Le sac de billes faisait un bruit de crécelle au fond de la poche du blouson que portait Henri, alors qu'ils couraient vers chez Jack. Convaincre ce dernier de le suivre n'avait pas été le plus dur. Bien sûr, il n'avait pas été très emballé par la perspective de se faire gauler par le gardien pour un stupide sac de billes. Mais l'idée de s'introduire en douce dans l'école à la manière d'un grand espion ou même d'un habile voleur l'excitait et le fit accepter. Non, vraiment, le convaincre n'avait pas été le plus dur, car, en fait, ce qui fut le plus dur, ce fut de l'en faire sortir.
Pour commencer, il leur fallait passer le portail, car la clôture, barbelée sur tout son long, ne permettait pas son franchissement. Donc ils s'approchèrent du dit portail, se demandant comment ils pourraient faire pour l'ouvrir. C'était un grand portail vert pomme d'au moins trois mètres de haut et qui se trouvait toujours fermé à clef. Sauf lorsque les élèves rentraient ou sortaient de l'école et quand les femmes de ménage venaient. Pendant les cours, elles passaient tous les soirs, mais, pendant les vacances, elles ne venaient que le mercredi. Et, justement, on était mercredi. Henri le savait et il n'avait pas mis longtemps à s'en souvenir, il ouvrit donc le portail.
Ensuite, il leur fallait courir le long du mur arrière du préfabriqué où se trouvait leur classe. C'était la partie la plus tranquille, car se trouvant juste après le portail, sur sa gauche. Elle se trouvait à l'abri des regards, d'un côté, protégée de la cour par le bâtiment, et de l'autre, cachée de la rue, par le mur mitoyen.
Là, ils devaient encore s'assurer que les ménagères ou même pire le gardien ne se trouvaient pas dans les parages et encore moins dans le préfabriqué où ils devaient se rendre.
Rassurés, ils pénétrèrent enfin dans le bâtiment. Ils avançaient prudemment, silencieusement, presque en rampant, tellement ils avaient peur de se faire choper par quelqu'un. Il ne fallait surtout pas qu'il tombe sur le concierge, sinon ils allaient passer un sale quart d'heure.
Arrivés devant leur classe, ils hésitèrent encore quelques secondes. La pièce déserte, silencieuse et surtout sombre les impressionnait encore plus que quand le terrible monsieur Boulard, leur maître, si tenait dans sa vieille blouse grise aux manches blanchies de craies, et si Jack n’avait pas lui-même fait un pas à l’intérieur de ce qui ressemblait le plus à l’antichambre de l’enfer, du moins aux yeux de ces incorrigibles cancres, Henri ne l’aurait pas fait. Il aurait certainement même pris ses jambes à son cou, ne se retournant même pas, pour voir si son ami le suivait. Mais voilà, son ami l’avait fait, il avait osé entrer, et donc lui ne pouvait qu’en faire autant, il ne pouvait se débiner, et il entra. De la sueur lui rafraîchissant les tempes et en tremblant de peur, mais il entra tout de même.
