« Ça va ? » demanda-t-il. « Oui, je crois. Je me sens toute… détendue »
Il la serra brièvement, euphorique. Son sang était un régal incomparable avec tous ceux qu’il avait pu goûter. Une explosion de saveurs ! Sa teneur en magie était incroyable et cela faisait longtemps que sa blessure était refermée. Pourtant, il lui était impossible de se décrocher de cette corne d’abondance.
- Neuro, l’appela-t-elle d'une voix éteinte.
« Oui » Répondit-il, intrigué. Elle paraissait soucieuse. Il l’entendait dans sa voix et le lisait dans son sang.
- Vous ne me trahirez pas, n’est-ce pas ?
« Pourquoi voudrais-tu que je te trahisse ? » demanda-t-il, inquiet.
- Je ne sais pas… Dans le cas où certains démons choisiraient de ne pas m’aider et de me vendre à ces monstres, vous resteriez avec moi ?
Elle était morte de trouille, tremblante de peur même. Et étrangement, ce qui l’agacerait chez une autre, la rendait adorable aux yeux du démon. Décrochant sa mâchoire de son cou, il y déposa un baiser et se recula, de manière à voir son visage. De grosses larmes menaçaient de déborder de ses beaux yeux violets pailletés de vert. Il posa ses mains sur ses joues, un élan de… De quoi, au juste ? Ce sentiment lui était totalement inconnu. Mais il lui procurait un tel bien être que c’en était écœurant.
- Je ferais ce que je trouve de plus sécurisant pour toi, Key. Ta venue m’offre le mystère qui serait capable de me rassasier définitivement. Je ne vais pas le laisser m’échapper aussi facilement.
Elle hocha la tête, partagée entre le soulagement de sa promesse et la tristesse de ses motivations. Mais c’était déjà ça. De plus, il n’y avait aucune raison qu’il fasse ça par amitié, ils ne se connaissaient pas.
- Dans tous les cas, ton sang est un délice. Je n’ai jamais rien goûté de pareil ! - Je suppose que je dois vous remercier pour le compliment, dit-elle en riant. - Il faut arrêter le saignement, indiqua-t-il en léchant son cou, arrachant un frisson à la jeune fille.
Il se leva et la regarda, son visage impassible. L’influence qu’elle avait sur lui l’agaçait. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de ressentir de la joie. Elle ne semblait plus effrayait et lui accordait plus d’attention. Elle releva la tête et rougit. Baissant les yeux sur son abdomen, elle écarta le pan de chemise lacéré et constata qu’il n’y avait plus une trace de blessure, pas la moindre cicatrice. Comme s’il n’y avait rien eu.
Le bilan fait, elle se leva et chancela. Le démon avait prélevé trop de sang. Mais il fallait tenir. Ils devaient encore sortir de l’appartement. Pour aller où ?
Elle voulut se retourner pour interroger son mentor mais elle vacilla, prise de vertiges. Le démon l’attrapa et la souleva dans ses bras. Elle s’accrocha, paniquée et ferma les yeux.
- Je vais refermer ta plaie et après, tu mangeras un peu avant que nous partions. - Je dois prendre des vêtements pour combien de temps ? - Longtemps, je ne suis pas sûr que nous revenions avant un mois, voire plus.
Il la déposa sur le rebord de la baignoire et se pencha sur son cou. Par chance, la blessure avait arrêté de saigner.
- Tu as de quoi nettoyer ? - Oui… Mais, je vais le faire, ajouta-t-elle en se levant.
La prenant par les épaules, il la força à se rasseoir. Ouvrant un placard, il en sortit une trousse de secours qu’il ouvrit. Il prit ce dont il avait besoin, se tourna vers la jeune fille dans l’intention de la soigner et se stoppa net. Elle le regardait, rouge comme une pivoine, visiblement très gênée.
- Pourquoi faites-vous tout ça, Neuro ?
Il sourit et déposa une compresse imbibé d’alcool contre sa jugulaire.
- Parce que j’ai besoin de toi en forme et maîtresse de tes moyens, répondit-il tranquillement. Grâce à ton sang, je suis en mesure de te protéger mais il faudrait que tu apprennes à te débrouiller seule.
Il ne lui disait pas tout car il ignorait lui-même ce qui le poussait à se comporter ainsi avec elle. Et, dans le fond, il n’était pas pressé de le savoir.
