Toujours sur le pas de la porte, Neuro se trouvait dans l’incapacité de bouger, tant l'action se déroulant sous ses yeux le déconcertait.

Les deux anges étaient penchés sur leur victime qui se débattait comme un beau diable sans parvenir à s'extraire de leur poigne. L'un d'eux entravait ses bras pendant que l'autre lui arrachait ses vêtements. Elle se mit à hurler alors que son agresseur s’apprêtait à la déposséder de son dernier rempart à la pudeur.

Neuro essayait de faire le rapprochement avec ce qu'il avait pu voir dans le monde des enfers mais l'expression terrifiée de Key ne collait pas au tableau. Il arrêta ses conjectures en apercevant son visage inondé de larmes et déformé par la terreur se tendre vers lui dans une supplication muette.

Avec un soupir las, Neuro déballa l'un de ses 777 outils démoniaques et transperça les deux anges avant qu'ils n'aient pu esquisser le moindre geste.

Avant que les corps aient pu disparaître, Key s'était écartée et avait tenté de se couvrir mais ses vêtements étaient inutilisables, réduits en lambeaux dans l'empressement de ses agresseurs à la détruire corps et âme.

Les larmes coulaient sans interruptions de ses yeux pour sillonner ses joues livides. Elle finit par s'effondrer et à sangloter, son corps secoué par le chagrin et la peur.

Neuro lécha le sang qui s'échappait d'une égratignure sur son poignet en l'observant, indécis et totalement imperméable face à la terreur palpable de Key. Il se décida à l'approcher et, se séparant de sa veste, la déposa sur ses épaules.

- Il faut partir, Key, souffla-t-il d'une voix neutre. D'autres pourraient venir.

La jeune fille se redressa difficilement et suivit d'un pas incertain le démon jusqu'au cabinet. Par chance, son imper était intact. Elle s'en empara et s'empressa de l'enfiler et de le fermer. Encore sous le choc de ce qu'elle venait de vivre, elle ne cherchait pas à retenir ses larmes. Se forçant au calme, elle observa Neuro, assis comme à son habitude sur l'accoudoir mais il avait perdu son air insouciant et parlait avec un sérieux qui la fit frémir, son téléphone collé à l'oreille.

- Yako, où es-tu ?
- Avec Shinobu, pourquoi ?
- Restes avec lui, lui ordonna-t-il. Je vous rejoins dans pas longtemps.
- Neuro, qu'est-il arrivé ? Explique-moi !
- Pas maintenant, trancha-t-il.

Et il coupa la communication, ses yeux posé sur l'hybride qui fixait d'un air absent le service à thé abandonné plus tôt.

- Key. (Elle posa son regard sans vie sur lui) On y va.
- Pourquoi avez-vous mis autant de temps à intervenir, gronda-t-elle sans esquisser le moindre geste.

Il ne lui répondit pas et sans l'attendre sortit et descendit, sachant qu'elle ne tarderait pas à le rejoindre. Ce qui s'avéra juste : elle apparut à l'entrée, ses yeux animés d'une colère féroce qui fit frissonner de plaisir le démon.

- J'aimerai passer chez moi pour m'habiller, déclara-t-elle d'un ton qui ne souffrait aucun refus en le dépassant.
- Tu ferais bien de faire ta valise au passage, répondit-il en la suivant d'un pas guilleret.

Ils marchèrent ainsi une dizaine de minutes pendant lesquelles ils n'échangèrent pas un mot. Neuro regardait à droite à gauche, posant un regard indifférent sur ce qui l'entourait, ses yeux exagérément écarquillés. Key, quant à elle, efforçait de ne pas calculer le démon mais, le choc passablement digéré, une multitude de questions la démangeaient.

- Neuro ?
- Key, répliqua-t-il en posant son regard curieux sur elle.
- Comment me connaissez-vous alors que j'ignore moi-même mon identité ?

Le démon eut un sourire à peine perceptible et observa la rue bondée dans laquelle ils se trouvaient. La nuit tombait sur la ville et une effervescence bien différente de celle de la journée bruissait dans les rues commerçantes.

- Tu es une entité célèbre dans les deux Royaumes avisés, déclara-t-il.
- Avisés, répéta Key, intriguée. 
- Les Ténèbres et les Cieux; ceux qui ont conscience des deux autres, lui répondit posément le démon. Tes précédentes incarnations sont devenues populaires chez les démons parce qu'elles faisaient tourner les anges en bourrique.
- Mais elles finissaient toujours par se faire tuer...
- Parce qu'aucune d'elles n'a eut le temps de s'éveiller, répliqua Neuro.

La jeune fille lui lança un regard de pure incompréhension puis lui fit signe de la suivre dans une ruelle latérale. Ils se faufilèrent à travers la foule, déjà moins dense et s'arrêtèrent devant un petit immeuble modeste mais très propre. Neuro observa longuement les fenêtres, toutes agrémentées selon les goûts des occupants. Le démon tenta de deviner où habitait la jeune fille et opta pour celle du troisième étage, la troisième en partant de la gauche. Des petits pots de plantes aux fleurs resplendissantes et aux rideaux faits dans un tissus vaporeux et vert anis.

"Comme les paillettes dans ses yeux" constata-t-il en baissant les yeux sur elle.

Elle fouillait frénétiquement dans son sac à main à la recherche de ses clés. Elle paniqua un instant puis poussa un soupire de soulagement en sortant le trousseau. Elle ouvrit et l'invita à rentrer mais Neuro insista silencieusement pour qu'elle entre la première en lui tenant la porte. Elle le remercia d'un hochement de tête et s'engouffra dans le hall vétuste. Après un dernier regard menaçant par dessus son épaule, il lâcha la porte et suivit sa protégée. Comme il l'avait prévu, ils gravirent les trois étages par les escaliers car fautes de budget, l'ascenseur avait été condamné. Arrivé sur le perron, elle déverrouilla la porte peinte en gris claire, l'ouvrit et s'engouffra dans le minuscule vestibule.

