Chapitre 5 – Eli et la rose bleue
369 PARKGATE STREET, DUBLIN, IRLANDE
~ Rose
Rose dormit mal cette nuit-là.
Son oeil gauche, la principale victime de Butler, avait dangereusement enflé et pris une charmante teinte rouge-violacée ; Rose avait tout de même eu une chance incroyable que les verres de ses lunettes ne se soient pas brisés et plantés dans ses yeux. Le reste du corps de la jeune femme était couvert d'hématomes, témoins du passage à tabac qu'elle avait subi – et mérité, soit dit en passant, bien qu'elle ne l'admettrait jamais. Une horrible migraine couronnait le tout. Rose arrivait à peine à bouger sans gémir ; arrivée à son appartement elle n'eut même pas la force de faire sa prière, et, sans même enlever ses lunettes, alla directement s'effondrer sur le canapé – geste qui lui arracha un feulement de douleur.
La jeune femme n'avait pu rentrer chez elle qu'à onze heures du soir, après avoir passé l'après-midi au commissariat. Rose était épuisée, mais elle ne put s'endormir ; la disparition de son portefeuille l'inquiétait plus qu'elle ne voulait se l'avouer. Malgré tout, elle devait une fière chandelle à Artemis – était-il vraiment possible de douter sur l'identité du voleur ? – : si Rose n'avait pas eu la possibilité de déclarer le vol de son portefeuille, elle aurait certainement passé la nuit en garde à vue, voire pire, à cause des accusations des parents témoins de la scène devant l'école primaire. Malgré tout, alors qu'elle était allongée sur son canapé, incapable de fermer l'oeil – au sens propre comme au figuré –, Rose était assez satisfaite de la journée. Très satisfaite, même.
Elle était maintenant persuadée qu'Artemis la détestait, et si elle avait pu lui tordre le cou, elle l'aurait fait sans hésiter. Leur Haine était donc officiellement partagée. Rose souriait béatement à cette pensée. Enfin elle haïssait quelqu'un, enfin cette Haine lui était rendue !
La jeune femme fut finalement emportée par les bras de Morphée à quatre heures du matin, l'air apaisé, se demandant quel sort allait désormais lui réserver Artemis – car il n'avait pas fini de se venger, non. Certainement pas. Cette humiliation publique qu'il lui avait infligée n'était qu'un prélude, Rose le savait, un châtiment bien plus colossal l'attendait ; et cela, elle ne le craignait pas, elle l'espérait en trépignant d'impatience. Elle tendait l'autre joue, priant pour que la prochaine gifle la cloue au sol.
Et Rose serait loin d'être déçue.
Vers neuf heures et quart, Rose fut réveillée par le froid. Elle avait laissé la fenêtre ouverte hier soir, et une fine couche de neige recouvrait le tapis. Rose se leva en grommelant et, marchant sur la neige à moitié fondue, alla claquer les volets. La jeune femme se massa les tempes ; sa migraine commençait à s'estomper. Elle décida néanmoins d'aller demander de l'aspirine à la concierge, et se dirigea vers la porte de son appartement, notant avec satisfaction qu'elle pouvait bouger sans avoir l'impression qu'on lui plantait d'énormes clous rouillés sur chacun de ses hématomes.
En ouvrant la porte, Rose se trouva face à face avec Artemis. Enfin, face à dos serait une expression plus correcte. En effet, Artemis était assis au rebord de la cage d'escalier, les jambes pendants dans le vide, tournant le dos à Rose plantée sur le seuil de son appartement. Pendant un bref instant, cette dernière songea que le garçon quasi-anorexique devait être aussi léger qu'une plume, et que ça serait un jeu d'enfant de le saisir par la peau du cou et de le jeter par-dessus le garde-fou de la cage d'escalier sans qu'il ait le temps d'émettre un son. Mais il aurait été stupide de gâcher ainsi une Haine qui promettait autant, et Rose ne bougea pas.
- Petit souriceau sans cervelle, tu ne sais pas qu'il est très dangereux de se placer dos à la porte d'une folle furieuse ?
Artemis se leva et se retourna avec un sourire, qui s'élargit quand il vit le superbe oeil poché de son ennemie.
- Bonjour, comment allez-vous ?
- Oh, fraîche comme une rose, répondit la jeune femme.
Artemis laissa échapper un rire.
- Certes... une rose toute fanée et pourrie. - Peut-être. Mais au moins, je n'empeste pas le sang à dix mètres, moi.
