L'escalier plongeait dans la lumière maladive des tubes cathodiques. On aurait pu croire qu'une vie souterraine aurait apporté l'obscurité, mais non. La lumière écrasait tout. Elle pourchassait l'ombre dans ses moindres recoins, exposant la crasse, les boutons, la graisse des cheveux, la décrépitude générale de l'endroit.
Dieu que Drago haïssait le métro.
Arrivé au bas des marches, un labyrinthe de corridors s'offrit à lui. C'était vaste, ouvert, carrelé de blanc. Tout pour faire oublier que l'on se trouvait à dix mètres sous terre, au milieu des égouts, des rats, des conduites d'eau, de gaz, d'électricité, des milliers de secrets qui pourrissaient sous la ville, et la ville elle-même, au-dessus de nous, palpitante, lourde et moite. Un souffle d'air traversait les couloirs comme mû d'une volonté propre, comme les vapeurs toxiques qui s'échappent d'un tombeau ou d'un sarcophage, scellé depuis des millénaires.
Drago respirait ces effluves de vie, de puanteur et de mort. Décidément, ses pensées se faisaient de plus en plus charmantes. Ce devait être encore un de ses bons jours...
Très vite, la foule le rejoignit. Il n'aimait pas l'idée que c'était lui qui rejoignait la foule. Les moutons, la masse. Comme une colonie d'insectes fous qui ne savaient rien faire sinon courir vers un but dérisoire. Drago était un brin misanthrope.
Arrivé sur le quai de la station Euston Square, il prit son mal en patience en laissant ses yeux se balader sur les affiches publicitaires, sur le mur d'en face. Une comédie musicale. Une banque. Une affiche de film. Le papier s'agita d'un léger frémissement et alors, Drago discerna les réclames du monde sorcier, par-delà le papier Moldu. Il y avait un message du Ministère de la Magie encourageant les sorciers au vote, le 26 mai prochain. Drago plissa le nez de dédain. Comme si personne ne savait que Shacklebolt allait être réélu. A côté du logo du Ministère et des visages souriants de la famille sorcière modèle, l'œil était inéluctablement attiré par une affiche chatoyante, explosive, un bombardement de couleurs dans ce monde terne qu'était le métro de Londres. La boutique de farces et attrapes de George Weasley.
Là aussi, Drago détourna les yeux. Plus pour échapper à de vieux souvenirs qu'aux couleurs insurmontables de l'affiche. Son cerveau voulut penser, mais il l'en empêcha. Il avait toujours été très doué à ce petit jeu. Trop doué.
Sa bouche se tordit d'un pli amer : « Bien, Drago. Vas-y, continue, apitoie-toi sur ton sort. Ça t'a toujours tellement aidé à aller mieux ».
La conscience d'être dur envers lui-même fit taire la voix dans sa tête. Mais trop tard, le mal était fait. Le sentiment familier s'était de nouveau coulé en lui ; il n'y avait plus rien à faire. Il avait retrouvé le sillon qui s'était formé jusqu'à son cœur, à force d'épreuves. Ce n'était pas de la tristesse. Ç'aurait été trop facile. La tristesse, on pleure, on hurle un bon coup, et on peut la vaincre. Lorsque les yeux débordent de larmes, parce que le cœur déborde de chagrin, on peut ouvrir une écluse et rééquilibrer le flux. Mais ce que Drago ressentait était pire. C'était une maladie qui le tuait à petit feu. Celle qui avait inspiré tant de romantiques au XIXe siècle, amoureux de la mort et fascinés par son baiser. La Mélancolie.
Drago eut un autre sourire, amusé cette fois, à la pensée que ce mot avait pris un sens bien innocent aujourd'hui. Pourtant, qui devenait l'esclave de la Mélancolie sentait le bonheur se retirer de la moindre parcelle de ses os.
L'arrivée du métro tira Drago de ses divagations romanesques. Il n'avait pas toujours été ainsi. Un rêveur, dissertant pour lui-même sur la mort de Baudelaire, Keats et Chatterton. Il regarda le wagon arriver avec l'idée que, s'il faisait ne serait-ce qu'un pas de plus, sa vie pouvait se terminer. Et le métro se profilait, rouge, brillant, criard, aussi vulgaire et insupportable que la foule autour de lui, et Drago laissa les secondes s'écouler : dix, cinq, deux secondes...
Le métro s'arrêta et ouvrit ses portes devant lui. Trop tard.
