé à crier mais ici, personne ne l’entendrait… Peut-être qu’ils ne lui voulaient rien? Impossible, dans ce cas, ils ne lui auraient pas coupé toute retraite. Elle décida alors de jouer la carte du bluff mais pour cela, il fallait déjà qu’elle réussisse à se calmer… et espérer que l’un d’eux comprenne l’anglais. Elle s’approcha de celui qui était en face d’elle. Il avait l’allure du « chef » du groupe, elle supposait donc qu’il faisait autorité. Sans doute avait-elle déduit cela à son corps carré et surdimensionné. Néanmoins, il n’avait pas l’air très malin, il semblait juste être une brute. Et il dégageait fortement cette odeur désagréable. Elle pensa qu’il pourrait la tuer à mains nues sans faire le moindre effort et un nouveau frisson lui parcourut l’échine. Déglutissant et prenant sur elle-même, elle s’adressa à lui avec une voix tremblante et dans un anglais piteux : « Heu…excusez-moi mais…vous me bloquez la route… quelqu’un m’attend, il va s’inquiéter… ». Sa voix se brisa tandis qu’elle réalisait combien cela sonnait faux. Jamais il ne la croirait ! Elle vit alors l’homme esquisser un sourire malsain, puis, l’ignorant totalement, il dit quelque chose qu’elle ne comprit pas aux hommes qui se trouvaient dans son dos. L’un d’eux répondit d’un ton désinvolte. Enfin, il la regarda à nouveau. Aléa attendait, anxieuse. Elle était tellement tendue qu’elle poussa un petit cri lorsqu’elle sentit une main sur son épaule. Elle se retourna précipitamment et vit le jeune homme qui l’avait fait sursauter. Il avait la peau particulièrement blanche et des cheveux noirs très longs. Ses yeux étaient sombres mais perçant. Il n’était d’ailleurs pas asiatique. Il avait beau paraître le plus jeune et le plus fragile –du fait de sa silhouette longiligne-, il lui inspirait à la fois crainte et attirance. En revanche, lui ne dégageait pas la même senteur que les autres. Non, c’était la même que celle du chauffeur : une odeur de métal. Malgré cela, une partie d’elle semblait maintenant endormie, étrangement calme tandis qu’une petite voix dans sa tête lui criait de fuir au plus vite. Mais cette sensation d’urgence ne parvenait pas à percer son esprit engourdi. L’homme lui parla alors d’un français mélodieux qui la sortit quelque peu de sa torpeur. - Comme tu t’en doutes, tu n’as aucun moyen de fuite. Alors tu vas gentiment nous suivre. Cela t’évitera d’avoir mal inutilement. Sur ces derniers mots, la petite voix suppliante vrilla le cerveau d’Aléa, augmentant d’intensité à une vitesse fulgurante. La jeune femme reprit ses esprits. Il avait raison, elle ne pouvait pas fuir et cette sensation de danger l’écrasait totalement, paralysant tout son corps. Que pouvait-elle bien faire ? Elle savait pertinemment qu’elle n’avait aucune chance face à ces hommes, ceci bien avant qu’on ne lui en fasse la remarque. Mais elle pressentait qu’il serait encore plus dur de fuir avec cet homme au teint blafard. Devait-elle les suivre ? Que lui feraient-ils ? Allaient-il l’emmener à un endroit encore plus reculé et dangereux ? Comptaient-ils la tuer ? Mais pourquoi ? Parce qu’elle était étrangère ? C’est alors que quelque chose la frappa : l’homme s’était adressé à elle en français. Comment savait-il que c’était sa langue maternelle ? Tout avait l’air comme… préparé et s’en était encore plus alarmant. Mais ce n’était pas vraiment son plus gros problème à cet instant. La tension et l’incertitude irradiaient tout son corps : elle n’osait plus bouger. Elle demanda donc d’un ton qu’elle voulait ferme : « Que me voulez-vous ? Je… - Nous t’attendions, la coupa l’homme aux yeux de jais. - Vous m’attendiez ? Vous devez vous tromper, bredouilla-t-elle. Je viens d’arriver, je ne connais personne, il est impossible que… - Mon maître veut te voir. - Mais puisque je vous dis que je ne connais per… Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que l’homme l’avait plaquée contre le mur, la main sur la bouche. Elle n’avait rien vu, l’avait juste senti l’emporter comme si elle n’était rien d’autre qu’une feuille d’automne emportée par le vent. Tout s’était passé si vite, TROP vite ! Quelque chose d’impossible… L’homme lui parla d’une voix qui aurait pu paraître calme et posée mais Aléa sentit que la colère couvait sous ce ton aimable. - Mon maître m’a demandé de te ramener en un seul morceau, dit-il. Alors si tu veux que j’accomplisse cette requête, je te conseille de te taire. Nous sommes bien d’accord ? Aléa tressaillit. Ainsi, ils pourraient à tout moment la tuer… Elle hocha la tête faiblement. L’homme la fixa encore quelques secondes et elle eut l’impression qu’il aurait pu la tuer d’un seul regard. Enfin, il retira sa main et aboya un ordre au groupe. Aléa n’osait pas se décoller du mur. C’était lui le vrai maître de la manœuvre, celui qui tirait dans l’ombre les ficelles du groupe. Mais pourquoi cette mascarade ? Pourquoi être resté jusqu’ici en retrait comme un simple subordonné ? Elle ne comprenait pas le but