Un épais voile de silence était tombé sur la pièce, et je n'osais même plus respirer, me sentant de trop dans cette chambre, qui,  quelques minutes plus tôt, m'avait semblée si accueillante. Je me dépêchais de vider ma valise et dès que j'eus fini, je me précipitais dans le couloir, reprenant de grandes bouffées d'air.

Si je devais vivre toute une année dans la même chambre que cet homme, j'allais devenir fou. Errant dans le dortoir, mon esprit perdu dans les hypothèses que je m'inventais au fur et à mesure, mes pas me menèrent dans une grande salle très calme.

Je fus surpris de constater que c'était une sorte de réserve d'instruments de musique. Il y avait de tout, de la flûte traversière au tuba en passant par le violon. Je repérais dans un coin de la pièce un  piano couvert de poussière. Par chance, personne n'en jouait et je m'assis silencieusement sur le tabouret de bois sombre. La grande salle était vide, et la résonance semblait idéale. Je plaçais mes mains au-dessus des touches et commençai à jouer.

La mélodie de mon morceau préféré résonna bientôt dans la pièce avec un son dépassant de loin celui des autres pianos que j'avais pu essayer dans ma vie. Ce piano avait beau être vieux, il avait un son magnifique. La musique s'éleva, légère. J'avais toujours aimé l'harmonie de cette composition mais sur cet instrument, les notes me semblaient dix fois plus belles.

Je fermais lentement les yeux, mes mains glissaient sur le clavier sans que j'ai besoin de les regarder. Transporté par la musique, je ne me rendais pas compte de ce qui se passait autour de moi et quand j'ouvrais les yeux, un jeune homme était assis sur le bord du piano et me souriait, le visage dans les mains. C'était le portrait craché d'Aracelis.

"Erik Satie, Gnossienne n°1 ? Tu joues très bien, j'adore ce morceau, mais je préfère Debussy."

Il m'étonna en sortant le nom exact du morceau que je jouais, peu de monde dans mon entourage avait entendu parler de ce compositeur et encore moins ses œuvres. J'esquissais un sourire, et engageait la conversation, ravi d'enfin parler avec quelqu'un qui partageait les mêmes passions que moi.

"Ce n'est pas grand chose, le morceau n'est pas bien compliqué. Tu joues aussi ?"

"Pas du tout, mais j'aimerais beaucoup. Je fais des études de musicologie ici, alors je m'intéresse, quoi de plus logique. Ici, on ne dirait pas, mais de nombreux élèves connaissent en détail de nombreux compositeurs, et beaucoup aussi jouent d'un instrument. C'est une des seules échappatoires qu'on ai, les cours sont très difficiles, on cherche un moyen de s'évader. D'ailleurs, si tu cherche quelqu'un qui s'y connaît vraiment bien en musique, tu devrais parler à Seth Hyde. Enfin, s'il te répond, évidemment."

Je clignais des yeux. Seth Hyde, mon chaleureux camarade de chambre, un connaisseur en matière de musique ? Finalement, ça ne m'étonnait qu'à moitié. Il était parfait dans ce rôle de pianiste glacial qui possède un don musical de génie mais qui en dehors de son instrument, n'a de contact avec personne. Cliché, mais efficace.

"Seth Hyde tu dis ? Je me renseignerais, merci pour l'info… Excuse moi de te demander ça, c'est soudain, mais, est ce que tu aurais un lien de parenté avec une Aracelis Green ?"

Il parût étonné durant quelques secondes.

"Non, pourquoi tout le monde me le demande ? Je ne sais même pas qui c'est."

Je ne pus réprimer un sourire à la vue de son air interrogateur, et continua ma discussion avec lui. Nous parlâmes quelques minutes de musique, et tandis qu'il m'expliquait ses laborieuses tentatives d'apprentissage de divers instruments, je l'observais en détails. Il était à l'opposé physique d'Aracelis avec ses cheveux bruns et courts, ses yeux sombres, mais son grand sourire et son visage pétillant rappelait sans doute possible celui de son sosie féminin, et l'espace d'une seconde, j'envisageais de les faire se rencontrer.

Il s'éclipsa peu après, toujours le sourire aux lèvres.

"Au fait ! Je m'appelle Pepper Corell !"

J'étais content de rencontrer des gens si agréables, parmi quelques connaissances plus… Rafraîchissantes.

Revigoré par une telle entrevue, je revins à mon morceau de piano, que je terminais, et en jouait encore trois autres. Je me sentais bien mieux, et, enfin détendu, je me décidais enfin à rejoindre la chambre.

