Draco Malefoy traînait sa silhouette longiligne de table en table, essuyant d'un coup de chiffon les taches de bière et de café, balançant au sol des miettes de viennoiseries en tous genres. Il assembla sur un plateau des verres vides et des coupelles sales, avant de tout ramener derrière le comptoir. Se pencher pour nettoyer la crasse des moldus lui faisait mal au dos, mais ce qui souffrait le plus était peut-être son ego. Foutu ministère et foutue sanction.

Lui, héritier de la famille Malefoy, se retrouvait serveur dans un bar minable. Il se rappelait encore distinctement de la voix du magistrat qui, presque avec ennui, avait ânonné une formule qu'il avait déjà dû répéter des centaines de fois : Lucius Malefoy, je vous condamne à 30 ans d'emprisonnement à la prison d'Azkaban pour emploi des sortilèges impardonnables, pour meurtre et tentative de meurtre, et pour complicité par fourniture de moyens à un ensemble de crimes commis par Vous-Savez-Qui. Narcissa Black Malefoy, je vous condamne à être assignée à résidence et à effectuer des travaux d'intérêt général au sein de l'Hôpital Sainte-Mangouste pour complicité par fourniture de moyens à un ensemble de crimes commis par Vous-Savez-Qui. Draco Lucius Malefoy, je vous condamne à être dépossédé de votre baguette magique et vous interdit l'exercice de toute profession au sein du monde magique sous réserve d'un examen par un Auror capable d'évaluer votre niveau de dangerosité, pour affiliation au Seigneur des Ténèbres.

Un coup de tampon sur le jugement et c'en était fini de la glorieuse famille Malefoy. Un empire bâti sur un château de cartes. Tout avait changé, maintenant. Son maigre salaire lui permettait de louer un minuscule appartement dans la banlieue de Londres, entretenu par un malheureux elfe de maison. Draco n'avait jamais connu pareille misère. C'est avec un petit pincement au cœur qu'il se rappelait des événements en grande pompe auxquels il avait assisté aux premières loges. Tant de souvenirs d'une gloire passée ne faisaient que le désespérer, quand bien même cette gloire n'était en réalité qu'un grotesque château de cartes.

Draco se laissa tomber sur une banquette en cuir, son chiffon toujours en main. Il étendit ses longues jambes et bascula sa tête en arrière. Il n'avait plus rien à quoi penser, maintenant qu'il avait compris que se plaindre n'arrangerait en rien sa situation. Il était coincé dans le monde moldu, sans rien d'autre à faire que de vivoter en attendant que le Département de la Justice Magique daigne « évaluer son niveau de dangerosité ». Comme si il était un dangereux psychopathe.

Le pire, c'était que ces messieurs dames du Magenmagot étaient persuadés qu'il avait pleinement choisi de se soumettre à ce monstre et d'apposer à son bras la marque hideuse de sa soumission. Si seulement ça avait été aussi simple. Savaient-ils seulement combien il avait pleuré seul dans la Salle sur Demande au cours de sa sixième année, combien il avait souhaité que le sort meurtrier de Potter l'achève, combien les remords l'avaient étouffé à la mort de Dumbledore ? Son corps portait encore les traces de tous les mauvais choix qu'il avait faits. La marque n'était plus là mais quelques fois, la nuit, il avait l'impression qu'un serpent remuait sous sa peau. Et quand il se regardait dans le miroir tous les matins, il voyait les cicatrices causées par le sort de Potter.

Harry Potter. Cet abruti de Harry Potter. Ah ! Tout allait bien pour lui, monsieur était à l'apogée de son existence et son chemin ne croisait plus celui des Malefoy, merci Merlin. Si seulement il était là, si seulement il se tenait devant lui, Draco serait prêt à lui rompre le cou.

Ou peut-être pas, il s'amuserait à le taquiner comme au bon vieux temps. Ça lui manquait de cracher son venin sur Potty, lui au moins avait de la répartie. Ce n'était pas aussi drôle de s'énerver sur quelqu'un d'autre, la prestance de Draco empêchait souvent les gens de répliquer et si jamais il tentait d'intimider un client, il se savait bon pour rendre son tablier.

Il avait enfin fini de passer un coup de serpillière par terre que la porte du bar s'ouvrit et le carillon tinta. Il était trop tard pour venir se soûler, il aurait déjà dû fermer. Il se redressa en se massant le dos et darda son regard assassin sur le nouvel arrivant.