Une grosse femme rose le bouscula pour sortir, partageant avec lui son haleine de tapioca. Drago se précipita vers le fond du wagon, où l'air lui semblait plus respirable. Il faisait chaud. En plein mois de mai, ils battaient des records de température. Un enfer pour les passagers du métro. Ce n'était plus l'air du sarcophage que Drago respirait : il était dans le sarcophage, et déjà la machine infernale refermait le caisson sur un mélange de miasmes, de sueur, de transpiration rance, de stress et de graisse.
Drago ne toucha rien autour de lui. Rien de tel que le métro pour vous faire réaliser à quel point l'espèce humaine était... huileuse.
« Encore une marque d'amour pour tes congénères... »
Drago ne combattit pas sa pensée. Ne la laissa pas se développer non plus. Son esprit cherchait continuellement à entrer en conflit avec lui, mais il avait perdu la combativité nécessaire depuis longtemps. Il était un cynique résigné. Il était vieux. Et il citait des poètes romantiques morts depuis près de deux siècles. Qu'ils aillent tous se faire foutre.
Au bout de deux stations, Drago dénicha une place libre contre la paroi du compartiment et s'assit en regardant ses pieds. Une petite victoire. Sa tension retomba. Il avait chaud ; il s'aperçut qu'il transpirait lui aussi. Son cœur battait vite et fort dans sa cage thoracique. Voilà l'effet que le métro londonien avait sur lui : il tirait sur toutes les fibres de son corps. C'était un périple, un chemin de croix qui le verrouillait d'angoisse.
Le temps avait passé aujourd'hui. Il avait vingt-neuf ans. Douze ans s'étaient écoulés depuis la fin de la guerre. Mais il arrivait encore qu'on le reconnaisse dans la rue, au travail, n'importe où, et alors, de parfaits inconnus le priaient d'aller partager quelques orgies anales avec Satan, dans la plus pure politesse londonienne.
Drago se recroquevilla sur son siège. Il ne portait que du noir et il ne regardait personne, espérant ne pas attirer l'attention sur lui. Mais hélas, avec une ironie délicieuse, son corps s'amusait à le dénoncer. Avec ses cheveux presque blancs et ses yeux d'acier pur, il se faisait immanquablement remarquer. En plus, il était grand. Toutes ces choses dont il avait pu tirer fierté étant adolescent étaient devenues sa malédiction dès que...
Non, il ne fallait pas y penser.
(...Tu-Sais-Qui était mort)
Malefoy ferma les yeux, et expulsa les souvenirs de sa tête. Il les avait déjà affrontés ; il en avait fait le tour. A présent, qu'ils se contentent de le dévorer à petit feu.
Il s'aperçut qu'il avait serré les poings sur ses bras repliés et les relâcha.
Profitant de son instant de faiblesse, ses yeux s'abandonnèrent à balayer la cabine, et, à Baker Street, trois nouveaux passagers montèrent à bord. Drago reconnut la première et son corps se figea. La surprise était telle qu'il ouvrit la bouche sur un cri qui ne vint pas. Il ne savait pas quoi faire. Devait-il faire quelque chose ? Ses mots se mélangeaient et s'étouffaient les uns les autres avant de venir au monde.
Elle ne le vit pas tout de suite. Elle s'assit sur le strapontin en face de lui, à peine à plus d'un mètre de distance. Elle releva enfin les yeux et son regard croisa le sien. Elle aussi fut surprise. Et pour cause. Cela faisait douze ans qu'ils ne s'étaient pas vus. Quelle image pouvait-il bien renvoyer ? Avec son costume trop cher et trop sombre qui allongeait sa silhouette maigre, ses cheveux en désordre, en total désaccord avec le reste, ses traits tirés par les insomnies, le dégoût et les verres de gin ?
A la façon dont elle hésita, il vit qu'elle non plus ne savait pas comment réagir. Mais elle avait toujours été vive. N'est-ce pas ? Elle le contempla quelques secondes, puis hocha la tête pour le saluer et, son devoir accompli, elle sortit un livre de son sac et ne le regarda plus.
« Tu n'as pas changé, Granger... », songea-t-il en lui-même, mais il n'y avait ni dédain ni cynisme cette fois. C'était la Mélancolie qui parlait.
En plus, il se trompait : elle avait changé. Ses cheveux étaient plus longs, rassemblés sur son épaule en une cascade de boucles disciplinées. On était loin de l'adolescente qui avait dû quitter sa famille et vivre dans une toile de tente pendant presque un an. Elle avait perdu les dernières rondeurs de l'enfance, et son visage présentait à présent ses traits fins, matures, trop sévères pour son âge, comme ils l'avaient toujours été.