A mon arrivée, Seth était assit sur le rebord de la fenêtre, un cahier à la main. Aucun réaction à mon entrée, pas un regard ni une parole. La pluie s'était mise à tomber, et tapait doucement contre la vitre. Quand je m'affalais sur mon lit, je me rendis compte que mon agréable camarade était en train d'écrire.

Ses yeux de glace ne quittaient pas le paysage éteint et j'en profitais pour l'observer, persuadé qu'il ne me voyait pas. En le détaillant, l'image des œuvres de Bernini me revint à l'esprit. Toutes ses sculptures représentaient des hommes et des femmes aux proportions parfaites, et aux visages magnifiques et insensibles. Seth m'apparu comme l'une de ces statues. Il ne bougeait que les mains, pour tourner les pages, et les yeux, qui passaient de la fenêtre au cahier. Il continuait d'écrire, sans détourner un instant le regard.

Allais-je véritablement passer toute mon année dans ce désespérant silence ? J'étais bien content que la rentrée se soit déroulée un jeudi, dès demain je serais chez moi et je pourrais trouver une solution à ce problème de colocataire.

Je me sentais étouffer et me rendis une dernière fois dans les couloirs, dans le but de trouver une salle de bains. Je me jetais sous la première cabine de douche que je trouvais vide. Sans attendre quoique ce soit, je me glissais sous l'eau, glacée pendant quelques secondes.

Rien ne me détendit plus que l'eau glaciale. Les quelques instants où je restais, grelottant, ma peau parcourue de frissons, me donnèrent plus de tonus que dix tasses de café. Il ne m'en fallut pas plus pour m'armer contre Seth. Je décidais de lui parler, de comprendre pourquoi il m'en voulait autant.

Quand j'entrais, Seth était de nouveau allongé, mais cette fois, il était endormi. Ma bouffée d'adrénaline gracieusement offerte par l'eau froide de la douche disparut instantanément. Il était juste habillé du pantalon qu'il avait porté toute la journée, ses autres vêtements posés sur la chaise de son bureau. Sur sa poitrine reposait son cahier, qu'il tenait encore entre ses doigts et son autre bras pendait le long du lit. J'observais son visage endormi. Il me semblait bien plus serein quand il ne se protégeait plus de sa barrière de glace.

Approchant doucement mes mains, j'enlevais le livre d'entre ses doigts et le reposait sur le bureau, résistant difficilement à la tentation de le lire.

Prit d'un élan de gentillesse, je tirais les draps sur lui et l'observais une dernière fois avant de moi aussi me glisser dans mon lit. J'attrapais un des nombreux livres qui gisait au fond de ma valise, et me lançait dans une lecture silencieuse.

Les heures défilèrent dans un silence de mort, et Seth ne bougea pas d'un pouce. Je me laissais bercer par le bruit de la pluie, et m'endormis très rapidement, en tournant le dos à Seth.

Je me réveillais aux pâles lueurs de l'aube, en même temps que le corps de Seth, qui montra enfin un signe de vie. Les doigts de sa main libre remuèrent et quelques secondes plus tard, ses yeux s'ouvrirent lentement. Il tourna son regard vers moi, et quand je m'en rendis compte, je me dépêchais de feindre le sommeil.

"Ouvre les yeux, je t'ai vu."

Pour la deuxième fois qu'il me parlait de sa voix grave, c'était encore pour me mettre mal à l'aise. Je me sentais très gêné. Pourquoi est ce qu'il fallait toujours que je fasse des choses qui me mettaient dans des situations très désagréables ? Pendant que mon rougissement diminuait, je détournais les yeux quand il commença à changer de vêtements. Pourtant je ne pus m'en empêcher, mes yeux le cherchaient sans cesse.

La faible lueur matinale qui éclairait la pièce faisait ressortir la pâleur de sa peau. Sur son visage parfait, aucune trace de fatigue quelconque, on aurait simplement dit qu'il avait fermé les yeux quelques secondes, mais pas qu'il se venait de se réveiller. Pourquoi ne parvenais-je pas à me détacher de lui ? Je devais me l'avouer, ce bloc de glace était magnifique.

M'arrachant à ma contemplation, je décidais de m'habiller pour penser à autre chose. Quelques minutes plus tard, il sortit de la chambre, me lançant un unique regard avant de quitter la pièce.

Je ne su pas comment interpréter le sentiment qui me frappa quand ses iris glacés rencontrèrent les miens. C'était comme un mélange entre de la peur et de l'attirance. En un mot, de la fascination.

Je secouais ma tête pour me réveiller. J'oubliais presque que les cours débutaient dans moins d'une demi-heure. Je me dépêchais de finir de m'habiller et je partis vers la cafétéria. Dans ma marche rapide, je bousculais Pepper, qui se joignit à moi pour un rapide petit déjeuner.