***

On l'appelait par bien des noms. L'Élu, le Survivant, le Garçon qui avait survécu, le Sauveur du Monde Magique, l'Auror de l'Année. Harry Potter. Pour Draco, il resterait un petit merdeux. Et voilà que cette star internationale se tenait devant lui, dans un bar moldu, et tous deux se faisaient face dans la plus incongrue des situations.

En l'espace de quelques secondes, Draco nota un millier de détails inutiles. Potter n'avait toujours pas appris qu'on ne retrousse pas les manches d'une veste aussi grossièrement, qu'un coup de peigne ne fait pas de mal et que maintenant qu'il était adulte, il était attendu de lui qu'il sache se raser convenablement. Potter avait toujours les mêmes lunettes et la même expression abrutie sur le visage. Sa simple présence était toujours aussi agaçante.

Cela faisait des mois qu'il rêvait de cette rencontre, qu'il réfléchissait à ce qu'il pourrait lui cracher à la figure, avec des mots plus blessants les uns que les autres, et maintenant… Maintenant sa bouche ne voulait plus s'ouvrir, ses jambes ne voulaient plus le porter, ses poings ne voulaient plus se serrer. Comme pétrifié, il attendait une explication pour ce qui était en train de se passer, car lui n'en avait aucune.

« Je... Je passais par-là alors je me suis dit que... que je pourrais venir te voir ».

***

« Non mais tu te moques de moi ? C'est ça, c'est une blague, Potter ?! Tu t'ennuies alors tu t'es dit que tu passerais le temps en rendant visite au pauvre type que tu as banni du monde magique ? »

Si Draco n'avait pas été aussi en colère, il aurait été émerveillé de la façon dont il avait retrouvé la parole en un instant. Potter avait fait un pas en arrière, comme choqué par cette réaction. Pensait-il vraiment que Draco allait l'accueillir à bras ouverts ?

« Oh ta gueule Malefoy, t'as pas idée de ce que j'ai fait pour toi. » C'était la meilleure.

« À part me ruiner la vie, non, je ne vois pas. »

« Vas-y, fais la victime, dans ce domaine tu es le champion. »

« Et sinon tu es venu juste pour le plaisir de m'insulter ou tu as encore une grande mission secrète pour sauver le monde ? Parce qu'on peut continuer longtemps comme ça. »

***

Harry laissa tomber ses mains le long de son corps. Il n'était pas venu pour être vidé du peu d'énergie qui lui restait. Face à lui, Malefoy peinait à reprendre son souffle et il en profita pour retirer sa veste qui lui tenait trop chaud tout d'un coup. « C'est bon, tu as fini de m'agresser ? »

La mâchoire de Malefoy était contractée au possible, et Harry se demanda comment il faisait pour ne pas s'abîmer les dents. « Sérieusement Potter, qu'est-ce que tu fiches ici ? »

Harry ne répondit pas. Il n'avait pas de réponse à cette question. Il laissa son regard vagabonder, faisant mine d'inspecter l'endroit. C'est donc ici, que Malefoy travaillait. Ses doigts glissèrent sur le zinc, ses yeux inspectèrent les verres et bouteilles sur les étagères, et ses jambes semblaient avoir une volonté propre, le conduisant dans chaque recoin de la pièce. Ses lèvres aussi semblaient avoir une volonté propre lorsqu'elles laissèrent s'échapper un murmure. « Je ne sais pas. »

***

Draco avait vu Potter dans bien des états différents, au cours de ces années passées ensemble à se chamailler, mais il ne l'avait jamais vu aussi déboussolé. Il avait l'impression de se voir, quelques mois auparavant. Il était arrivé dans cet établissement un peu perdu, il avait déambulé entre les tables et contemplé ce que sa vie était devenue. Et aussi étrange que cela puisse paraître, Potter ne semblait pas faire un constat plus glorieux de sa propre existence. Pris d'une vague d'empathie peu familière, il se glissa discrètement derrière le comptoir et servit machinalement deux bières. Après tout, voilà longtemps qu'il n'avait pas parlé à un sorcier, et même si ce sorcier était un Gryffondor imbuvable, c'était déjà ça de gagné. Et il voulait savoir ce que Potter avait derrière la tête. Cet homme puait les ennuis, c'était bien connu, et Draco considérait en avoir eu assez comme ça mais il ne pouvait refréner sa curiosité, pas après tout ce temps coupé du monde magique.

Potter le rejoint silencieusement en s'asseyant en face de lui, au comptoir. Quand Draco trempa ses lèvres dans sa boisson, il grimaça et Potter en eut l'air presque amusé. « C'est dans ces moments-là que la bièraubeurre des Trois Balais me manque terriblement », dit-il, tentant maladroitement de commencer une conversation.