Drago ne pouvait pas détacher son regard d'elle, contre sa volonté, même si cela réveillait des monstres au fond de lui et que cela lui faisait mal, parce qu'à travers elle, c'était son passé qui l'avalait.
Il se revoyait lui-même adolescent. Il retrouvait sans peine le chemin des émotions qu'il ressentait à cette époque. Son attitude, sa façon de parler, de marcher, l'assurance folle qu'il éprouvait avant que le Seigneur des Ténèbres ne le marque. Une veine se contracta au milieu de son front. « Le Seigneur des Ténèbres ». Il avait tenté d'éradiquer ce réflexe, mais il vivait toujours en lui. Drago eut soudain l'impression que son avant-bras droit le brûlait, et il se retint d'y toucher.
Il pensait à Granger. Comment il avait haï Granger. Comment il s'était braqué contre elle dès qu'il avait su ce qu'elle était et d'où elle venait. Pourquoi ? Parce que c'était ce qu'on lui avait appris. Drago avait toujours été un enfant obéissant.
Il se revoyait encore dans le salon immense du Manoir Malefoy, devant un feu de cheminée pétillant, le cœur glacé par la froideur d'un père qui ne parlait que du prestige de leur lignée, du poids qui pesait sur les épaules de son héritier, et du devoir qu'il devait remplir envers sa famille. Drago avait bu ses paroles ; il avait cru et fait tout ce qu'on lui demandait. Parce qu'il était un Malefoy, et parce que Papa lui avait dit : « Un Malefoy ne pleure jamais. Tu ne dois jamais te montrer faible, Drago. Tu es un Malefoy, et cela veut dire que le monde est à toi ».
Enfant, Drago avait acquiescé gravement, sans vraiment comprendre ce que son père lui disait, mais conscient de son importance. Il serait parfait. Son père serait fier de lui. Il serait un Malefoy, et son père serait fier de lui.
Et puis en grandissant, les mots avaient pris sens, et comme ils avaient bercé son enfance, Drago avait appris à y croire. Il était un Malefoy. Donc le monde était à lui. Tout le reste lui était inférieur.
Il y croyait, et pourtant, son père ne le regardait pas davantage. Pas de tendresse dans cette grande maison vide. Lorsqu'il lui prenait l'envie de se recroqueviller sur lui-même dans son lit, Drago se sermonnait, s'insultait même, avec des mots de grands, des mots qu'il ne comprenait pas.
« Arrête de chouiner, sale petit merdeux ! Tu vas faire honte à ta famille ! Qui a besoin d'un câlin pour dormir ? Tu n'es pas un bébé ! Tu es un Malefoy. »
De sa mère, il se rappelait la douceur surprotectrice. Ses mains blanches et froides qui caressaient ses cheveux, ses bras qui aimaient l'enlacer et le serrer contre elle. Elle avait une odeur de roses mortes. Elle ne l'embrassait jamais, ça ne se faisait pas. Mais elle entretenait les préceptes de son père ; elle les développait même. Souvent, elle restait assise à son chevet tard le soir, pour démêler avec lui ce que son père lui avait dit, et ce qu'il devait comprendre et retenir, pour être un bon fils.
Aujourd'hui avec le recul, vingt ans plus tard, Drago mesurait à quel point il avait été endoctriné. Ses sentiments à l'égard de l'enfant qu'il avait été étaient partagés. Ce n'était pas de la haine. Ce n'était pas de l'affection non plus. Peut-être de la compassion, parce qu'au regard de l'enfance qu'il avait eue, il savait que son destin avait été inéluctable. On ne lui avait jamais laissé le choix. A dix-sept ans, le plus terrible mage noir de tous les temps lui avait mutilé le bras. Oui, mutilé. Puis on lui avait mis une baguette dans les mains et on lui avait dit : « Tue ». Sois un Mangemort. Sois un Malefoy. Sois un bon fils.
Drago baissa les yeux pour que Granger ne remarque pas qu'il l'observait. Oui, il avait fait des erreurs. Mais quelle avait été sa part de responsabilité dans tout ceci ? C'était une question qui le gardait éveillé la nuit. S'il ne haïssait pas l'enfant qu'il avait été, en revanche, il avait honte de l'adolescent qu'il était devenu. Arrogant, bravache, mesquin. Il avait honte et pourtant, il se comprenait. Cela formait un mélange doux-amer dans son cœur.
