Drago vivait au rythme d’un bonheur délicieux. Il avait l’impression qu’un nouveau temps s’était mis en marche, depuis qu’il avait franchi le seuil de la maison des parents d’Hermione pour la première fois, en cette chaude soirée d’août. Comme si un nouveau monde s’était superposé à l’ancien. Entièrement différent. Entièrement merveilleux.
La lumière n’était plus la même. Les goûts, les odeurs, les sons. Il avait l’impression d’avoir été mort pendant des années. Quelqu’un avait déchiré toutes les terminaisons nerveuses de son corps, puis l’avait abandonné comme une coquille desséchée, incapable de ressentir si ce n’était sa propre solitude. Hermione avait renoué chaque connexion une à une. Ensemble, ils avaient pris le chemin de cet univers différent, qui battait et vivait pour eux, avec eux.
Drago était heureux. Il avait réappris à ressentir. Pendant les cinq mois qui s’écoulèrent, après cette chaude soirée d’août, il se délesta de ses angoisses, de ses doutes, de ses peurs. Il ne s’interrogeait plus sur lui-même, ni sur son passé. Pour la première fois en 29 années d’existence, Drago Malefoy ne pensait plus à lui-même.
Il aimait Hermione.
Ce furent d’abord des rendez-vous improvisés, comme celui qui les avait unis pour la toute première fois. D’abord au même endroit, dans la chambre de M. et Mme Granger. Puis Drago avait senti naître en lui le sens de l’aventure, cette émotion si Gryffondor qu’elle ne pouvait venir que de l’influence bienfaisante de son amante. Ils avaient exploré des hôtels. Testés les recoins charmants et secrets de Londres, si rares, si précieux.
Si de son côté, Drago ne se souciait pas de cacher sa liaison à Astoria, les mensonges d’Hermione se firent plus audacieux. Les réunions de travail devinrent des weekends de séminaires. Des conférences. Des séances de formation.
Dans la brûlure absolue de leurs rencontres, Drago et Hermione s’aimèrent dans un cottage perdu du Kent, sur les hauteurs brumeuses des Highlands, dans l’éclat bleuté des eaux pures du Connemara. Ensemble, ils redécouvrirent le style poétique de Ray Bradbury, la façon qu’il avait de se perdre dans ses rêves de beauté morale et d’étoiles. Ils redécouvrirent l’éclat sublime des vers de Baudelaire, à la fois terribles, morbides, justes et doux. Ils refirent le monde et l’humanité selon les grands desseins de Frank Herbert.
Ils se perdirent dans le reflet l’un de l’autre, et la réalité leur échappa.
Astoria sombra dans l’hystérie, et seule la surveillance attentive de Narcissa Malefoy l’empêcha de mettre fin à ses jours. Ron passa d’un verre de whiskey par semaine à une bouteille entière en l’espace de 48 heures.
Lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, Drago et Hermione vivaient en équilibre sur cette réalité vacillante qu’ils refusaient de voir. Drago n’en avait plus rien à foutre. Il n’aimait pas sa femme, méprisait ses parents, et voyait disparaitre de son esprit un fils qu’il n’avait jamais désiré.
Il avait conscience de ce que ces sentiments avaient de violent. Il avait conscience du mal qu’il y avait à les ressentir. Mais il n’en avait rien à foutre. On l’avait qualifié de connard égoïste depuis tellement longtemps. Il était temps qu’il le soit vraiment.
Drago revendiquait sa parcelle de bonheur, sa revanche sur ce monde qui l’avait enterré. Hermione lui donnait ce sentiment de triomphe. Hermione le rendait courageux.
En septembre, il avait passé son ASPIC, et l’avait obtenu avec brio. Il avait depuis commencé à chercher un travail à la hauteur de ses ambitions, et ne doutait pas qu’avec suffisamment de persévérance, son intelligence ne pourrait plus être ignorée plus longtemps.
Hermione, quant à elle, fuyait la demeure qu’elle ne considérait plus comme sa maison. Lorsque Ron avait commencé à dormir sur le canapé, elle n’avait rien dit. Elle ramassait les bouteilles d’alcool vides sans poser de questions, se couchait tard le soir après être rentrée, et disparaissait à l’aube. Elle et son mari n’échangeaient plus le moindre mot, si ce n’était pour parler des courses, du loyer, du travail des enfants. Malgré son ébriété quasi constante, Ron maintenait les choses en ordre. La maison était propre au-delà de l’entendement. Aucun point noir ne venait tirer Hermione de sa rêverie idéale. Un œil attentif aurait cependant remarqué le parquet ébréché, là où Ron détruisait des objets, de préférence appartenant à sa femme, lorsqu’il était trop saoul pour se contrôler.