Draco acquiesça mais n'ajouta rien. Une atmosphère étrange flottait au-dessus de leurs têtes, jamais ils ne s'étaient retrouvés aussi longtemps tous les deux sans se sauter à la gorge. Ils sirotèrent leur bière dans un silence gênant, et Draco en profita pour analyser son rival. En réalité, Potter avait changé. Il avait maigri et ses cernes en disaient long sur son manque de sommeil.

Potter s'éclaircit la voix. « Je ne suis pas en mission…. Je suis venu te donner l'occasion de payer ta dette envers moi. »

À ces mots, Draco faillit s'étouffer et lui cracher son verre à la figure. « Ma dette ? Envers toi ? »

« C'est ce que je viens de dire, en effet. Tu t'es transformé en perroquet depuis la dernière fois ? ». Allait-il jamais se départir de cet air insolent ? Quel idiot avait-il été de lui offrir à boire et de l'encourager à rester ?

Draco leva les yeux au ciel et prit sa pinte avant de s'installer à une table non loin de là. Maintenant que Potter était là, il ne partirait pas avant d'avoir ce qu'il voulait. Et puis, rien ne l’obligeait à réparer cette prétendue dette. « Je pense qu'il vaut mieux que je sois assis quand tu me balanceras tes énormités ». Potter haussa les épaules et rejoignit Draco qui étendait ses longues jambes d'un air nonchalant.

***

« Je disais donc que tu as une dette envers moi », reprit Harry une fois installé sur la banquette.

« Ça j'avais saisi, maintenant j'apprécierais que tu m'expliques pourquoi. »

« C'est grâce à moi que tu es ici. »

Malefoy eut un petit rire sans joie. « Tu veux dire à cause de toi ? »

Harry se rembrunit, agacé. N'avait-il pas lu son propre jugement ? « Tu n'es vraiment qu'un idiot, tu ne t'es jamais demandé comment tu as réussi à éviter Azkaban ? Ne me dis pas que tu aurais préféré y aller pour sauver ton honneur, nous savons tous deux que c'est faux. Alors estime-toi heureux que je vous ai sauvés, toi et ta mère, sinon vous étiez bons pour servir de déjeuner aux Détraqueurs ». Tout cela avait été dit dans un souffle, comme si c'était quelque chose qu'il avait gardé pour lui depuis trop longtemps.

En face de lui, Malefoy resta muet. Il pouvait presque voir les rouages s'enclencher dans son cerveau, et il était à deux doigts de voir la fumée s'échapper de ses oreilles.

« Je suis intervenu au procès, tu sais... »

Malefoy hocha de la tête, toujours sans un mot. Harry tenta de prendre la parole une nouvelle fois. « D'ailleurs ta mère fait du bon travail à Sainte-Mangouste, et elle semble plutôt bien se faire à son nouveau métier. Le Magenmagot a pris la bonne décision ». C'était une tentative minable de reprendre la discussion, niveau tact on avait vu mieux.

« Ne te sens pas obligé d'être complaisant, je sais très bien tout ça. »

« Je ne suis pas complaisant, je veux juste que tu digères cette information avant de te dire comment je veux que tu rembourses ta dette. »

Malefoy le fusilla du regard. « Qui a dit que j'allais la rembourser ? »

« Moi », répondit Harry. « À moins qu'un aristocrate comme toi n'ait plus sa fierté ? »

***

Il savait s'y prendre, le petit Potty. Il lui devait bien ça, non ? Non, vraiment pas. Il n'allait pas se mettre à louer les louanges de Saint Potter, ce n'était pas comme si il lui avait demandé de l'aide, cet abruti de Gryffondor se mêlait toujours de ce qui ne le regardait pas.

« Je peux te demander que me vaut cet honneur, Potter ? Pourquoi est-ce que, dans ta grande mansuétude, tu as tenu à m'aider ? », demanda-t-il d'un ton glacial, crachant presque le nom de famille de son interlocuteur. Cette question sonnait plutôt comme une accusation. Potter fit tourner son verre entre ses mains, cherchant une formulation correcte. « Je l'ai fait parce que je ne voulais pas que tu te retrouves à Azkaban ». Draco eut un soupir moqueur – mais quel génie !