Une fois à l’intérieur, n’étant donc plus très fier de son idée, il se dirigea tout droit vers son pupitre ne voulant pas s’éterniser ici et donc faire au plus vite ; attraper le sac de billes et se carapater ; s’éloigner le plus possible de ce lieu si froid, si terrifiant ; voilà ce qu’il voulait au plus profond de lui-même. Mais, hélas, son ami ne l’avait, lui, pas prévu ainsi. Au contraire même, à présent qu’il était là, il voulait en profiter pour fouiller le placard secret, le placard aux mille et un trésors, comme ils aimaient à l’appeler entre eux. Il se trouvait donc actuellement, en pleine fouille du bureau de Monsieur Boulard, à la recherche de la clef permettant l’ouverture du placard aux mille et un trésors. Henri se dépêcha donc de prendre ses billes et de les fourrer dans sa poche de pantalon, puis rejoignit Jack, dont on ne voyait plus que l’arrière-train dépassant de l’armoire qui l’avait tant aimanté. Apparemment le maître n’avait pas peur qu’un de ses élèves vienne tenter d’y récupérer un de ses biens confisqués, et avait, effectivement, laissé la clef dans un des tiroirs de son pupitre. Une aubaine pour Jack. Pas pour Henri, qui voulait se barrer de ce sinistre lieu au plus vite. Maintenant qu’ils avaient récupéré ce pour quoi ils avaient déjà pris tant de risques, pas la peine d'en prendre encore plus, se pensait-il. Mais la curiosité, qui était bien trop présente chez les petits garçons de son âge, en décida autrement, poussant ses pas vers le placard qui pourtant se trouvait à l’opposé de la salvatrice sortie. Et ce fut les yeux tout écarquillés d’excitation, qu’il se pencha à son tour pour contempler quels trésors pouvaient s’y cacher à l’intérieur. Et là, il vit... Il ne vit que dalle, nada, rien, le placard était entièrement vide. Non, pas entièrement, car sur l’étagère du milieu se trouvait un papier soigneusement plié.
“ J’ose pas regarder ce qu’il peut y avoir d’écrit dessus, lui dit alors Jack d’une toute petite voix d’où pointait une légère anxiété.
— Ben moi, si ! ”
Répondit Henri tout en attrapant le bout de papier et en commençant à le déplier. Puis, une fois cela fait, il le lut à haute voix pour que son copain puisse en profiter aussi :
“ Messieurs Henri et Jack, je pense que nous aurons à discuter à la rentrée. Je vous attendrai donc lundi prochain à la première heure. Veillez à ne pas être en retard comme à votre habitude, sinon je serais dans l’obligation d'en avertir vos parents. Sur quoi je vous souhaite, mes chers enfants, de très bonnes fins de vacances. Signé : Mr Boulard. ”
Ils se regardèrent, sidérés, ne sachant quoi dire. Comment cela était-il possible ? Comment avait-il pu savoir ? Il avait beau être un maître d’école très intelligent, là, ça dépassait l’entendement. Peut-être qu’ils en auraient l’explication le fameux lundi. Mais, fallait-il encore qu’ils arrivent jusque-là, qu’ils ne se fassent pas gauler avant. Et c’est ce qui faillit se passer, car, dans la torpeur où ils se trouvaient, ils ne faillirent pas entendre le gardien qui était en train de monter l’escalier menant aux deux classes que comptait le préfabriqué. Heureusement la porte d’entrée grinçait horriblement, et c’est ce qui les fit réagir. Se figeant encore plus qu’ils ne l'étaient déjà, ils écoutèrent les pas résonner sur le plancher du couloir et s’arrêter devant les deux portes menant aux classes. Mais laquelle allait-il ouvrir ? Pourvu que ça ne soit pas celle où ils se trouvaient, espéraient-ils tous les deux en silence. Et par chance, ce fut l’autre qu’ils entendirent s’ouvrir, mais, hélas, pas se refermer après que l’homme soit rentré dans la pièce.
Ils réagirent en suivant, toujours sans un mot, et sur la pointe des pieds, mais se dépêchant tout de même, ils se dirigèrent vers la sortie. Là, encore plus délicatement ils ouvrirent la porte et Henri jeta un coup d’oeil pour voir où était le gardien. Ne le voyant pas, il fit signe à son ami et se mit à courir vers la seconde porte, qu’il ouvrit si violemment qu’elle alla cogner contre la rambarde en fer dans un grand fracas. Derrière eux, ils entendirent le gardien crier alors qu’ils sautaient littéralement par dessus la dizaine de marches qui formaient l’escalier :
“ Bande de petits voyous, arrêtez-vous ! Ho, les saligauds ! Vous allez voir si je vous attrape, vous allez passer un sale moment, c’est moi qui vous le dis ! ”
Et il se lança à leur poursuite.
Le sac de billes commença alors son bruit de crécelle, ce bruit qui d’habitude ravivait Henri, mais qui là avait plutôt tendance à l’énerver, pesant dans sa poche comme s’il portait toute la culpabilité de leur acte plutôt que ses billes dans ses entrailles.
