Dans les semaines qui suivirent son interview, le livre de Drago devint l’objet de toutes les discussions. La campagne promotionnelle qui devait se restreindre à la Bulgarie s’étendit aux pays voisins, puis, timidement, à l’Europe de l’Ouest. Au Royaume-Uni, les médias se déchainaient. Drago acceptait tous les journalistes du moment que leurs propos demeuraient courtois. Il acceptait les échanges, les débats – parfois houleux, les questions dérangeantes. Il faisait preuve d’une honnêteté et d’un franc parlé qui dérangeaient, justement. Mais qui suscitaient d’autant plus la curiosité vis-à-vis de ses écrits.
Les institutions britanniques maintinrent le suspense jusqu’au bout. Drago Malefoy était en République d’Irlande lorsqu’enfin, l’une des grandes maisons d’édition londonienne consentit à prendre le risque, et accueillit parmi ses rayons l’autobiographie de l’ancien Mangemort.
Drago revint à la capitale quelques semaines plus tard. Durant les six années écoulées, il n’était revenu qu’occasionnellement, pour rendre visite à son fils. Le plus souvent, il préférait accueillir Scorpius en Bulgarie.
Mais à présent, il faisait son grand retour, le vrai : le retour à la vie publique. Ce furent d’abord quelques plateaux de télévisions, sous le regard protecteur des caméras. Puis les éditeurs poussèrent le risque jusqu’au bout, et ce furent des séances de dédicace. Des groupes de discussion. Des réunions de lecture.
Ce ne fut pas toujours facile. Drago se fit insulter : souvent. Il devait garder le lieu de sa résidence secret, et se promener avec un garde du corps pour ne pas se faire agresser. Mais ce furent aussi parmi les plus beaux moments de sa vie. Il n’obtint pas la reconnaissance. Mais la rédemption.
Drago reçut les sourires de gens lui témoignant leur compréhension. Leur sympathie. Leur compassion. Drago ignorait que ce sentiment existait encore dans le cœur de ses compatriotes. Il devint une célébrité dans son pays natal, mais cette fois pour les bonnes raisons.
Interrogé sur son retour surmédiatisé, Harry Potter s’avoua surpris, mais agréablement surpris. Il encourageait sobrement Malefoy à poursuivre dans cette voie. Ses autres anciens camarades de classe ne se prononcèrent pas.
Le sujet animait pourtant souvent les repas de famille de la tribu Weasley. Harry avait avoué avoir acheté le livre et avoir été touché par son contenu. Il affirmait que Malefoy n’avait pas cherché à enjoliver la réalité, qu’il dressait avec honnêteté le portrait de l’adolescent méprisant qu’il avait été, sans dissimuler leurs relations houleuses (Harry formait une part importante du livre).
Ron quant à lui refusait catégoriquement de le lire. Le point de vue d’Harry l’offensait, le fait même que Malefoy ait pu revenir impunément sur le sol anglais l’offensait. Il ne comprenait pas que le livre ait pu être publié au Royaume-Uni, mais surtout, il ne supportait pas le mouvement de sympathie qu’il avait amorcé, à l’égard de celui qui serait toujours son ennemi.
Entre les opinions des uns et des autres, Hermione ne se prononçait pas. Elle avait emprunté son exemplaire à Harry et l’avait dévoré d’une seule traite, avec une horrible boule au creux des entrailles, à la fois impatiente, terrifiée, déchirée, nostalgique et terriblement triste. Elle ne pouvait rien laisser transparaître de ces sentiments. Elle avait relu le livre encore et encore, écoutant dans sa tête la voix de cet homme qu’elle avait passionnément aimé, et elle sentait son regard brulant posé sur elle à chacun de ses mots.
Parfois, quand elle se savait seule, elle pleurait. Elle contemplait les flammes dans la cheminée pendant des heures, en pensant à la chaleur qui avait déserté son corps. Elle récitait les mots du livre par cœur, en esprit. Elle songeait à ce que Malefoy avait dit. A tout ce qu’il avait écrit sur eux.
« La jeune femme dont je vous parle est forte et déterminée. Je lui faisais peur et pourtant, son désir de m’aider a été plus fort. Je ne sais si vous pouvez imaginer la grandeur de sentiment nécessaire à un tel dévouement. Cette jeune femme s’est heurtée à la ruine que j’étais à l’époque, et au lieu de passer son chemin, comme tous les autres, elle a soulevé la poussière, gratté la surface. Elle a été la première personne à vouloir me voir vraiment, moi, pour ce que j’étais, et à y parvenir. Il n’y a pas d’émotion plus intense que la sensation d’être en parfaite communion avec la personne qui se tient en face de vous. Se comprendre. Sans avoir besoin de se parler. Savoir exactement ce que l’autre ressent, et savoir que c’est en accord avec ce que vous ressentez. Cette jeune femme m’a sauvé, parce qu’elle présentait ce caractère unique, inestimable. Dans ses yeux, il y avait une flamme que je ne voyais chez aucune autre. »
Hermione retenait son souffle. Son cœur souffrait des souvenirs que ces mots réveillaient. Chaque battement lui faisait prendre conscience du sang dans ses veines, mais surtout, des tensions qui pesaient sur ses chairs, depuis si longtemps.