« Écoute, je ne me faisais pas à l'idée que tu allais croupir toute ta vie dans une cellule, entouré de Détraqueurs. À mon avis, tu ne méritais pas ça. »

Draco fronça les sourcils. Potter avait marqué un point. Non, il ne voulait pas croupir à Azkaban, le souvenir des Détraqueurs flottant aux côtés du Seigneur des Ténèbres lui faisait encore froid dans le dos. Il avait vu assez de noirceur pour toute une vie, et ces créatures étaient capables de lui faire revivre toutes les horreurs auxquelles il avait pu assister. Les flammes réduisant en cendres d'innombrables foyers, les cris des innocents torturés, les visages figés des cadavres, tout cela le hantait déjà suffisamment dans ses cauchemars.
Alors peut-être qu'il devait bien ça à Potter. Au besoin, il refuserait de rendre le service qu'il lui demandait, il y avait toujours moyen de trouver un compromis. Enfin, en théorie. Il prit une grande inspiration et se prépara au pire.

« Ok, je t'écoute. »

« Je veux pouvoir venir ici comme je veux pour discuter, quelle que soit l'heure. »

Draco patienta mais rien d'autre ne vint. Ses yeux rencontrèrent ceux de Potter mais celui-ci ne semblait pas avoir l'intention d'ajouter quelque chose. Il ne demandait pas la lune, bien au contraire, et c'était plus qu'inespéré.

« C'est tout ? »

« Oui, c'est tout. »

« Et je suis quoi, moi, dans tout ça ? Le fou du roi, ton humble serviteur ? Ne compte pas sur moi pour être gentil avec toi et te lancer des fleurs comme tous tes petits copains du Ministère. »

« Ça me va parfaitement. Alors, qu'est-ce que tu en dis ? »

Draco prit à nouveau une grande inspiration, mais cette fois-ci c'était plus pour faire durer le suspense. Il avait déjà pris sa décision à l'instant où Potter avait franchi la porte. « C'est d'accord, bien que je sois loin d'aimer l'idée de te voir traîner dans mes pattes à nouveau ».

Ce n'était qu'un demi-mensonge. Potter sourit faiblement et avala sa dernière gorgée de bière.

Draco croisa les bras. « Je suppose que tes consommations seront retenues sur mon salaire, tant qu'on y est ? ».

« Je n'y avais pas pensé mais oui, c'est une bonne idée », dit Potter avec un sourire narquois, levant sa pinte comme pour saluer une si belle initiative. Cette remarque arracha un grommellement à Draco, mais sans que le cœur y soit vraiment. Il était justement en train de noter que cela faisait une éternité qu'il n'avait pas vu ce sourire – même sur les photos qui apparaissaient dans les journaux, Potter conservait un air grave.

***

« Et pourquoi vouloir venir ici, si ce n'est pas indiscret ? »

« C'est indiscret. »

« Ça ne doit pas t'empêcher de répondre. »

La curiosité de Draco l'emportait sur ses bonnes manières. Potter soupira et fit glisser ses mains sur ses joues. Il avait l'air au bout du rouleau. Même à la bataille de Poudlard, il lui avait paru en meilleure forme. C'était comme si toute lueur avait quitté ses yeux. Le Survivant ne semblait plus vouloir vivre. « Juste une envie de passer le temps. »

« Ne te moque pas de moi, Potter. Je ne suis pas n'importe quel abruti que tu fréquentes, ça se voit que tu ne vas pas bien. Tu as ta petite vie parfaite et tu t'amuses à rendre visite à un type que tu as méprisé toute ta scolarité, il faut être sacrément amoché. » Draco n'était rien pour Potter, et surtout pas ton ami, mais il n'avait besoin que d'un coup d’œil pour constater que le Survivant ne respirait pas la joie de vivre. Quand bien même Draco ne souhaitait pas particulièrement se préoccuper de son état, il se demandait ce qui avait bien pu se passer pour qu'il vienne se réfugier dans un bar moldu avec lui.

Potter le regarda d'un air étonné, trop surpris pour répliquer méchamment. « Je vais bien, Malefoy. Je ne vois pas pourquoi tu penses le contraire ». Son sourire était faux. Tout était faux. Même sa voix, comme s'il n'arrivait pas à se convaincre lui-même. Draco secoua la tête. « Regarde la vérité en face, Potty. »

Potter se leva brusquement et empoigna sa veste. Il avait soudainement l'air hors de lui, ne faisant que confirmer les soupçons de Draco : il avait mis le doigt sur ce qui n'allait pas. « Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que venir te voir pourrait être une bonne idée, Malefoy, tu n'es qu'un emmerdeur de toute façon », s'exclama-t-il. Sans plus de cérémonie, il transplana.

Draco ne put s'empêcher de sourire. Quelque chose d'excitant se profilait. Enfin.