Le soleil était au zénith et la chaleur qui s’en dégageait suffocante. Le cheval, sur lequel il se tenait tant bien que mal, n’avançait plus qu’au pas et transpirait à grosses goûtes le peu d’eau qui restait dans son corps. John Claiton ne doutait pas que s’il ne trouvait pas un point d’eau assez vite, ce premier finirait par s’effondrer, et que lui ne mettrait pas longtemps avant d’en faire autant.
Cela faisait déjà six jours qu’il arpentait le désert d’Arizona, pistant Billy Portman, dit Le Manchot. Il portait ce surnom depuis que sa main droite lui avait été coupée par un indien qu’il avait tenté d’arnaquer, deux ans plus tôt. Car oui, Le Manchot était un arnaqueur doublé d’un voleur et triplé d’un tueur. Un de ces hors la loi qui pullulaient dans le Far West depuis que la conquête de l’Ouest avait débuté. Mais c’était aussi une fine gâchette qui se servait plus facilement de son six-coups que de sa cervelle.
C’était donc pour cela que lui, John, était à sa poursuite, car John était un chasseur de primes. Un autre de ces espèces de cow-boys qui avaient crû au même rythme que l’avancé des colons avait augmenté dans ces terres arides, et pourtant gorgées d’or.
Enfin devant lui se dressa l’une des falaises qu’il avait en point de mire depuis la veille. Il souffla de soulagement. Il savait que dans ce lieu il trouverait de l’eau, denrée ayant encore plus de valeur que l’or dans cette partie de l’état où les températures estivales avoisinées les 40 °C à l’ombre, sauf qu’il n’y avait pas d’ombre.
Arrivé au pied de la falaise, il ne mit pas longtemps à trouver une microscopique mare, suffisamment grande toutefois pour que son cheval et lui puisse enfin étancher leur soif. Puis, une fois réhydraté, il examina le sol et ne mit pas plus de temps pour trouver les traces fraîches d’un autre équidé et d’un autre humain s’étant arrêtaient là peu de temps avant. Laissant sa propre monture attachée à l’ombre des rochers et avec assez de longueurs sur sa longe pour qu’il puisse se rendre jusqu’à la mare encore plus vide qu’à leur arrivée, il décida de suivre la piste, qu’il ne doutait pas être celle du Manchot.
Elle serpentait sur la roche, montant par petits degrés et, après avoir passé un rocher, qui lui cachait le reste du chemin, il put voir qu’elle se dirigeait vers un ensemble de grottes naturelles. Faisant quelques pas de plus, il vit enfin, devant la plus accessible, le cheval à la robe noire de l’homme qu’il traquait. Il réfléchit quelques instants, se disant que l’autre l’attendrait sûrement planqué à l’intérieur et qu’il n’hésiterait pas à lui tirer dessus dès que celui-ci s’y engagerait à son tour. La somme sur l’avis de recherche avait beau être assez conséquente, il n’était pas prêt à risquer bêtement sa vie pour elle. “ Les morts n’ont pas besoin d’argent, se dit-il ”. Puis ne voyant pas d’autre solution, il décida d’attendre dehors, planqué derrière un rocher. Pas la peine de se précipiter, le Manchot finirait bien par ressortir à un moment ou un autre. Il ne pourrait pas rester indéfiniment ici, et, maintenant qu’il avait de l’eau pour tenir, il avait tout son temps.
Les secondes se mirent donc à défiler, les minutes à s’écouler et les heures à s’égrainer ; puis, au bout de trois heures, l’homme n’ayant toujours pas pointé le bout de son moignon, il commença à perdre patience et à se demander s’il ne s’était pas fait avoir ; s’il n’y avait pas une autre sortie plus loin où l’attendait une seconde monture ? Ça ne serait pas la première fois qu’un de ces bandits userait de ce genre de subterfuges. Il attendit pourtant encore une demi-heure, puis, n’y tenant plus, il décida de tenter sa chance et de pénétrer à son tour dans la grotte.
Son colt à la main, il avançait dans la caverne étroite et profonde d’un pas souple et lent, faisant le moins de bruit possible.