Au fond d’elle-même, Hermione ne pouvait pas totalement ignorer la situation. De temps à autre, elle apercevait encore les vestiges de l’homme qu’elle avait aimé, dans ce visage rond bouffi par l’alcool. La morsure de la culpabilité la saisissait alors, comme un étau, et elle avait du mal à respirer. Cette lente déliquescence… c’était elle qui l’avait provoquée.
Elle repoussait alors ce sentiment tout au fond de son cœur, car elle en avait peur. Hermione n’avait jamais rien eu à se reprocher. Hermione n’avait jamais eu à remplir ce rôle, un rôle de tromperie. Un rôle de Malefoy. Son esprit cherchait alors une excuse, sans en avoir conscience. Ron ne l’avait jamais confrontée sur ce qui les avait séparés. Il avait trop peur de la perdre. Pour cela, elle le trouvait lâche, et sa colère détruisait ses scrupules.
Elle avait peut-être conscience d’être mauvaise. Mais elle préférait l’ignorer.
De son côté la famille Weasley, et par extension, Harry et Ginny, remarquèrent évidemment que quelque chose n’allait pas. Et que la situation se dégradait. Rapidement.
Ils tentèrent de comprendre, de communiquer, d’intervenir, d’apporter leur soutien, et renoncèrent lorsque Ron balança un verre de whiskey à la figure d’Harry depuis la fenêtre du premier étage. Hermione, quant à elle, demeurait insaisissable, et hermétique à toute discussion.
Le monde semblait reposer sur cet équilibre de non-dits, de passions et de tensions constantes. Jusqu’à ce que se produise un accident.
XXX
C’était la veille de Noël. Dans toutes les pièces de la maison, y compris l’étage, Ron avait ouvert grand les fenêtres, car la dinde qu’il avait mis à rôtir avait soudainement pris feu, remplissant l’air d’une fumée infecte.
Dans leur chambre, les enfants jouaient, indifférents au vacarme et plutôt amusés, en vérité, par les flocons de neige qui venaient tourbillonner au-dessus de leurs lits. Rose construisait un château en lego pour ses figurines de chevaliers préférées, espérant qu’un dragon en plastique les rejoindrait bientôt sous l’arbre de Noël. Hugo, plus terre à terre, détruisait l’œuvre de sa sœur à coup de balle rebondissante.
Tout allait bien. Inquiet que les enfants prennent froid, Ron enfila un pull en laine à chacun, jeta la dinde et se servit un verre pour oublier qu’il existait. A mesure que la brûlure familière, sereine, s’infiltrait en lui, il s’endormit sur le canapé du salon et quitta le cauchemar, l’espace d’un tout petit instant.
Hermione rentra plus tôt ce jour-là. Il était 18h quand elle trouva Ron ronflant sur le canapé, le whiskey dégoulinant sur le tapis, la maison glacée de courants d’air incisifs. Incrédule, elle referma les fenêtres une à une et monta à l’étage pour faire de même.
Dans sa chambre, Hugo explosa la tour centrale du fort de Rose avec un joyeux éclat de rire. Pas rancunière, Rose s’amusa de son enthousiasme et recommença aussitôt à reconstruire, pour le plus grand plaisir de son frère, qui partit en quête de sa balle.
La petite boule de plastique roula, se faufila, butta sur un lego, et bascula par la fenêtre dans la neige, quatre mètres plus bas. Hugo se pencha.
Hermione entra dans la pièce, vit la scène, et se figea. Elle n’hésita pas une seconde. Elle n’utilisa même pas la magie : son instinct de mère s’éveilla le premier. Elle courut pour attraper son fils alors qu’il tombait.
Elle glissa sur un des legos qu’Hugo avait éparpillés. Avant même de comprendre ce qui se passait, elle saisit l’enfant dans ses bras, et bascula avec lui.
Rose se mit à pleurer.
Dans le salon, Ron dormait. |