Jamais la bibliothèque du manoir Malefoy n’avait autant revêtu l’aspect d’un refuge. Les flammes crépitaient dans la cheminée, animant les ombres des tentures tirées. La porte close ne laissait rien filtrer de la lumière du jour. Une horloge indiquait deux heures de l’après-midi, mais pour Drago, chaque seconde qui passait était un instant qui mourait.
Il était étendu dans son fauteuil préféré, indifférent à la chaleur du foyer, fasciné par le contact du cuir sur sa peau. Il n’avait rien bu. Son verre de gin intact attendait depuis la veille au soir sur le bord de la table basse. Il lui arrivait souvent de penser à Hermione, de se servir un verre pour oublier, puis de penser à Hermione, et de le vider dans la cheminée. Juste pour la violence des flammes. Juste pour qu’il se passe quelque chose.
Toutes ses lettres étaient restées sans réponse. Elle avait déserté son bureau. Elle n’était pas chez elle, elle n’était pas chez ses parents, ni chez Potter : il avait trouvé le moyen de vérifier. Elle s’était enfuie.
Perdu dans les profondeurs de son fauteuil, Drago se sentait comme au bord d’un gouffre vertigineux. Incapable de faire le moindre geste de peur de perdre l’équilibre. De peur de la perdre pour de bon.
Imbécile, tu l’as déjà perdue…
Il se plaqua les poings sur les tempes. Il sentait ses vieux démons grouiller en lui, brûler de s’emparer à nouveau de lui. Mais ils n’y arriveraient pas. Il avait beau dérapé sur toutes les brisures de son âme, il avait au moins cette certitude. Il n’était plus le même. L’homme sur qui le passé avait une prise n’existait plus. Hermione l’avait changé.
Hermione…
Son souvenir l’envahit, comme à chaque seconde de cette longue torture qu’était devenue sa vie. Il ignorait ce qu’il haïrait le plus : se forcer à l’oublier, ou la laisser le pénétrer de douleur comme à cet instant. Jamais il ne s’était senti aussi impuissant…
Il ne put s’en empêcher : il pensa à ce qu’il était avant de la retrouver. A ce qu’ils avaient partagé. A sa façon de voir le monde depuis. Il songea à ce bébé qui les unissait, et il serra les poings. Il y avait du feu dans son cœur, et de l’eau dans ses yeux. Il serra les poings sur l’unique note qu’il avait reçue d’elle quelques heures plus tôt.
Cela faisait suite à sa dernière missive. La veille au soir, au lieu de boire son gin, il avait écrit en désespoir de cause :
« Je mérite au moins une discussion. Je mérite au moins une explication. »
La réponse était arrivée, dans la matinée. Il avait presque reçu un choc en reconnaissant son écriture, en tenant ce papier qu’elle avait touché, ces lettres qu’elle avait tracées, juste pour lui… Seigneur, il était si pathétique…
Elle disait simplement : « Retrouvons-nous au café, aujourd’hui à 15h. »
Le café. De tous les lieux de Londres, elle n’aurait pu en choisir un qui lui brise davantage le cœur. Il attendait de la revoir, tapi dans la pénombre, glacé devant les flammes. Il avait le pressentiment terrible que cette rencontre scellerait la fin de tout. Il ne pourrait la faire changer d’avis. Grâce à elle, il était devenu un homme capable de se battre pour ses ambitions. Pourtant lorsqu’il s’agissait d’elle, il n’avait aucun espoir.
Qu’est-ce que tu aurais pu faire d’autre ? La laisser disparaitre sans jamais un adieu ? Sans que la question ne soit jamais réglée ? Cela t’aurait hanté jusqu’à la fin de ta vie, et tu le sais !
Il n’avait rien à répondre à cela. Sa voix intérieure et lui semblaient s’être accordés, finalement. Il eut un sourire triste, et transplana dans une ruelle à quelques pas du café.
XXX
Elle était déjà là. Elle l’attendait à leur table. Elle avait commandé son capuccino qu’elle prenait à chaque fois. Drago n’entendait que le bruit de ses pas sur le parquet ciré. Il avait l’impression de monter à l’échafaud. Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie, et plus il se rapprochait d’elle, plus il avait la sensation de la perdre.
Elle le vit entrer, détourna le regard, et ne le releva que lorsqu’il s’assit en face d’elle. Il commanda la même chose, par tradition. Ils ne dirent rien pendant de longues secondes. Qu’elle était belle, dans cette lumière chaude… Cela faisait trois mois qu’ils ne s’étaient pas vus.
- Comment vas-tu ? demanda-t-elle enfin.
Elle semblait bouleversée. Lui-même fut surpris de trouver un nœud dans sa gorge, lorsqu’il répondit :
- Comme tu peux l’imaginer.
- Oh, je t’en prie, Drago… Ne me fais pas culpabiliser.
Un millier de réponses contraires se pressèrent contre ses lèvres, mais elles moururent à la seconde. Pour la première fois depuis des mois, il se sentait vidé de ses forces. Comme si elle les lui avait reprises. Il n’avait tout simplement pas la volonté de l’attaquer. Au lieu de cela, il dit :
- Tu n’as pas l’air d’aller très bien non plus. Tu as maigri.