de toute cette mise en scène. Deux hommes la détachèrent du mur et l’encadrèrent tandis que deux autres se postaient devant et deux derrière, portant ses valises. L’homme à la peau de marbre prit la tête du groupe avec celui qu’elle pensait précédemment être le chef. Aléa fût soulagée que ni le grand baraqué ni l’homme aux cheveux longs ne soient à côté d’elle. Les autres avaient l’air beaucoup moins effrayants même si la puanteur restait désagréablement présente. Aléa se surprit à penser que peut-être ses « gardes du corps » feraient preuve d’inattention et qu’elle pourrait tenter de filer. La rue fréquentée n’était pas si loin après tout… L’espoir revenait, la réchauffait un peu malgré cette ambiance glaciale. Oui, elle avait peut-être une chance … Il lui fallait juste quelques petites secondes de distraction… Ils se mirent finalement en marche à pas lents, presque solennels, ce qui rendit Aléa encore plus mal à l’aise. Cela ressemblait trop à un enterrement… Elle frissonna à nouveau, réfléchissant de plus belle à ce qui l’attendait si elle ne parvenait pas à s’enfuir. Mais elle devait faire abstraction de cette peur qui lui tordait le ventre, oublier l’alarme qui résonnait dans sa tête et se concentrer sur ce qui l’entourait. Guetter ce moment qui pourrait lui sauver la vie… Une fois dans la rue fréquentée, elle trouverait sûrement quelqu’un qui puisse l’aider, en espérant que cela suffise car elle sentait que ce ne serait pas facile avec l’homme surnaturel. Oui, « surnaturel » était un mot qui correspondait bien à cet homme, le plus dangereux de tous. Bien que ce soit impossible, la théorie d’Aléa lui semblait de plus en plus plausible. Il n’avait rien de normal : sa rapidité, la couleur de sa peau et de ses yeux, sa force… et cette aura effrayante qu’il dégageait…. Sans oublier son odeur… C’était inhumain. Mais qu’est-ce que c’était dans ce cas ? Cette question la taraudait tellement qu’elle avait du mal à se concentrer sur une possible faille, une part de son esprit vagabondait à la recherche d’une solution, empêchant l’autre de prêter attention au reste. C’est pourquoi elle mit un certain temps à réaliser que les deux hommes chargés de sa surveillance ne s’occupaient pas vraiment d’elle. Ils semblaient amorphes et fixaient le dos du manipulateur avec un regard vide. La rue principale n’avait jamais été aussi proche qu’à présent, c’était l’occasion ou jamais ! Aléa ferma les yeux et prit sa respiration. Elle attendit quelques secondes, à l’affût d’une possible réaction mais les hommes ne lui accordèrent même pas un regard. Alors elle s’élança, aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Elle ne se retourna même pas pour savoir si elle était suivie, n’entendant que trop bien des pas lourds derrière elle, qui se rapprochaient de plus en plus dangereusement. Elle sentait qu’elle commençait déjà à s’essouffler, mais elle y était presque, encore un peu et elle sortirait de cette ruelle ! Elle savait qu’elle aurait dû crier, on l’entendrait à présent, mais l’effort de la course rendait sa respiration saccadée et elle ne se sentait pas capable de le faire. Elle pouvait juste courir, courir ou mourir. Elle ne se savait pas capable d’aller à une telle vitesse et elle voyait maintenant les passants dans la rue adjacente, elle allait y arriver ! Soudain, elle se sentie emportée, le choc lui coupant brutalement le souffle. Une douleur atroce vrilla dans sa tête et sa vue ne lui montrait plus que le néant, comme si elle était aveugle. Mais elle sentait que ses pieds ne touchaient pas le sol et qu’une main sur son cou l’empêchait de respirer. Quelque chose de poisseux lui coulait à l’arrière de la tête. Que s’était-il donc passé ? Petit à petit, les tâches noires qui obstruaient sa vision finirent par s’estomper et elle le vit. Il l’avait rattrapée et l’avait à nouveau plaquée contre le mur. Mais cette fois, il l’y avait violemment projetée et sa tête avait heurté le béton. Le sang lui coulait maintenant le long de la nuque en un flot ininterrompu. Lui la regardait d’un air furieux, ne cherchant même plus à cacher sa rage sous une apparence avenante. Mais ses yeux reflétaient quelque chose de plus que de la colère, elle ne parvenait pas à savoir quoi. Peut-être une forme…d’avidité. Les bras d’Aléa s’agitaient frénétiquement dans le vide en une danse d’impuissance. Aléa savait qu’elle ne pourrait sûrement pas échapper à l’étau qui enserrait sa gorge mais elle ne pouvait s’y résoudre. Il allait la tuer ! Elle ne voulait pas mourir !! Alors elle chercha à s’agripper à la poigne de fer, ses mains tentant vainement de griffer la peau de son agresseur. Rien n’y faisait, c’était comme si cela ne lui faisait rien de plus que des caresses. Elle avait beau lui lacérer la peau du mieux qu’elle le pouvait, il n’esquissait pas un geste ni ne grognait à cause des plaies qu’elle lui faisait. Il ne desserrait toujours pas sa prise, à croire qu’il attendait qu’elle étouffe… |