Hermione avait une belle vie. Les enfants avaient grandi. Rose entrerait à Poudlard d’ici quelques semaines. Harry et Ginny étaient formidables. Arthur et Molly aussi, et toute la famille. Ron n’avait jamais vraiment guéri. Mais il ne le montrait pas. Le temps aidant, il avait réappris à sourire, et à vivre, en se détachant de la crainte de la voir partir. La crainte était toujours là, bien sûr. Mais il l’avait acceptée.
Hermione et lui avait parcouru un long sentier rocailleux et semé d’embuches. Ils s’y étaient pris doucement. Les enfants les avaient aidés. Harry aussi. Ils partageaient un passé commun qui contenait tout ce qui les avait rapprochés. Ces souvenirs, cette complicité perdue les avaient aidés à se retrouver. Mais plus tout à fait comme avant.
Ils avaient tout d’abord réappris à parler. Puis ils avaient ri ensemble. Partagé du temps, beaucoup de temps. Des discussions sur la vie, leur vie, leurs problèmes, leurs doutes, leurs espoirs, leurs rêves, leurs craintes. Ils avaient sondé leurs sentiments aussi loin que l’esprit humain le permettait. Ils avaient noué un amour timide, un lien tissé dans du voile, transparent, frêle et fragile, oscillant au moindre souffle de vent. Ils s’étaient embrassés. Ils s’étaient aimés, d’une manière nouvelle, et différente. Ils avaient vécu trois belles années, trois difficiles années, les années nécessaires pour se guérir du mal qu’ils s’étaient infligés l’un à l’autre.
Les trois années suivantes, et par un procédé étrange, le voile de leur amour s’était transformé en une profonde affection. Ils tenaient l’un à l’autre, énormément. Ils parlaient de tout, ils échangeaient sans arrêt. Ils étaient tout le temps ensemble. Ils riaient aux éclats, ils découvraient une merveille dans chaque seconde. Ils avaient confiance l’un en l’autre. Et pourtant, à mesure que ce lien, infiniment plus fort, se créait, leurs corps s’éloignaient. Ils ne ressentaient plus le désir de s’unir l’un à l’autre. Ils n’en parlaient pas, ils en étaient sans doute vaguement conscients, sans souhaiter aborder la question. C’était comme si, après s’être aimés une première fois avec la force de la jeunesse, puis s’être déchirés tout aussi brutalement, leurs esprits aspiraient à autre chose. Quelque chose de plus posé, mais aussi plus profond. Un attachement inconditionnel et sincère. Mais ce n’était plus de l’amour.
Ils vivaient pourtant ensemble, et leur bonheur était vrai. Epicure plaçait l’amitié au sommet des plaisirs naturels, bien au-dessus de l’amour. Ils avaient souffert ensemble. Ils s’étaient blessés mutuellement. Aujourd’hui, ils s’étaient reconstruits, et chacun comblait les failles de l’autre.
C’est dans cet état d’esprit qu’Hermione lisait les mots de Drago Malefoy, lorsqu’il écrivait :
« Nous aurions pu rester ensemble. Nous aurions pu le faire. Il y avait suffisamment de force en nous deux, suffisamment de force en elle, pour que nous affrontions ces obstacles que j’affronte seul aujourd’hui. Nous aurions pu le faire. »
Nous aurions pu le faire…
En septembre, le jour de la rentrée des enfants à Poudlard, Hermione vérifiait que Rose n’avait rien oublié, que sa mèche de cheveux était droite, et son gilet boutonné. Sa fille la regardait avec une perspicacité qui ne lui était pas étrangère. L’air mutin des Weasley en plus. Ron arborait cet air mutin, justement, alors qu’il l’observait faire sans rien dire, le sourire aux lèvres, complice de sa fille. Emerveillé par l’agitation de la gare, Hugo ne prêtait pas attention à leur manège. Il aperçut Harry, Ginny et les enfants et leur fit de grands signes de la main.
Hermione les accueillit avec un sourire et les serra dans ses bras, l’un après l’autre. C’est là qu’elle l’aperçut.
