Chapitre 4 – Porcelaine ensanglantée                                                                                            

ECOLE PRIMAIRE DE MIDWICH, DUBLIN, IRLANDE

Rose, après avoir attendu trois jours, finit par accepter le fait qu'Artemis se réservait le droit de la riposte, et qu'elle devrait se charger de donner l'assaut la première. Elle aurait largement préféré laisser l'honneur à Artemis plutôt que d'inaugurer elle-même leur future grande inimitié ; néanmoins elle se doutait qu'il souhaitait attendre d'obtenir plus d'informations sur elle avant de préparer quoi que ce soit. De plus, malgré sa philosophie du « meilleur pour la fin », Rose savait que leur relation allait être exceptionnelle ; il était obligatoire que l'embrasement de leurs sentiments haineux mutuels devait être d'une flamboyance inégalable, d'un mauvais goût immonde, putride et répugnant ; il devait être surprenant, choquant, brillant, effrayant. Et cela, Rose était persuadée qu'elle était la plus apte des deux à le réaliser pour le moment (bien qu'elle plaça une grande confiance en la roublardise et la sournoiserie de son nouvel ennemi, il faut le préciser).

C'est pourquoi, un vendredi après-midi, elle se retrouva dans la salle des professeurs de son ancienne école primaire, un seau très lourd à la main, à négocier avec son ex-professeur de chimie, Mr McGuffin.

Tout d'abord, ce dernier demeura méfiant à l'égard de cette ancienne élève qu'il n'avait jamais apprécié – pour ne pas dire qu'il la détestait, comme beaucoup de personnes à Midwich –, et se rétracta encore plus quand Rose lui présenta le contenu du seau ainsi que son utilité. Il suffit cependant qu'elle mentionne le nom de la personne à qui cette « petite farce » était destinée pour que McGuffin se détente. Il aimait encore moins cet élève-là que Rose, et ce n'était pas peu dire... à vrai dire, personne ne pouvait supporter l'élève en question, et Mr McGuffin était ravi d'avoir la possibilité de remettre cette jeune personne insolente et prétentieuse à sa place sans risquer d'être soupçonné et de perdre sa licence d'enseignant, et en étant payé de surcoît !

Rose confia donc sereinement le seau à Mr McGuffin, et sortit discrètement – c'était la récréation, elle craignait qu'Artemis (car c'est bien évidemment lui l'élève insupportable dont il est question) ne la voie – de la salle des professeurs. McGuffin, quant à lui, transporta le seau jusque dans sa salle de cours, se dirigea vers la table qui se trouvait au centre de la pièce et qui faisait office de bureau et de paillasse pour les expériences à montrer à toute la classe, et grimpa dessus. Il se trouvait que la salle de chimie de l'école Midwich se trouvait au troisième étage sous les combles, et que le plafond était quasi invisible derrière les grosses poutres qui maintenaient toute la charpente de l'établissement et se trouvaient à un bon mètre de distance du toit proprement dit. McGuffin posa donc le seau en équilibre sur la poutre juste au-dessus de la table centrale, pile à l'endroit où il se tenait debout quand il faisait une expérience devant toute la classe ; il redescendit ensuite pour chercher une cordelette, qu'il attacha à la anse du seau, fit courir le long de la poutre jusqu'au mur, pour la faire descendre jusqu'à terre, à côté du tableau noir en face de la table. Le mécanisme mis en place par McGuffin était tel qu'en tirant sur la cordelette, le seau se renverserait immédiatement sur la personne étant debout devant la table centrale.

Satisfait, le professeur entendant la cloche sonner alla chercher ses élèves dans la cour.

Parmis eux, Artemis, qui, s'il se doutait que Rose allait sous peu se mêler à nouveau à sa vie, était loin d'imaginer que cet événement était si proche, et n'aurait jamais envisagé que Rose puisse inaugurer leur inimitié d'une telle manière.