Quand il avait eu le malheur de rencontrer Harry James Potter, il avait compris en un clin d'œil que son monde avait basculé. Parce que c'était lui, l'Elu. Parce que c'était lui le cœur des discussions, le cœur de l'attention, le cœur des gens. Parce que son père, qui vivait dans la peur de son maître, ne pensait qu'à Harry James Potter. Alors, Drago avait haï Potter. Il avait haï son ami Weasley parce que son père lui avait appris les mots « TRAÎTRE A SON SANG ». Et il avait haï Granger parce qu'il lui avait appris le mot « SANG-DE-BOURBE ». Drago avait été un bon fils.
C'était avant la guerre. C'était avant qu'il ne découvre qu'il était un lâche. Drago soupira :
« Je croyais qu'on avait dit de ne pas réveiller les souvenirs ? »
Mais c'était trop tard, à présent. Enfant, Drago n'avait pas voulu faire face à cette révélation. Son orgueil l'en défendait. L'éducation de ses parents lui avait tissé de jolies petites œillères et il savait les mettre à la perfection lorsqu'il le fallait.
Mais lorsque la guerre s'était déclarée... Drago n'avait plus eu le choix. Il avait été confronté à sa peur, et il avait compris à quel point il était lâche. Toutes ses forces l'abandonnaient lorsqu'il avait peur. Encore aujourd'hui, sa lâcheté guidait toute sa vie. Drago se haïssait pour cela. Tant mieux, au moins, il n'était pas en reste.
« A quoi ça te mène, tout ce raisonnement ? »
C'était vrai, il s'était perdu dans le fil de ses pensées. Drago regarda de nouveau Granger. Il sut aussitôt ce que le passé avait réveillé. A vingt-neuf ans, Drago était un homme amer, résigné, rempli de rancœur, mais il était bien trop las pour que cette rancœur suscite le moindre mouvement en lui. Tout ce qu'il savait faire, c'était prendre du recul, et comprendre à quel point les événements avaient été injustes. Ça lui faisait une belle jambe.
Il savait désormais que d'une certaine manière, toute sa vie s'était jouée avant même sa naissance. Ne serait-ce que par son nom de famille, et le milieu où il avait grandi. Ses parents avaient fait de lui un môme imbuvable et fanatique. Lorsque la guerre avait commencé, il avait compris à quel point leur idéologie déconnait. Il aimait croire que c'était ce qui avait retenu sa main, lorsqu'il avait été sur le point de tuer Dumbledore. Lorsqu'il n'avait pas dénoncé Potter à sa tante Bellatrix. Il aimait croire que c'était cette prise de conscience, et non sa lâcheté, qui l'avait décidé. Et il félicitait le petit connard qu'il était à l'époque, d'avoir au moins eu ces éclats de conscience qui lui permettaient de se supporter aujourd'hui.
Mais ce qui le faisait encore grincer des dents, c'était l'idée que toute sa vie s'était jouée, définitivement, pendant cette maudite guerre. Le monde l'avait jugé pour les actes qu'il avait commis lorsqu'il avait dix-sept ans. Le monde ne s'était pas intéressé à ses états-d'âme, à ses hésitations, ses déchirures intérieures, ses conflits d'intérêt. Et pour cause, personne n'en avait rien à foutre. Le monde avait fait deux petits camps bien nets : celui de Voldemort, et celui de Potter. Le bien et le mal. Le blanc et le noir. Visiblement, Drago avait choisi le mauvais camp.
Mais tout le problème était là. Il n'avait pas choisi. A l'époque où cette guerre s'était déclarée, nourri par les discours de ses parents, la terreur inspirée par leur maître, la menace de mort qui planait sur eux, l'orgueil qu'on lui avait appris à ressentir... A l'époque où cette guerre s'était déclarée, Drago Malefoy n'était qu'un petit con de dix-sept ans. Un adolescent, presque un enfant. Mais le monde avait oublié qu'il n'était qu'un enfant. Le monde l'avait jugé sur les actes commis à cette époque, et le faisait payer depuis.
Pourtant aujourd'hui, Drago n'avait plus dix-sept ans. Il était peut-être toujours un connard, et honnêtement, il n'en avait rien à foutre. Mais il avait mûri. Il avait eu le temps de grandir, de réfléchir, d'être stigmatisé par une société qui le haïssait. Surtout, il avait eu le temps de porter sur ses parents un regard différent. Un regard d'adulte. Ce sentiment étrange et blessant que l'on ressent lorsque, du jour au lendemain, on contemple ses parents, et pour la première fois on découvre qu'ils ne sont pas les héros que notre enfance avait dessinés. On contemple des êtres faillibles, humains, avec leurs défauts, leurs obsessions, leurs idées arrêtées, leur étroitesse d'esprit.
