Des arbres sans feuilles prenaient place à l'endroit où pendant la nuit, tapis comme des fantômes au milieu des buissons, s'élevaient leurs ombres de mort. L'herbe des champs ressortait blanche dans l'aurore levante. La nuit avait été trop froide pour un début de mois de novembre. Au milieu de cette immensité herbeuse, dans un semi-brouillard, des tas informes, qui à l'origine étaient des vaches, donnaient à ce paysage un petit air venu d'un autre temps. Certaines, couchées, somnolaient encore, d'autres, plus matinales, étaient déjà debout à brouter l'herbe givrée. Dans le lointain, venant apparemment de la forêt qui s’y trouvait, quelques chants d'oiseaux se faisaient entendre. Ils étaient plutôt rares, la plupart des volatiles, qui y nichaient pendant la belle saison, se trouvaient à ce moment-là dans des régions plus chaudes. En plus pour beaucoup de ceux qui étaient restés là, il faisait trop froid pour être enchanté et se mettre à chanter. De temps en temps quelques intrépides se risquaient quand même en dehors du douillet bois pour tenter de trouver une graine oubliée lors de la récolte annuelle qu'ils faisaient après celle des humains. Elles étaient plutôt rares et bien souvent trop gelées ou trop vieilles pour être consommées, mais les plus jeunes et les plus affamés espéraient toujours. Plus le jour se levait et plus ils étaient nombreux à s’y essayer. Ils survolaient en rase-mottes la route nationale qui passait au milieu. Le risque était moindre, car la route pratiquement déserte. Pratiquement, car, au moment où un merle tout juste né de l'année s'élança, une Laguna le percuta, il n'en mourut pas, mais en fut quand même bien sonné. Il était sept heures quand cela se produisit et cette heure resterait à jamais gravée dans sa tête de piaf, mais cela était une autre histoire.
Il était donc sept heures et Christian Paterstyle, au volant de sa Laguna, regardait ce paysage féerique se transformer sous ses yeux, lorsqu'un bruit de choc se fit entendre de son côté du pare-brise. Cela le sortit de ses rêveries et il regarda par ses rétroviseurs s'il ne voyait pas la cause du choc. Il vit le merle qui s'éloignait péniblement du lieu de l'accident. Il avait l'air légèrement groggy, mais pas blessé. Christian, rassuré, se laissa donc à nouveau submerger par ses pensées.
Il descendait de Paris avec sa femme Jeanne pour aller passer quelques jours chez une de ses tantes, dans un petit village du Pays basque nommé Pagole. Il roulait depuis trois heures du matin sur cette route qui, depuis déjà deux heures, lui semblait monotone. Dans la pénombre de cette nuit sans lune, tout se ressemblait encore plus qu'à l'ordinaire. Sa femme, à côté de lui, bougea, ce qui lui fit tourner la tête. Il remarqua qu'elle clignait des yeux, sortant peu à peu des vapeurs de son sommeil qui fuyait avec les étoiles qui avaient guidé ses rêves. Il se demanda si ce n'était pas l'impact avec le merle qui l'avait réveillée, mais se garda bien de lui poser la question. Ils ne savaient que trop bien sa réaction si elle apprenait qu'il avait percuté un oiseau et qu'il n'avait même pas pris le temps de s'arrêter. Elle le lui reprocherait au moins toute la matinée. Il se contenta donc de lui adresser un sourire et de lui demander si elle avait fait un bon somme. Il vit à peine la Fuégo noire qui les dépassa en trombe. À la radio, qu'il venait juste d'allumer, un journaliste annonça le braquage d'une bijouterie :
“ Hier au soir, alors que les magasins fermaient leurs portes, dans une bijouterie de Poitiers, trois hommes armés ont fait irruption et ont menacé de tuer le patron s'il ne leur donnait pas les bijoux… ” |