Il finit de lui poser son pansement et s’écarta, mains sur les hanches pour évaluer si la jeune fille était en mesure de lever. Elle était exténuée mais tentait de faire bonne figure.
- Tu as quelque chose à manger ? - Oui mais je n’ai pas particulièrement faim, répondit-elle en s’étirant. Au fait, où allons-nous ? - Chez Shinobu. Je vais l’appeler. - D’accord. Je vais vérifier que je n’ai rien oublié. Il faudra que je pense à régler le loyer. - Tu peux annoncer ton départ, lui indiqua-t-il.
Elle le regarda, protestant muettement.
- Même si tu devais revenir dans peu de temps, mieux vaut te trouver un nouvel appartement. Les anges ne te laisseront pas en paix, ici. Et si tu travaille, il va falloir faire de même. - Mais comment je vais faire pour vivre ? Je n’ai pas un sous de côté. - Certes, mais tu m’as, moi et Shinobu aussi. - Il est hors de question que je vive aux dépends d’un autre ! - Je ne vois pas les choses de cette manière. Disons que c’est un échange de bon procédé : je te paie tout ce dont tu as besoin contre ce succulent mystère dont tu es la clé. - Et s’il s’avérait que ce mystère ne soit pas à la hauteur de vos attentes ? - Alors, nous serons quittes. Je ne vais pas te faire payer pour ça. Aucun de nous ne sait ce qui nous attend.
Elle ne dit rien cependant, elle n’en pensait pas moins. Elle se leva, le défiant de l’aider et sortit de la pièce. Il la suivit, amusé. Prenant son portable, il appela Yako qui décrocha immédiatement.
- Neuro ? Tout va bien ? - Oui. Est-ce que Shinobu est avec toi ? - Oui. Je te le passe.
Key l’observait du canapé, emmitouflée dans une couverture, épuisée.
- Neuro ? - J’ai besoin d’une voiture. Blindée de préférence avec des gardes du corps. - OK… Mais pourquoi faire ? - Notre nouvelle cliente a quelques soucis avec des anges. Je ne peux pas les tuer en pleine rue. - Bien, dit-il après quelques secondes de silence. Où faut-il aller ?
Neuro lui transmit l’adresse, impassible et s’éloigna discrètement.
- Key est très affaiblie. Il faudrait que tu la loge dans tes appartements, en haut du building. Le sien n’est plus sûr. - Elle a besoin d’un médecin ? - Non, ça devrait aller. Il faudra juste qu’elle change son pansement ce soir. - Bon… Le fourgon devrait arriver dans une demi-heure. Tenez-vous prêt.
Neuro raccrocha et observa sa protégée. Elle somnolait, sereine. Il s’assit délicatement près d’elle et retira les mèches devant son visage. C’était vraiment une chance qu’elle soit encore en vie. Elle ne savait pas cacher son aura et les anges semblaient la suivre depuis longtemps. Alors, soit elle se montrait plus débrouillarde que ses précédentes incarnations et mettait toutes les tentatives de ses ennemis en échec, soit les anges attendaient quelque chose, ce qui n’était pas bon signe car cela signifiait que l’affaire prenait une tournure qui ne serait pas à leur avantage.
Il se laissa aller contre le dossier du canapé et soupira. Il allait devoir faire appel à d’autres démons. Il n’avait pas assez d’informations pour se lancer dans cette affaire et il fallait aussi instruire Key sur tout ce qui touchait de près ou de loin aux deux Royaumes.
A tous les coups, ils devraient retourner aux enfers, ce qui ne l’enchantait guère. Il poussa un nouveau soupire et se figea en sentant la jeune fille remuer près de lui. Elle se tourna et posa sa tête contre son épaule. Elle ne bougea plus, provocant un grand trouble chez le démon. S’il était humain, bien qu’il le devienne en partie, son pouls se serait accéléré sous l’effet d’une montée d’adrénaline. Mais il ne ressentit qu'une sensation diffuse qui se propagea dans tout son abdomen et le réchauffa. Il sourit et posa une main bienveillante sur la chevelure d’ébène de la jeune fille.
Il fallait qu’il la protège. Elle était encore trop naïve pour la laisser seule. Sa douceur et sa candeur étaient des armes à double tranchant et dans cette guerre prête à éclater, elles ne lui seraient pas d’une grande aide.