C'est donc un Artemis parfaitement détendu – quoiqu'assez agacé d'avoir à supporter encore pendant deux heures ces cervelles de mouches atrophiées (comprenez ses camarades de classe) ainsi que cet idiot de McGuffin – qui posa comme les autres élèves son cartable contre son bureau et alla enfiler une blouse de laboratoire. Artemis aimait bien les blouses de laboratoires ; elles s'accordaient bien avec son teint. Un splendide teint de porcelaine, pensait-il avec sa modestie habituelle. Il arbora un sourire qu'il aurait lui-même qualifié de satisfait mais qui apparaissait aux autres comme un sourire suffisant et narcissique ; et une onde de dégoût, de haine et de jalousie – qu'Artemis ne perçut absolument pas – se propagea dans la salle de classe. Mr McGuffin, posté près du tableau noir de sorte à dissimuler la cordelette et à pouvoir l'attraper sans difficulté, éleva la voix quand tous les élèves furent installés à leurs bureaux :

-Bien, bonjour à tous ! Reprenez votre leçon sur les molécules, je vous prie... Parfait. Aujourd'hui, nous allons revoir l'expérience de la séance précédente ; il me faudrait un volontaire pour faire la démonstration à la table principale...

Artemis, évidemment, fut le seul à lever la main.

-Ah, Fowl ! Je suis enchanté de cet effort de participation de votre part !
-De rien, monsieur. Du fait de ma tentative bénévole et généreuse de faire progresser votre cours aussi passionnant qu'un rouleau de scotch, je me permets de vous signaler qu'il devient urgent que vous appreniez à mentir en étant convaincant.

Certains des autres élèves auraient apprécié l'humour s'il n'avait pas été prononcé d'un ton aussi cassant et méprisant ; et surtout s'il n'avait pas été prononcé par le gosse de riche prétentieux qu'ils détestaient tous sans exception. Il régnait donc un silence à couper à la machette quand Artemis se rendit à la table principale.

Pendant un instant, un très bref instant, Mr McGuffin, étreint par l'angoisse du criminel s'apprêtant à commettre son meurtre le plus sophistiqué, craignit qu'Artemis ne se place de l'autre côté de la table, réduisant à néant toute possibilité pour le professeur de gagner 20£ pour un acte de bizutage d'une rare cruauté et de faire d'une pierre deux coups en se vengeant bassement de toutes les humiliations subies, et auxquelles il ne pouvait riposter sans craindre de sévères représailles de la part de la famille Fowl.

Mais Artemis se posta bien à l'emplacement habituel, juste en dessous du seau, et commença l'expérience, visiblement ennuyé à mourir. McGuffin saisit la cordelette entre ses doigts. Les yeux fixé sur le visage – une peau de larve d'asticot pensait-il – du jeune Fowl, l'enseignant compta jusqu'à quinze et tira violemment mais discrètement sur la cordelette.

Deux litres de sang, de chair hâchée et de viscères de porc provenant des poubelles du boucher près de chez Rose se déversèrent sur Artemis. Celui-ci faillit s'effondrer sous le poids qui lui tomba sans crier gare sur les épaules et, sonné, mis quelques secondes à comprendre qu'il était couvert de sang. De sang et de viscères. Une expression de stupeur, mais surtout de terreur – s'il y avait bien une chose dont Artemis devait avoir la phobie, c'était le sang – intense s'imprima sur le visage du jeune garçon, sur ses traits à la peau de porcelaine ; de porcelaine ensanglantée.

Autour de lui, silence. Dans une telle situation, les élèves n'avaient le choix qu'entre deux options : rire, ou pleurer. Après toutes ces années où Artemis les avait humiliés et insultés, ils n'allaient pas pleurer sur son sort. Toute la classe, Mr McGuffin comprise, fut prise d'un fou rire incontrôlable et tonitruant.