Artemis se crispa. Hier soir, il avait eu beau prendre sept douches d'affilée, l'odeur d'hémoglobine avait continué à s'accrocher férocement à sa peau. Rose soupira.
- Et voilà. D'une simple remarque, je t'ai coupé la chique. Il va falloir que tu apprennes à améliorer ta répartie, mon petit, autrement je vais finir par me lasser. - Je n'ai pas l'intention de répondre à une boutade ridicule pour vous faire plaisir, rétorqua Artemis d'un ton sec. - Nous sommes dans un pays libre, hélas. Tu veux une tasse de thé ? - Volontiers, mais je ne peux pas rester très longtemps. Je dois être à mon cours de solfège dans une heure.
Rose, qui s'était écartée de l'embrasure de la porte pour laisser entrer Artemis, s'illumina.
- Tu fais de la musique ? - Je joue de la flûte. Vous jouez du piano, n'est-ce pas ?
La jeune femme prit le temps de fermer la porte avant de répondre.
- J'en jouais, avant. J'ai dû arrêter il y a trois ans, mais je n'ai pas eu le courage de me séparer de mon piano... j'espère que je pourrais recommencer un jour. La musique me manque.
Artemis s'assit sur le canapé et attendit que Rose revienne de la kitchenette avec deux tasses de thé.
- Pourquoi ne pas recommencer aujourd'hui ? demanda-t-il, sa tasse à la main.
Rose faillit s'étrangler avec son thé.
- Quoi, là ? Tout de suite ? Tu as perdu la tête ?
Le jeune garçon loucha.
- Non, je ne crois pas, il me semble qu'elle est toujours à sa place. - Arrête un peu, tu vas me faire mourir de rire. - Vous savez, je ne disais ça que parce qu'il se peut que votre piano ne vous appartienne pas éternellement, rétorqua Artemis avec un sourire moqueur.
Il évita de justesse la tasse de thé de Rose qui alla – la tasse, pas Rose, entendons-nous – s'écraser sur le mur.
- Mon papier peint neuf ! s'écria la jeune femme en se levant d'un bond. - Si vous voulez mon avis, ce n'est pas une grosse perte, dit Artemis en lissant un pli de sa manche. Même un aveugle n'en voudrait pas. Au passage, vous devriez arrêter d'essayer de m'envoyer le contenu de divers récipients à la figure, ça ne vous a pas spécialement réussi la dernière fois.
Rose cessa d'essuyer le papier peint détrempé avec sa manche et gratifia son interlocuteur d'un regard furieux.
- Tu veux parler de ton petit numéro de théâtre ? Pff ! Rien qu'une farce sans imagination et cruauté. Peut mieux faire. D'ailleurs je te serais reconnaissante de ne pas m'accuser de pédophilie en public, espèce de sale petit diffamateur !
Le sourire d'Artemis figea Rose sur place. Elle n'aimait pas ce sourire. Un sourire moqueur, mauvais.
- Quelle diffamation ? répondit le petit garçon après un long silence. Il n'y a pas à avoir honte de la vérité.
Rose, blême, s'efforça de rester calme.
- Qu'est-ce que tu veux dire, c'est quoi ces idioties ?
Quand Artemis sortit le portefeuille de Rose de la poche intérieure de sa veste, la jeune femme se crut en plein cauchemar. Le jeune garçon ouvrit la possession de son ennemie et en sortit la carte de visite de la Chapelle, ainsi qu'une feuille blanche déchirée sur laquelle était imprimée une photographie. Même avant qu'Artemis ne prononce le nom fatidique, Rose savait de qui il s'agissait.
- Eli.
Plus tard, à chaque fois qu'Artemis Fowl II évoquait dans son esprit le souvenir de Rose Hind, la première image qui lui venait à l'esprit était celle qu'il avait en ce moment précis juste sous les yeux : Rose dont le visage se décomposait, comme celui d'une statue de glaise à peine sèche sur laquelle on verse de l'eau ; et son propre sourire qui s'élargissait.
- Vous êtes censée bafouiller en trébuchant sur chaque mot des phrases commençant par « Ce n'était pas ma faute », ou encore « Je peux tout expliquer » pour essayer de vous défendre de mon accusation, signala Artemis. - Je n'ai pas l'intention de répondre à une boutade ridicule pour vous faire plaisir, dit Rose en imitant la voix de son interlocuteur. - Si vous le dites... Votre thé est fade.