L’homme, à la quarantaine bien tassée, les coursa un peu, mais très vite il perdit de son allure et finit par abandonner définitivement la poursuite, plié en deux par la douleur qui lui vrillait les poumons, la respiration difficile et le visage cramoisi par l’effort.
Pourtant les deux garçons ne ralentirent pas leur allure pour autant, courant comme des dératés ayant la mort aux trousses. Et dans un sens, c’est plus ou moins comme ça qu’ils voyaient alors le gardien. Bien entendu pas comme le bourreau qui couperait leur tête, mais plutôt comme celui qui raccourcirait leurs vacances déjà bien courtes, du moins à leurs yeux.
Ils ne ralentirent donc qu’en vue de la maison de Jack pour que la mère de ce dernier ne pense pas qu’ils avaient encore fait des bêtises et qu’ils étaient pourchassés par une des victimes de leurs farces en colère. Il faut dire, pour sa défense, que cela arrivait si souvent, que cela n’aurait étonné personne.
Puis, après avoir récupérés et s’être roulés par terre de rire en repensant à leur folle expédition, passant volontairement sous silence l’étrange et inquiétant passage du mot dans le placard mis par leur maître à leur intention, ils se mirent à jouer à un de leurs jeux préférés. Impressionnant comment, à cet âge-là, on occulte vite les soucis, se disant que de toute façon la punition tomberait bien assez tôt et que donc ce n’était pas la peine de ressasser sans interruption le problème. Cela ne changerait rien au résultat final, de toute façon, et ne faisait que gâcher le temps qu’il restait avant qu’il n’arrive. Donc ils se mirent à jouer à ce fameux jeu qu’ils pensaient avoir inventé et qui consistait à former deux armées avec leurs différentes figurines : Soldats en plastique ou en plomb, Playmobil, Lego, et autres personnages à la mode à l’époque et comptant parmi leurs jouets. Puis, ils les plaçaient en rang d’oignons sur des petits monticules de terre construits avec plus ou moins de soin et se faisant face. Ensuite ils les “ bombardaient ” avec leurs billes, ce qui revenait en fait à faire rouler ces dernières du haut de leur propre colline en visant celle de l’autre, le but étant de faire tomber le plus de soldats de l’armée adverse possible. Mais ça s’était au début, car depuis ils avaient perfectionné leur armement, ajoutant, grâce à l’habileté de Jack, quatre catapultes capables de lancer des calots jusqu’à vingt centimètres de distance et de décimer toute une section en un tir, et des petites voitures propulsées par un système à élastique qui fonçaient tel des kamikazes sur les lignes ennemies ou elle faisait des ravagent.
Ils pouvaient y passer des heures, bougeant leurs immenses armées qui parfois se retrouvaient si proches l’une de l’autre que les combats se finissaient avec les canons à boulets en plastique venant du vaisseau pirate Playmobil d’Henri ou du fort Yankee de même marque de Jack. Les deux garçons s’amusaient énormément de voir toutes ses scènes de carnage qui donnaient à l’endroit des airs de vrais champs de bataille.
Puis la journée prit fin, à son habitude, sur une engueulade du père de Jack, parce qu’ils avaient malencontreusement fait voler en éclats un des pots de fleurs en terre cuite qui servait alors de point de tir pour l’une des équipes d’artilleurs d’Henri. Il renvoya alors ce dernier chez lui, lui disant qu’il était déjà tard et qu’ils en avaient assez fait pour aujourd’hui.
Quand Henri fut enfin chez lui, il posa le sac de billes sur sa table de chevet et alla se doucher. Dans le sac les deux billes se mirent à briller d’une lueur étrange et inquiétante, alors que depuis des mois la peinture phosphorescente qui recouvrait leur coeur en forme de diamant n’avait plus l’air de marcher. Mais le garçon ne le sut jamais, cela ne durant pas assez longtemps pour que lorsqu'il revint de sa toilette il ne puisse le voir. |