Artemis, de son côté, savait qu'il aurait dû regarder tout autour de lui pour deviner d'où venait le seau (qui gisait par terre à côté du jeune garçon), qu'il aurait dû essuyer le sang de son visage. Mais l'odeur musquée et métallique du sang désorientait tous ses sens, il se sentait comme prisonnier dans un brouillard rouge et pâteux, les rires de sa classe résonnaient à ses oreilles comme les hurlements de milliers de zombies, le sang exécré qui dégoulinait sur sa peau, ses cheveux, ses vêtements était chaud et poisseux, Artemis tomba à genoux en suffoquant, un petit objet en bois coincé dans ses cheveux tomba sur le sol, le jeune garçon le reconnut immédiatement, ses yeux s'écarquillèrent de surprise : c'était un exemplaire du médaillon religieux de Rose.

Artemis s'écroula de tout son long sur le plancher, évanoui.

*

Rose attendait depuis une heure et demie devant Midwich Elementary School quand Artemis arriva.

La jeune femme était entourée de parents venus chercher leurs enfants avec une demie-heure d'avance et d'inconnus faisant du shopping dans les petits commerces qui entouraient l'école ; Rose se sentait mal dans la foule. Elle y étouffait. Elle se sentait observée, espionnée. Elle fut donc très soulagée de voir le jeune Fowl approcher, malgré l'envie de meurtre nettement visible dans ses yeux.

Il portait un pantalon et un sweat noirs – qui ne lui appartenaient certainement pas – propres mais il sentait toujours le sang à vingt mètres à la ronde, et Rose, malgré les lunettes de soleil qu'elle portait toujours, distinguait des reflets rouges dans les cheveux corbeaux d'Artemis. Rose exultait. Maintenant, il la haïssait, c'était sûr et certain.

-Alors, Carrie White* ? interrogea Rose avec un sourire mielleux quand le jeune garçon arriva à sa hauteur. On n'a pas aimé ce petit bain de sang ? Quel dommage... Je suppose que ta maman chérie va venir te chercher ? À moins qu'elle ne soit trop occupée à pleurer le cadavre de ton ordure de père ?

Artemis avait prévu, alors qu'il prenait une douche après s'être réveillé à l'infirmerie, de rester calme et froid lors de l'entretien qu'il était certain d'avoir avec Rose. Mais la dernière remarque de la jeune femme vint à bout du peu de patience qu'il lui restait, et il improvisa.
À la grande stupeur de Rose, le jeune garçon lui bondit presque dessus et s'agrippa à sa robe bleue en hurlant :

-Non ! Lâchez-moi, espèce de vieille folle ! Je ne veux pas allez avec vous, perverse, dégoûtante, pédophile ! LÂCHEZ-MOI !!!

Rose était trop ébahie pour protester alors qu'Artemis faisait mine de se débattre en la griffant sauvagement au passage. La jeune femme sentit soudain comme si le ciel lui était tombé sur la tête et elle s'effondra à genoux ; la vision floue, elle vit Artemis se cacher derrière un colosse au crâne rasé et à l'air furieux. Son majordome, certainement. Ce dernier assénait à Rose un deuxième coup qui la projeta deux mètres plus loin quand Artemis fondit en larmes :

-Elle voulait m'emmener ! Elle voulait m'emmener, la pédophile ! Elle voulait... elle voulait...

Rose ne sut dire si Artemis avait eu la voix étouffée par un hoquet de sanglots factice extrêmement convaincant où si la fin de sa phrase avait été dissimulée sous les grondements furieux de la foule de parents qui se resserrait autour d'elle.

Tout ce qu'elle se remémora par la suite des événements suivants, c'est qu'après avoir subi un passage à tabac de la part de parents d'élèves outragés, son portefeuille – qui contenait sa carte d'identité, toute sa fortune se résumant à quatre billets de cinq euros et la carte de visite avec l'adresse du site internet de La Chapelle – n'était plus dans sa poche, et qu'Artemis et son géant apprivoisé avaient disparu.

* : personnage de fiction créé par Stephen King pour la nouvelle Carrie.