Ôtant ses chaussures, elle partit comme une fusée vers sa chambre et s'empressa de se vêtir d'une salopette en jean et d'un sweat à capuche. Quand elle reparut, Neuro était toujours dans le couloir et observait l'entrée avec intérêt.

- Vous n'entrez pas, Neuro ?
- Volontiers.

Il quitta enfin ses chaussures vernies et le vestibule et se laissa guider dans le salon, où il prit place dans un confortable canapé.
Key ne prit pas la peine de lui proposer à boire ou à manger et repartit dans sa chambre faire son sac.

- Que voulez-vous dire par "éveiller", Neuro, cria-t-elle.
- L’éveil, c’est quand tes mémoires ancestrales vont te revenir et que tu seras en mesures t’utiliser tes pouvoirs.
- Quels pouvoirs, l’interrogea-t-elle encore en débarquant avec un énorme sac de voyage.
- Aucune idée. Tes précédentes incarnations sont enveloppées de mystères. Tu es la première que je rencontre. 

Elle hocha la tête et s’assit face à lui, sur le tapis. Il semblait légèrement fatigué, détails infime mais insolite pour un démon de sa trempe. Soudain, elle remarqua qu’il n’avait pas lâché son flanc droit et qu’il se faisait, en vérité un point de compression, elle qui pensait que c’était l’une de ses étranges manies. Elle se précipita et esquiva la main qu’il avait tenté de mettre en travers de son chemin pour la stopper. Arrachant sa main de sa chemise, elle pâlit tant la plaie saignait et semblait profonde. Elle ne pouvait sûrement pas l’envoyer à l’hôpital, d’une, parce que les anges devaient les attendre à la sortie de l’immeuble et de deux, parce qu’il ne devait pas se soigner comme un humain.

Elle approcha sa main de la plaie mais cette fois-ci, Neuro lui saisit le poignet.

- Ne touche pas ! Le sang des démons est corrosif. Ça te ferait fondre les doigts en quelques secondes.
- Bien. Alors, laissez-moi au moins couvrir le canapé. Il est au propriétaire.

Elle partit rapidement vers la salle de bain et revint tout aussi vite. Elle lui fit signe de se lever et étendit plusieurs serviettes repliées.

- Allongez-vous, lui ordonna-t-elle.

Elle n’était pas inquiète. Le détachement du démon pour sa propre blessure la forçait à prendre sur elle-même. Cependant, elle analysait la situation et les plusieurs possibilités s’offrant à elle avec un sérieux presque comique. Sourcils froncés, elle marmonnait seule en secouant la tête.

- Comment vous vous soignez, en général ?
- Avec du sang démoniaque. Le mieux, c’est les anges. Ça soigne très bien mais c’est très dur à se procurer en Enfer et en plus, ça a le goût de vos médicaments.
- Le sang a un goût, relava Key sans quitter des yeux sa blessure.
- Oui, celui des démons est très épicé. Chaque individu à sa propre saveur, si tu veux. Disons que j’ai un goût de curry et un autre de piment très fort.
- Cela dépend de votre force ?
- Excellente question, jeune fille. A laquelle je n’ai pas de réponse.

Elle garda le silence. Une idée folle, effrayante et pourtant, attrayante lui trottait dans la tête. Elle releva son minois vers le démon qui ne bougea pas d’un cheveu et rougit. Dans un certain sens, elle trouvait le démon attirant même si elle ne l’admettrait jamais.

- Et mon sang ? Il pourrait vous soigner ?
- Sûrement, réfléchit-il sans la lâcher du regard. Il doit posséder la propriété des deux races.
- En espérant qu’il ait le goût du démon et le pouvoir de guérison d’un ange, plaisanta-t-elle pour cacher sa peur croissante.

Elle partit dans la cuisine et revint avec un couteau bien aiguisé. Elle s’assit à ses pieds et hésita.

- Comment s’y prend-t-on ?

Il tapa le coin du canapé et se mit en position assise en souriant. Elle s’installa près de lui et attendit sagement, serrant les poings pour en amoindrir les tremblements. La soulevant comme une plume, il la posa sur ses jambes croisées, dos à lui. Dégageant délicatement son cou, il en huma le parfum et eut un frisson de plaisir.

- Ne t’en fait pas. C’est indolore…

« Sauf au début » ajouta-il mentalement en plantant ses crocs dans sa jugulaire.

Elle laissa s’échapper un gémissement de douleur entre ses lèvres closes et se crispa. Neuro passa un bras autour de sa taille et bloqua les siens, la neutralisant totalement.

« Détend-toi » lui indiqua-t-il.

« Très drôle » râla-t-elle. « Comment voulez-vous que je me « détende » alors que j’ai vos crocs plantés dans le cou ? »

« Comme ça » répondit-il en se laissant glisser dans le canapé, sa proie toujours sur ses genoux.

Il détacha ses crocs le temps de l’installer confortablement puis les replanta. Key se rendit compte qu’elle ne sentait plus aucune douleur mais une étrange langueur comme si elle avait prit des somnifères. Elle se blottit contre lui et ferma les yeux. Au final, ce n’était pas si désagréable qu’elle l’avait imaginée. C’était même plaisant. Le démon la serrait contre lui et la traitait avec douceur. Elle était au chaud dans ses bras et à deux doigts de s’endormir.