Sentant son téléphone vibrer dans la poche de sa veste, il le sortit et vit le nom de Shinobu. Il décrocha.
- Je suis en bas, dit-il très vite. Bougez-vous, y’a du mouvement !
Le démon raccrocha et secoua doucement mais fermement la jeune fille qui ouvrit immédiatement les yeux, tout à fait éveillée.
- On y va, lui dit le démon. Reste bien derrière moi.
Elle hocha la tête et se leva promptement. Saisissant ses veste pendant que le démon attrapait son sac de voyage au passage, elle jeta un rapide regard sur son chez elle, qu’elle ne reverrait pas de sitôt et partit en fermant à double tour. Le démon lui fit signe de ne pas faire de bruit et s’engagea dans les escaliers, aux aguets. Des bruits sourds leur venaient du rez-de-chaussée. Les anges ne comptaient pas laisser leur proie leur échapper une nouvelle fois. Dans le hall, il tendit le bras et fit signe à Key de ne pas bouger. Il posa le sac au sol et s’approcha à pas de loup de l’angle du mur menant à l’entrée. Shinobu et ses hommes luttaient férocement contre la bande armée d’anges. Neuro soupira. Il fallait qu’il intervienne. Deux humains gisaient déjà, inconscients sur le tarmac. Il se tourna vers Key qui le regardait avec appréhension.
- Il y a du grabuge. Je vais y aller. Reste ici et surtout : ne sors pas temps que je ne suis pas venue te chercher. Compris ?
Il n’attendit pas la réponse et se retourna pour partir. Mais au dernier moment, la jeune fille lui saisit la manche.
- Faites attention à vous, lui dit-elle simplement en le lâchant après une hésitation.
Horriblement charmante. Voilà ce qu’elle était. Spontanément et affreusement adorable. Il sourit et lui ébouriffa les cheveux.
- Je ne vais pas me laisser avoir par quelques bâtards de basse extraction, dit-il confiant en s’éloignant.
Et il disparut, courant comme un beau diable pour fuir ce qui le troublait tant. Il ouvrit la porte à la volée et dans son élan décrocha une droite dans la mâchoire de l’ange le plus proche qui partit valdinguait à quelques mètres, inconscient, passant sa mauvaise humeur sur ces enflures. Shinobu lui adressa un signe de tête avant de cogner à son tour l’assaillant le plus proche. Depuis le début, il se retenait pour ne pas trop amocher ces gueules d’amour mais si Neuro tapait franchement, il le pouvait aussi.
- Pas de quartier, les gars, cria-t-il à ses hommes. Envoyez-moi ces amateurs au casse-pipe !
Encouragés par les cris de leur chef, les hommes en noir continuèrent à frapper avec hargne. Key les observait de son pan de mur, inquiète pour leurs vies, se sentant coupable de le mêler à ça.
Alors que le blond aux allures de yakuza assommait un second ange, il l’aperçut et se figea quelques secondes, subjugué. Ses grands yeux écarquillés par l’inquiétude, ses mains fines et hâlées serraient contre sa bouche pour étouffer ses cris devant cette démonstration de violence. Ses cheveux sombres cascadant sur ses épaules…
« Une déesse » pensa-t-il avec béatitude. C’était pour elle qu’il se battait.
Fort de ce constat, il se jeta de plus belle dans la mêlée et envoya un de leur ennemi directement au placard d’un coup de pied bien placé sur la tempe. En quelques minutes, escadron d’anges de la mort fut réduit à un tas de corps inconscients sur la chaussée. Shinobu se laissa tomber près de ses hommes, haletant et contempla la jeune fille qui restait cachée dans le hall. Neuro se dirigea vers elle et lui parla. Immédiatement, elle se détendit et lui accorda un sourire éclatant de soulagement. Spontanément, et étrangement, le démon tortionnaire se montrait très doux et soucieux pour la jeune fille. Le jeune voyou resta estomaqué en le voyant passer un bras autour des épaules de la jeune fille et porter son sac de voyage.
- On aura tout vu, murmura-t-il, choqué.
Il se releva et s’avança vers eux, main tendue. La jeune fille lui sourit, à bout de force.