Drago avait vu tout cela chez ses parents. Après la guerre, son père était devenu un être misérable. Drago avait vu s'effeuiller la figure paternelle, et il y avait perdu ses illusions. C'était lui, l'homme dont il avait toujours voulu s'attirer l'affection ? Et cette femme idiote, incapable de radoter autre chose que les idées radicales qu'on lui avait implantées dans l'esprit depuis des générations ? Etait-ce réellement sa mère ?
Exclu, forcé à l'humilité et à la solitude après la fin de la guerre, Drago avait eu du temps à consacrer à ses réflexions. Il avait appris à réfléchir par lui-même. Au début, il n'aimait pas ce qu'il découvrait ; il repoussait sa logique lorsqu'il réalisait à quel point elle contredisait celle de ses parents. Mais plus le temps passait, plus le flot de ses pensées s'était accentué. C'était comme un raz-de-marée qui frappait aux portes de son esprit, une évidence qui lui sautait à la gorge. Chaque jour, Drago mesurait un peu plus la teneur de ce que ses parents lui avaient appris. La façon dont ils s'aveuglaient, et dont ils lui avaient appris à s'aveugler lui-même.
Drago avait été arrogant et méprisant, au point de s'abandonner parfois à l'idiotie pure. Pourtant, il n'avait jamais été idiot. Livré à lui-même, malheureux et en quête de réponses, son intelligence avait effectué seule le long travail qui menait à retirer les œillères.
Drago s'était détaché de ses parents. Il avait rejeté tout ce que leur idéologie prônait, et ce qu'il avait fait à cause d'elle. Il avait tellement honte de ce qu'il avait été... Même s'il comprenait que ce n'était pas entièrement sa faute. Il avait tellement honte.
Alors, il continua à observer Granger. Elle s'était trouvée du bon côté, elle. Comme Potter. Potter avait été proclamé sacro-saint héros à la fin de la guerre, et aujourd'hui, il pourrait bien être le pire des connards finis, le monde ne retiendrait que cette seule image de lui. Le héros. Le sauveur du monde sorcier. Comme Drago, son destin avait été scellé ce jour-là.
A l'observer ainsi, Drago se rendit compte qu'il enviait Granger. Il aimait sa sérénité d'esprit. Tout était si simple, quand on était du bon côté. Aujourd'hui, Drago était suffisamment sage pour comprendre qu'il n'avait été ni bon, ni mauvais. Mais le monde sorcier n'en avait rien à faire de ça. Les demi-mesures, il n'aimait pas. C'était trop compliqué pour lui.
Dans le wagon, une voix électronique annonça : « Shepherd's Bush Market ». C'était là qu'il descendait. Sous ses pieds, le métro ralentissait. Il pouvait sentir l'effort des freins, la pression des forces contraires exercées, comme celles qui lui déchiraient l'esprit vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Drago regarda Granger. Il tenta d'apercevoir le titre du livre qu'elle lisait et déchiffra à l'envers : « Fahrenheit 451 ». Tiens, du Ray Bradbury. Cette pensée le toucha, le bouleversa même, au moment où il s'y attendait le moins. L'histoire était celle d'un incendiaire, au service d'une société qui avait proscrit les livres. Petit à petit, révélé par le style poétique de Bradbury, il réapprenait à aimer et estimer les livres. Si Granger pouvait lire et comprendre ça, être touchée par ça... Peut-être le comprendrait-elle, lui aussi.
Alors, Drago se leva. Il n'avait pas prévu de parler, mais les mots se bousculèrent, déversèrent hors de lui sa honte, ses regrets, la conscience qu'il avait acquise :
- Granger... Je suis désolé. Je suis désolé de t'avoir traitée de Sang-de-Bourbe.
L'épisode lui était revenu, rouge comme une gifle. Même s'ils n'étaient que des gosses... Dans ces simples mots, peut-être y avait-il tout ce qu'il se reprochait.
Granger leva sur lui des yeux écarquillés. Il croisa son regard : pour une fois, il ne voulait pas être lâche. Elle ne comprenait pas, mais ça n'avait pas d'importance. Il l'avait dit. Pour une fois dans sa vie, il avait l'impression d'avoir pu s'amender. D'avoir pu demander pardon.
Les portes s'ouvrirent. Lui-même stupéfait par l'élan qui l'avait saisi, le sang qui avait bouilli dans ses veines, pour la première fois depuis tant d'années, Drago s'arracha enfin au regard de Granger et s'échappa du wagon. Il s'enfuit littéralement par la sortie la plus proche, sans écouter le train qui redémarrait. De nouveau, son cœur battait vite et fort, mais cette fois, c'était parce qu'il était en vie.
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