À ces mots, Artemis leva sa tasse et la fracassa sur son front. Rose poussa un hoquet de surprise. Le sang, les bris de verre et le thé froid dégoulinaient sur le visage d'Artemis, qui commença à hurler en se cachant le visage. Au moment précis où la concierge entrait dans l'appartement.
Il y eut un grand moment de silence, uniquement entrecoupé des sanglots de douleur d'Artemis qui s'était réfugié en tremblant à une extrémité de la pièce. Rose, de l'autre côté, complètement hébétée, avait les yeux fixés sur la concierge de l'immeuble. Cette dernière, plantée sur le pas de la porte, regardait alternement et avec une stupéfaction non dissimulée sa locataire qui ressemblait à un malfaiteur pris au priège, et le petit garçon en pleurs qui saignait.
- Mademoiselle Hind... finit par dire la concierge. - Je peux tout expliquer ! coupa cette dernière, bien qu'elle sut ce qui allait se passer.
La concierge, qui avait blêmi, repris soudainement des couleurs, devenant dangereusement rouge.
- Rien à foutre de vos explications. Quand j'ai lu le mail qui disait que vous étiez pédophile et que vous avez déjà agressé au moins deux enfants, j'ai cru que c'était un canular. Vraiment j'y croyais pas, et je voulais vous parler de ce mail, mais...
La matrone jeta un regard éloquent à Artemis terré à l'autre bout de l'appartement. La bonne femme déglutit. Elle était mère de cinq enfants.
- Vous êtes un monstre, Hind. Vous êtes... - Mais ce n'est pas ma faute ! - FOUTEZ LE CAMP ! FOUTEZ TOUT DE SUITE LE CAMP D'ICI ET NE REVENEZ JAMAIS !
Rose courba l'échine, vaincue. Il n'y avait rien à faire. Elle récupéra son sac à main, son portefeuille posé sur la table basse, sa Bible, elle enfila son manteau, prit le tableau de son Dieu sous son bras. Puis elle sortit, comme dans un rêve. Sans se souvenir d'avoir descendu l'escalier et traversé la cour intérieure de l'immeuble, Rose se trouva sur le trottoir de Parkgate Street, faisant face au Phoenix Park. Elle ne regrettait pas de se retrouver à la rue. Elle ne pensait qu'à son piano qu'elle ne reverrait plus jamais.
- Je vous avais prévenue.
Rose se tourna vers Artemis, debout à côté d'elle. Un filet de sang coulait encore de la blessure qu'il arborait sur la tempe, mais un sourire triomphant s'étalait sur son visage juvénile. Rose ne savait plus quoi dire.
- Ta blessure, c'est grave ? finit-elle par demander. - Oh, non, une égratignure superficielle. - Dommage. J'aurais préféré une commotion cérébrale. - Je m'en doute. - J'espère que tu sauras me faire oublier que tu viens de m'expulser hors de chez moi. Parce qu'une fois que j'aurais fait ma crise cardiaque, je te promets que tu ne te remettra pas de ma vengeance. - Je ne m'inquiète pas, c'est le traumatisme immédiat qui parle. Pour l'oubli, je préconise une lobotomie.
Rose fronça les sourcils.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Je parie que ça vient encore des Etats-Unis.
Artemis leva les yeux au ciel.
- Sans rire, petit souriceau, tu vas morfler. Parole d'honneur. - Allez-y Rose, encore un petit effort et vous réussirez à me faire peur. En attendant, je vous offre un thé ? - Et le solfège ? - Je me passerais de ces leçons. Ça fait cinq ans que je m'en passe et je suis le meilleur élève du Conservatoire. Alors, ce thé ? - Bah, tant que c'est toi qui paye...
THE TEMPLAR'S BAR, DUBLIN, IRLANDE
~ Artemis
Artemis ne savait vraiment pas quoi penser de Rose.
Quand, par l'intermédiaire de la carte de visite trouvée dans le portefeuille, il avait appris l'existence de la secte établie dans une petite chapelle d'un village au nord de Dublin, il avait tout d'abord éprouvé de l'incrédulité et de l'amusement.
Pour lui, croire en Dieu était déjà une preuve de faiblesse et d'ignorance. Alors s'imaginer que Dieu était une femme-martyre, une pseudo-sorcière brûlée il y a une vingtaine d'années ? À la vérité, cela faisait longtemps qu'Artemis n'avait pas autant ri. Rose avait au moins cela de positif qu'elle lui faisait oublier son père et l'empêchait de plonger dans un état de dépression avancée.