- Key, c’est ça ? Je suis Shinobu. - Mon larbin en chef, ajouta Neuro, enjoué. - Enchantée, fit-elle en lui serrant la main. Merci pour tout. Ils ne vous ont pas trop amoché ? - J’ai deux hommes dans les vap’s, mais ils vont s’en remettre. Ces salauds étaient coriaces mais ils manquaient sérieusement d’entraînement. - Ils n’ont pas l’habitude qu’on s’oppose à eux, expliqua Neuro en jetant un regard de pur mépris dans la direction de leurs ennemis. Mais, allons-y. Plus tôt Key sera à l’abri, mieux ce sera.
Shinobu hocha la tête et ordonna qu’on ramasse les blessés avant de partir. Le démon et la sang-mêlé s’engouffrèrent dans la voiture et attendirent dans un silence religieux que tout le monde entre dans le fourgon blindé. Key ne tarda pas à s’endormir, épuisée par sa journée, Neuro la couvant du regard. Shinobu le regarda de plus près et vit sa chemise en lambeau.
- Tu es blessé, demanda-t-il aussi inquiet qu’éberlué. - C’est bon. Key m’a soigné.
Se penchant vers le démon, il observa la jeune fille endormie. Elle semblait si démunie et fragile. Que pouvez bien lui vouloir cette bande de brutes ?
- Que se passe-t-il, Neuro, ces mecs avaient l’air de vraiment lui en vouloir. - Je t’expliquerai en privé, quand tout le monde sera réuni.
Le blond hocha la tête et ne dit plus un mot. Le démon semblait vraiment soucieux du bien-être de cette inconnue.
- Je lui ai réservé la suite du vingt-septième étage, près de la mienne. Au moindre problème, elle n’aura qu’à traverser le couloir. - Parfait. Il faudrait que Yako et sa mère puissent aussi être logées et qu’une équipe les protège. Ils pourraient s’en prendre à elles. - Votre notoriété vous joue des tours. - C’est vrai mais je pense que le cabinet des mystères va fermer ses portes pour quelques temps.
Shinobu ne fit aucun commentaire mais il n’en pensait pas moins. Il se tramait des choses qu’ils ignoraient cependant, ce devait être de grande importance pour que Neuro se mobilise au point de fermer sa seule source de rendement et de nourritures.
Trois quart d’heure plus tard, ils étaient dans le parking souterrain du building. Key dormait comme un bébé. Ne voulant pas la réveiller une nouvelle fois, il chargea le voyou de prendre son sac et la prit dans ses bras. Elle ne se réveilla pas, exténuée et les deux hommes se dirigèrent tranquillement vers l’ascenseur après que Shinobu ait donné deux jours de repos à ses hommes.
Une fois les portes de la cabine closes, Neuro se détendit imperceptiblement. Pour lui, toute autre personne que Shinobu ou Yako était une menace potentielle. Parmi les employés de la firme, il y avait plusieurs natifs des deux Royaumes, aussi bien ange que démon.
- Si tu dois placer une surveillance, j’aimerai voir qui s’en chargera avant, déclara-t-il. Il y beaucoup de mes confrères et de types comme ceux de tout à l’heure, déclara le démon. J’aimerai m’assurer personnellement de leur fiabilité. - D’accord, accepta le blond. C’est bon à savoir.
Sortant une clef de sa poche, il l’inséra dans une serrure sur le panneau de commande et la tourna. Des boutons, jusque là éteints s’éclairèrent. Shinobu appuya sur le « 27 » et l’ascenseur entama son ascension en douceur. Key dormait toujours, blottit dans les bras athlétiques du démon qui ne semblait pas souffrir de l’effort. Le blond se fit la réflexion qu’il aurait bien voulu posséder la même force naturelle et se demanda qu’elles étaient les différences purement physiques entre humains et anges ou démons. Il en parla au cervophage qui sourit, enjoué.
- Notre cerveau est plus performant. Toutes ces parties que vous négligez, nous les exploitons depuis des millénaires. Ça nous rend plus forts, plus intelligents et c’est de là que nous viennent nos pouvoirs. - Alors, si nos ancêtres avaient pris une autre direction, je pourrais être aussi fort que toi ? - Ça, c’est impossible, tu es trop bête naturellement, mauvaise évolution ou pas, répliqua le démon, hilare. |