- Drago, je ne veux…
Elle s’interrompit, incapable de trouver ses mots. Qu’elle était belle, même au bord des larmes. Drago voyait son regard revenir se fixer sans cesse sur ses mains qu’il avait croisées devant lui, comme si elle se retenait de les toucher. Il avança les doigts vers elle, et elle se laissa faire. L’espace de quelques secondes, il sentit sa peau douce sous la sienne. Puis elle se dégagea en lui concédant une larme :
- Je suis venue parce que tu as raison, tu mérites une discussion. Nous méritons… un adieu.
- Je ne veux pas d’un adieu, murmura-t-il.
- Je sais. Mais il n’y a pas d’autre choix.
- Tu as le choix. Tu as simplement refusé de le saisir. Tu peux encore…
- Non ! Non, Drago ! Il y a mes enfants. Je ne peux pas partir et les abandonner, je ne peux pas venir avec toi et les prendre avec moi, je ne peux pas écarteler leur vie de cette façon !
- Je ne suis pas obligé de partir… Je t’en prie. Je resterai ici, je travaillerai au Ministère toute ma vie, si ça me permet de te garder toi. Je ferais n’importe quoi…
- Je ne pourrais jamais te demander ça. Renoncer à ce travail, alors que c’est une opportunité formidable pour toi…
- Je n’en ai rien à foutre, de ce travail !
D’un geste brusque, Drago écarta les tasses et reprit ses mains entre les siennes :
- Il y aura d’autres opportunités. Je peux attendre. Et au pire, ta présence me suffit. Je reste, je divorcerai d’Astoria, et je m’installerai avec toi. J’aurai la garde partagée de mon fils, et toi de tes enfants. Je ferai tout pour m’améliorer.
Il la regarda droit dans les yeux, et jamais, jamais il n’avait autant eu l’impression de prononcer les paroles décisives de sa vie :
- Ce ne sont pas des promesses faites à la légère. Je le ferai. Alors, ne te sers pas de cette offre d’emploi comme excuse. Si quelque chose te retient toujours, donne-moi les vraies raisons.
Pendant un long moment, Hermione n’osa pas le regarder. Puis elle inspira profondément, tremblante, et elle dit d’une voix qui se brisait :
- Rester ensemble nous déchirerait. S’il n’y avait que toi et moi, nous pourrions le supporter. Nous pourrions ignorer le reste du monde et triompher de tout. Mais il y a les enfants. Tu sais ce qui se passerait si nous divorcions tous les deux pour nous mettre ensemble. Les médias se jetteraient sur nous comme des charognards et nous mettraient en pièce. Nos deux familles nous renieraient. Comment expliquer cela à nos enfants ? Comment pourraient-ils vivre un jour heureux dans une pareille situation ? Et honnêtement, quel juge nous donnerait la garde ?
Drago sentit à nouveau l’impuissance le gagner. Chaque parole d’Hermione les condamnait un peu plus, et il ne trouvait rien à lui opposer. Dans sa rage de la perdre, il articula finalement :
- Et ce bébé que tu portes ? Est-ce que ça t’arrive de penser à lui ? Ce sera notre enfant, lui aussi : le tien et le mien. Pourquoi ses parents n’auraient-ils pas le droit d’être ensemble en son nom ?
- Il n’y a plus de bébé, Drago.
Ces mots mirent quelques secondes à briser la barrière de son esprit. Après quoi il sut, instinctivement, qu’aucune parole prononcée ne changerait plus rien. Tout était perdu.
- Qu’est-ce que tu dis… ? murmura-t-il.
- J’ai avorté, juste après t’avoir quitté. Je…
Hermione ne retenait plus ses larmes à présent. Elle les laissait rouler sur ses joues et se glisser entre leurs doigts mêlés. Elle retira ses mains, et Drago sut qu’il ne la toucherait plus jamais.
- Tu as le droit de me détester, dit-elle. A ta place, je me détesterais. En fait, je me déteste déjà. Mais c’était ce qu’il y avait de mieux à faire, pour le plus grand nombre.
Drago la dévisagea, partagé entre la fureur, le chagrin et la surprise totale, incapable de croire que la personne qu’il avait en face de lui : si courageuse, si intelligente, soit capable de s’aveugler à ce point. Il eut soudain une vision d’horreur : celle de leurs situations renversées, elle s’adressant à lui dix mois plus tôt et s’efforçant de le sortir de la nébuleuse noire où il s’était enfermé. Il se demanda vaguement si Hermione ressentait une telle impuissance, face à lui et à sa bêtise, à l’époque. Elle n’avait jamais abandonné.
Il mit du temps à recouvrer ses esprits, mais lorsqu’il le fit, la douleur s’était cristallisée en lui. Elle était devenue un étrange mélange de résolution, et de résignation. Il regarda la jeune femme qui se tenait en face de lui, et il sut qu’il l’aimerait jusqu’à la fin de sa vie. Il le lui dit.
Après quoi, il referma les boutons de sa veste un par un. Il se leva, remit sa chaise en place. Il dit simplement :
- Je comprends que tu aies peur. Je comprends que tu doutes, que tu te sentes piégée. Je comprends que tu ne paries pas sur moi. Alors… Tu as raison. Retourne à ton ancienne vie et prends-le temps de voir ce qu’elle t’apporte. Prends le temps de lui dire adieu. Parce que je te ferai changer d’avis.
Et il s’en alla. |