Par la suite cependant, quand il découvrit, à force de fouiner à partir des informations récoltées sur la Chapelle, l'histoire d'Eli et les moeurs amoureuses... particulières de Rose, Artemis fut envahi de dégoût. De dégoût pour cette femme trentenaire qui, prétendant se dévouer entièrement à son Dieu, passait son temps libre à courir après le plaisir masochiste et la Haine, cette femme qui avait osé détruire la vie d'un enfant sans défense et ne ressentait pas la moindre culpabilité, et qui au contraire commençait à s'acharner sur un autre ! Quelles étaient les véritables intentions de Rose? Etait-ce vraiment de la Haine qu'elle souhaitait ? Artemis en doutait, et était complètement dégoûté, révulsé par Rose, ah ça oui, il l'exécrait.
Mais quand il vit son visage blêmir st se décomposer à l'évocation d'Eli, quand Rose fondit en larmes au bar, ce fut un sentiment étrange qui le prit aux tripes alors qu'il était face à cette femme, un peu barjo il faut l'avouer, qui refusait de vieillir au point de n'aimer que ces êtres complexes et si différents des adultes car ils possédaient le plus précieux des diamants : l'innocence de l'enfance. Artemis aurait pu décrire ce sentiment qu'il éprouvait comme un mélange d'attendrissement et de compassion s'il ne se considérait pas comme incapable d'éprouver des émotions.
Le jeune Fowl n'avait jamais été doué pour réconforter les gens. À vrai dire, faire exactement le contraire était l'un de ses dons – et défauts – innés. Aussi, quand d'énormes larmes se mirent à rouler sur les joues de Rose pour aller s'écraser dans sa tasse de thé, Artemis, indécis, ne réagit pas immédiatement. Il ne pouvait nier être très satisfait de voir cette abominable bonne femme s'étouffer dans ses propres sanglots ; mais une petite part de lui-même, le peu d'âme d'enfant qui lui restait, ne pouvait s'empêcher d'avoir envie de la consoler. Après un long moment de silence uniquement brisé par les pleurs de Rose, Artemis tendit le bras au-dessus de la table qui le séparait de son ennemie et lui tapota maladroitement le bras.
-Il ne faut pas vous mettre dans cet état, ajouta-t-il, un peu gêné.
-Je suis un monstre ! hoqueta Rose entre deux reniflements. Pendant tout ce temps je me suis voilé la face, mais je suis un monstre... Comment mon Dieu a-t-il pu m'accorder son pardon, après ce que j'ai fait ?!
Artemis haussa les épaules.
-Peut-être qu'il ne l'a pas fait, et qu'il attend juste le bon moment.
Rose s'essuya le nez sur le revers de sa manche bleue marine. Son regard torve, perdu dans le vague, brouillé par le verre de ses lunettes, fit comprendre à son interlocuteur qu'elle ne l'écoutait plus, plongée dans ses souvenirs.
-Il était tellement mignon, souffla-t-elle si bas qu'Artemis dût se pencher pour l'entendre. Et puis il était orphelin, comme moi ; recueilli à la Chapelle pour être initié à la vraie foi, comme moi. Je me souviendrais toujours de quand il était arrivé... Il pleuvait. C'était le repos de l'après-midi, et je jouais du piano dans la salle de musique quand il est entré, trempé. Ses boucles blondes lui tombaient sur le front et les joues, ses yeux gris semblaient immense... C'était vraiment un ange, ce petit. Il riait tout le temps, et il jouait aux dames avec moi ! Je faisais exprès de perdre ; quand je perdais, je faisais semblant d'être triste, et il venait dans mes bras, et il m'embrassais sur la joue... Je suis persuadée qu'il m'aimait. Autant que moi, je l'aimais de tout mon coeur...
Les yeux de Rose brillaient tandis qu'elle évoquait le souvenir d'Eli. Artemis, lui, s'était renfoncé dans son siège, plus dégoûté que jamais. Tout sentiment de compassion l'avait définitivement quitté.
-Vous ne vous rendez donc pas compte ?! explosa-t-il soudainement. Vous entendez ces énormités que vous proférez ? C'ETAIT UN ENFANT, bon sang ! Vous lui avez détruit la vie.
Rose se recroquevilla sur elle-même.
-Oui... je le comprends maintenant, murmura-t-elle. Mais à l'époque je pensais vraiment qu'il m'aimait.... Je ne lui ais rien fait de mal, je n'aurais jamais pu lui faire du mal. Je l'ai juste embrassé... Il n'y a rien de mal à embrasser quelqu'un.