Au bout d’environ une minute, il finit par arriver dans une salle plus large et sommairement aménagée. Pas de doute que ça devait être la planque du Manchot. D’ailleurs celui-ci se tenait au milieu de la pièce, droit devant lui et de dos. Il pouvait le voir, car sur une caisse, qui apparemment servait de table, une lampe à pétrole était allumée, éclairant l'endroit d’une luminosité fantomatique.
Plus il regardait la silhouette se dessiner dans la pénombre et plus John avait des doutes sur le fait que ce soit bien l’homme qu’il traquât qui se trouvait devant lui. Et effectivement, quand l’homme, ou plutôt la chose, se retourna, il eut la confirmation qu’il ne s’agissait pas du Manchot.
Ce qui se dressait devant lui ayant ses deux mains, sauf qu’en vrai ce n’étaient pas des mains, mais des pinces de crabes géants. Il se mouvait sur des jambes de kangourou et avait le corps recouvert de boutons purulents dont certains éclataient laissant s’échapper des asticots blancs qui n’avait même pas le temps de tomber sur le sol qu’ils s’étaient déjà métamorphosés en mouches noires énormes et aux yeux rouges. Son visage, à moitié masqué par une longue chevelure verte, n’était qu’un tas informe de moisissures grisâtres et duveteuses, d’où ressortaient trois yeux luisants de haine et de folie. Lorsqu’il ouvrit la bouche pour lui parler des dizaines d’autres mouches s’en envolèrent :
“ Salut à toi humain, je suis venu te proposer un marché que tu ne pourras pas refuser. Un marché qui te rendra plus riche que tu ne l’as jamais espéré. Alors écoute-moi bien, je ne le répéterais pas deux fois. Je viens de la part de mon maître Satan pour te proposer de devenir l’un de ceux qui commanderont son armée de morts-vivants à travers les plaines et les montagnes, traquant chaque homme et femme ne voulant pas se joindre à nous et faire de ce monde son royaume. Veux-tu assumer ce rôle et ainsi devenir immortel et immensément riche ?
— Je... balbutia John, je ne sais pas. Cela pourrait me tenter. Mais d'abord, dites-moi, pourquoi moi ?
— Car tu es l’élu, celui qu’il a choisi pour mener ses hordes à la guerre. Car tu es l’un des quatre chevaliers de l’apocalypse ! L’un des quatre qui ont été mis au monde pour changer le destin de l’humanité.
— Et si je refuse, que me ferez-vous ?
— Si tu refuses ? Eh bien, tu mourras encore et encore et dans d’atroces souffrances. Alors acceptes-tu ou préfères-tu voir ce qu’il y a de désagréable au fait de mourir indéfiniment ?
— Puis-je au moins avoir quelques jours pour y réfléchir ? Ce n’est pas une décision que l’on peut prendre à la légère. Vous pouvez le comprendre ?
— Effectivement je peux le concevoir. Alors soit ! je te laisse y réfléchir. Mais attention ! si la prochaine fois que l’on se rencontre, tu ne t’es toujours pas décidé ou si tu fais le mauvais choix, il sera trop tard. Et pour que tu comprennes bien que je ne plaisante pas, je vais te faire ressentir un aperçu de ce qui pourrait t’attendre. ”
Cela dit, il fit un geste de sa main pour le désigner, et toutes les mouches, qui à présent se comptaient par centaines, se ruèrent sur lui. Elles pénétrèrent alors par sa bouche, ses narines et ses oreilles, l’étouffant et bourdonnant dans son crâne dans un tintamarre insupportable. Puis au moment où il se voyait mourir asphyxié, tout s’arrêta et Mohamed se dressa dans son lit, totalement réveillé, mais avec encore l’impression d’avoir la bouche pleine d’insectes.
Il resta ainsi un long moment toussant et crachant des mouches n’existant pourtant pas. Puis, reprenant peu à peu son sang-froid, il se calma et se recoucha, et après avoir tourné deux ou trois fois dans sa tête, ce qu’il venait de vivre en rêve, il finit par se rendormir. |