Elle se retint de se mordre la lèvre. Son sang la brûla. Elle s’appliqua à garder un masque lisse sur son visage, et détourna le regard avant qu’il ne la voie. Une petite part d’elle-même ne pouvait s’empêcher de s’avouer qu’elle avait guetté – espéré – sa venue depuis qu’elle était entrée à King’s Cross.
Les enfants. Première priorité. Du coin de l’œil, elle aperçut Astoria Greengrass, désormais Westfield, et le petit Scorpius. Il serait dans la même année que Rose. Hermione caressa la joue de sa fille, et l’embrassa sur le front. Elle salua aussi Albus qui faisait sa première rentrée, avec ce mélange de peur et d’excitation qui caractérisait tous les premières années. Lui aussi serait avec Scorpius. En espérant que leur enfance serait différente de la leur…
Harry et Drago, Albus et Scorpius… Les pensées d’Hermione divaguaient, et elle se surprenait à espérer que les enfants ne reproduiraient pas le modèle de leurs parents. Comme Drago avait si bien su s’émanciper des siens…
Soudain, elle n’y tint plus. Les détours de son esprit ne pouvaient plus la retenir. Elle attendit jusqu’à ce que sa fille soit montée dans le wagon, puis elle tourna la tête, imperceptiblement, et elle le vit vraiment.
Il embrassait son fils. Chaleureusement, comme jamais un Malefoy ne l’aurait fait auparavant. Le petit lui rendait son étreinte avec une ferveur profonde. Lorsqu’enfin Drago se redressa, sa veste était légèrement démise et une mèche de ses cheveux lui tombait devant les yeux, mais il souriait. Lui aussi attendit que son fils monte dans le wagon, à une dizaine de mètres d’eux. Après quoi il releva brusquement la tête, et il planta ses yeux dans les siens.
Comme s’il savait qu’elle l’observait. Comme s’il l’avait toujours su.
Hermione demeura sans réagir, incapable de réagir. Sa première pensée fut pour ses iris. Mon Dieu qu’il était beau… Six années de sa vie venaient d’être réduites en poussière. Elle le voyait, il était là, devant elle. Elle aurait pu le toucher, et déjà sa peau se remémorait le contact de ses mains sur son corps, son odeur, sa voix. L’intensité de leurs regards échangés. L’intensité de ce regard.
Hermione était tellement saisie par l’instant qu’elle ne se souciait plus d’être remarquée ou non. Harry, Ginny et Ron faisait des signes aux enfants. Drago fit quelques pas vers elle, sans cesser de la regarder. Elle crut qu’il allait venir lui parler, là devant tous ces gens, devant sa famille, aussi détourna-t-elle précipitamment les yeux pour les fixer sur le wagon.
Elle sentit sa présence passer tout près d’elle, la dépasser, s’arrêter en retrait. Il était là. Il était juste derrière elle.
- Bonjour, dit-il simplement, juste assez fort pour qu’elle seule l’entende.
Elle regarda Ron. Elle regarda Harry et Ginny et les enfants. Dans l’effusion des adieux, personne ne faisait attention à elle. Alors elle tourna imperceptiblement la tête, sur sa gauche, et elle croisa son regard.
Dire qu’il était là. Elle le voyait respirer. Elle sentait son odeur à travers le parfum de ses vêtements. Il portait un de ses très beaux costumes noirs. Ses cheveux étaient plus courts, plus ordonnés. Son visage pâle semblait éclairci des soucis qui l’avaient habité. Et puis il y avait ses yeux. Deux perles blanches, deux points centraux de son univers, qui la transperçaient sans la laisser s’échapper. Elle ne pouvait se soustraire à ce regard. Elle ne voulait pas le quitter.
Le train se mit à siffler. Le convoi s’ébranla. La foule se massa sur le bord du quai pour suivre le sens de la marche. Alors Hermione dit la seule chose que la situation permettait :
- J’ai lu ton livre.
Elle le dit, en espérant qu’il comprendrait. Qu’à nouveau au beau milieu de cette foule, ils trouveraient cette communion dont il avait parlé avec tant de poésie. Il comprit.
Alors que la foule les pressait les uns contre les autres, les visages d’Harry, Ginny et Ron tendus vers les wagons juste à côté d’elle, Hermione se détourna pour saluer une dernière fois sa fille. Le torse de Drago vint s’appuyer tout contre son dos. Ses doigts trouvèrent les siens. Hermione sentit son cœur se contracter de terreur, d’angoisse, et d’un amour plus monstrueux que tout ce qu’elle avait jamais ressenti. Elle répondit à son étreinte.
Ainsi au beau milieu de la foule, Drago et Hermione se tinrent la main. En silence, en secret, et ensemble. |