-Si, quand ce quelqu'un a douze ans de moins que vous. Et d'après le témoignage des prêtresses qui vous ont surprise avec lui, vous faisiez plus que l'embrasser.
Rose haussa les épaules, l'air distant.
-Il ne faut pas s'y fier. Elles ont beau se dévouer corps et âmes au Dieu, elles adorent tout dramatiser, surtout quand il s'agit de moi.
Artemis acquiesça, muet. Sur le site Internet de la Chapelle, dans les archives privées – protégées de cinq mots de passes, que le jeune Fowl mit sept minutes et vingt-deux secondes à casser – contenant le dossier de chaque ancien disciple du culte du Dieu-femme, celui de Rose était le plus garni dans la section « vices et défauts ».
-De ce que j'ai pu apprendre en allant sur leur site Internet, ces femmes n'ont pas l'air moins détraquées que vous, répondit finalement le jeune garçon. Autrement, elles ne se seraient pas contentées de vous excommunier après vous avoir fait arracher un oeil.
Rose, par réflexe, porta la main au verre noirci de ses lunettes. Derrière, l'orbite était vide, et les paupières avaient été cautérisées entre elles pour fermer à tout jamais cet oeil impur qui s'était posé impudiquement sur un enfant. La jeune femme grimaça.
-Je préférerais être en train de pourrir en prison avec une vue normale que de revoir en rêve la Grande prêtresse m'enfoncer ce pic chauffé au rouge dans l'oeil, rétorqua-t-elle. Au moins, elle m'aura appris que l'Amour n'apporte rien de bon. Mais j'aimerais sincèrement qu'on change de sujet. Je ne veux pas y penser.
Artemis ne répondit pas tout de suite. Rose but quelques gorgées de son thé froid. Elle s'en voulait à mort d'avoir laissé la carte de visite de la Chapelle dans son portefeuille. Artemis n'aurait jamais dû apprendre l'existence d'Eli.
-Le plancher du grenier est en train de s'effrondrer chez moi, déclara soudain Artemis.
Un sourire s'esquissa sur les lèvres de Rose.
-Ton trophée du meilleur et plus ridicule changement de sujet de l'histoire te parviendra d'ici trois jours ouvrables, ironisa-t-elle. -Il faudrait faire une réparation d'urgence, poursuivit Artemis sans l'écouter, mais ça coûterait trop cher... Vous ne connaitriez pas un menuisier-charpentier qui accepterait de faire un prix ?
Rose pensa à Paddy, et elle ne put retenir un rictus de dégoût.
-Mon voi... pardon, mon ex voisin est menuisier-charpentier. Mais c'est le Mal incarné en tas de graisse sur pattes. Mieux vaut se tirer une balle dans la tête que d'être obligé d'avoir affaire à lui ! -J'en jugerais par moi-même, si vous le permettez... Merci tout de même. Vous m'excusez deux minutes, je vais régler l'addition, mon majordome va bientôt venir me chercher au conservatoire.
Le jeune garçon partit sans attendre de réponse, sortant son téléphone portable de sa poche et écrivant un SMS d'une main.
« Il y a des baffes qui se perdent... » songea Rose en s'accoudant à la table.
La jeune femme ferma les yeux. Elle repensa au jour où les prêtresses étaient venues l'arrêter pour l'emmener « récolter la juste punition à ses péchés ». Ce jour-là, elle était toute seule dans la grande chapelle blanche qui avait donné son nom au complexe dans lequel vivait la secte du Dieu-femme, et elle jouait du piano. Rose ne se rappelait plus exactement du morceau ; elle savait juste que c'était du Schumann. Elle avait aussi oublié si Eli avait été présent lors de son châtiment, même si c'était peu probable... Elle avait oublié beaucoup de choses à vrai dire. Elle ne se rappelait précisément que du visage d'Eli. Celui-là, elle le connaissait par coeur, jusqu'au moindre grain de beauté.
-Rose ? Alors comme ça, t'es à la rue ?
Rose bondit comme si on l'avait brûlée. Paddy, planté devant elle, lui adressa un grand sourire hérissé de chicots jaunâtres.
-Tu sais quoi ? reprit le menuisier, t'as qu'à venir habiter chez moi, en attendant !
Figée par l'horreur et l'incompréhension, Rose ne put lui répondre. Mais comment Paddy savait-il ?
Elle eut sa réponse quand elle s'aperçut qu'Artemis avait encore disparu sans rien dire. |