"Pourquoi tu ne m'a dis que tu es dans la même chambre que Seth ? Tu as une chance inouïe !"

Il m'étonna encore une fois de ses propos.

"Tu parles d'une chance, je me demande comment quelqu'un peu être aussi distant avec les autres. On dirait un robot, ses phrases sont courtes, sèches et froides. Il ne m'a parlé que deux fois, pour me dire 30 mots en tout, et il a faillit me congeler sur place à chaque fois qu'il m'a regardé. Je me demande sincèrement si ce type à un cœur. En quoi c'est une chance, de vivre avec un glaçon ?"

Pepper eut un petit sourire.

"C'est vrai, il n'est pas vraiment bavard, mais il s'y connaît en musique. En fait non, il s'y connaît en tout. Il à réponse à tout. Ca fait un moment qu'il est inscrit ici, avant en tant qu'élève comme nous, et maintenant en tant qu'étudiant en littérature. Tout le monde le connaît plus ou moins, mais c'est vrai qu'en réfléchissant, jamais personne n'a parlé du moindre sourire de sa part. Mais bon, toi tu es chaleureux, il devrait bien avoir une réaction au bout d'un moment !"

Comment faisait-il pour être aussi enjoué si tôt le matin ? Quoi qu'il en soit, sa gaieté me mit de bonne humeur et je partis vers les immenses salles de classes avec le moral légèrement remonté.

J'eus l'impression d'avoir raté un mois de cours dès que l'enseignant commença à parler. Le rythme était tellement élevé que je comprenais enfin pourquoi Pepper avait parlé d'échappatoire la veille. Je ne trouvais même plus le temps de reprendre mon souffle entre deux paragraphes de prise de note assidue, et pourtant, je ne pouvais empêcher l'image de Seth d'apparaître devant mes yeux toutes les minutes.

Quand le professeur accompagnée des étudiants que j'avais vu la veille entra dans l'amphithéâtre, je trouvais soudain de l'intérêt à ma morne journée. Les jeunes gens se succédaient, et enfin, quand le dernier d'entre eux entra, je trouvais celui que je cherchais. Il était toujours aussi beau, avec son charme de glace, ses yeux bleus et ses traits angéliques. Mon cher compagnon de chambre ne manquait pas à l'appel, et je ne le lâchais pas des yeux.

Ils prirent tous une place dans la pièce et Seth s'assit quelques mètres devant moi, seul, ce qui ne m'étonna pas. J'observais les muscles de son dos qui marquaient l'étoffe de son haut. Comment avait il réussi à avoir un tel corps ? De dos, de profil, et encore plus de face, il était exquis et sexy. Fille comme garçon, personne n'aurait pu le nier. D'ailleurs, je me demandais s'il était avec quelqu'un. Cette personne devait avoir du courage pour supporter tant de froideur.

Étais-je jaloux de son physique parfait ? Voulais-je pouvoir le connaître mieux ? Avais-je envie de voir ce corps de plus près ?

Perdu une fois encore dans mes étranges pensées, il me fallut du temps pour que je remarque que l'enseignante me faisais des remarques sur le fait que je ne suivais pas du tout le cours. M'arrachant à ma dévorante observation, je me remis à écrire. Mais je ne pouvais pas résister, il était comme un aimant pour mes yeux, je ne pouvais que m'autoriser un long coup d'œil à mon camarade de chambre dès que je le pouvais.

Durant la journée, je croisais Aracelis et Pepper, mais jamais sur une longue durée, ce qui ne me permit pas de les faire se rencontrer. Je me réjouissais de retrouver mon vrai chez-moi le soir même, pour pouvoir parler à quelqu'un d'extérieur à ma situation, demander quelques conseils.

Quand la fin des cours sonna enfin, je m'étonnais que ma tête soit toujours en place. Tous les cours étaient tellement difficiles à suivre, il allait vraiment falloir que je m'accroche pour réussir mon examen de fin d'année.

J'allais vers l'internat pour récupérer mes affaires. Quand j'entrais dans la chambre, Seth y était déjà, assit sur le bord de la fenêtre. J'essayais de ne pas faire attention à lui, et entre deux regards en coin, je rassemblais mes vêtements et jetais tout en boule dans ma valise.

"Heu… Bon week end Seth… A la semaine prochaine…"

A mon grand étonnement, ma voix tremblait. Il ne s'agissait que de lui dire au revoir pourtant. Et puis, je ne m'attendais pas à une réponse, alors pourquoi étais-je si nerveux ? Comme je l'avais prévu, il ne se tourna pas vers moi, ne me parla même pas. Je sortis donc de la pièce, déçu et de nouveau gelé par un tel comportement.