Hermione fait transplaner Malefoy devant l'entrée de chez elle. C'est stupide, une marque de pudeur qui n'a pas lieu d'être, mais elle trouverait décidément trop étrange de le faire apparaître d'un seul coup au beau milieu de son salon. Avec un sourire timide, elle exhume les clés de son sac sans fond et déverrouille la porte. Elle-même redoute un peu ce qu'ils vont trouver. Cela fait plusieurs mois, plusieurs années peut-être, qu'elle ne passe plus ici qu'une ou deux fois par semaine. Le reste du temps, elle vit à l'hôpital auprès de ses parents. Elle ne se préoccupe plus beaucoup du ménage, ni des restes informes qui pourrissent dans son réfrigérateur. Elle ne les voit même plus. Lorsque l'on vit seul depuis aussi longtemps qu'elle, sans aucun souci de sa propre personne, le confort et les convenances deviennent vite les dernières choses qui nous préoccupent.
Hermione réalise ceci à mesure que le soleil révèle son appartement : un séjour étroit encombré de livres et de tapis, dans lequel elle a réussi par miracle à caser un piano droit ; de la poussière sur tous les meubles ; et une imposante collection de repas abandonnés au milieu de traités de médicomagie grands ouverts.
Hermione se racle la gorge d'un air d'excuse tandis que Malefoy, les traits encore tirés par son expérience des dernières heures, pénètre dans la pièce sans rien dire. Hermione se rassure en songeant qu'il serait bien le dernier à pouvoir lui faire des remarques sur son hygiène de vie, mais la réalité est plus triste : dans l'état dans lequel il se trouve, Malefoy est tout simplement trop épuisé pour remarquer quoi que ce soit.
En s'enfonçant dans le séjour, une première porte sur la droite mène à la cuisine, qui n'a plus servi à confectionner de vrais repas depuis des lustres, et une seconde donne sur un couloir exiguë au plancher tavelé. Le temps en a gondolé le bois clair, conférant au sol un aspect mouvant qu'Hermione a toujours apprécié. Il lui donne l'impression de vivre à l'intérieur d'une cabine de bateau ; une de ces magnifiques frégates anciennes du XVIIIe siècle.
Tout au bout se trouvent sa chambre, la salle de bain et la chambre d'amis. Elle n'a pas besoin de plus. Jusqu'à aujourd'hui, la chambre d'amis était même de trop.
- Voilà, dit la jeune femme en désignant le salon. Bienvenu dans mon modeste palace.
Malefoy sourit faiblement :
- C'est très bien.
Plus que jamais à cet instant, Hermione a pitié de lui. Il donne l'impression de pouvoir s'écrouler d'une seconde à l'autre. Elle se souvient de la terreur qu'elle a ressentie, en le découvrant tout seul dans l'obscurité de sa cave, hurlant à pleins poumons, les yeux en sang... C'est une vision qu'elle ne parviendra jamais à chasser de son esprit. Et les visions de Malefoy sont bien pires...
Hermione se racle la gorge, tachant d'éliminer sa gêne :
- Promis, je ne suis pas aussi crasseuse d'habitude... C'est juste que je ne reçois pas beaucoup, et que je ne passe pas beaucoup de temps ici non plus.
- Tu n'as pas à t'excuser. C'est déjà bien mieux que chez moi, et tu le sais.
- Certes. La compétition n'est pas bien rude cependant, tu dois bien l'admettre.
Elle tente un sourire, auquel il réagit à peine. Elle ne pourra sans doute rien tirer de lui tant qu'il ne se sera pas reposé :
- Je vais te montrer ta chambre, dit-elle en s'engouffrant dans le couloir grinçant.
Malefoy la suit comme une ombre. Ses pas réveillent à peine le sol capricieux, à croire qu'il pèse moins qu'un fantôme. Hermione le conduit jusque dans la seule pièce à peu près en ordre de l'appartement : une petite chambre dans des tons bleu pastel, à peine assez grande pour contenir un lit double et une grande armoire en chêne. C'est un peu austère, et définitivement poussiéreux, mais ce sera toujours plus confortable que le matelas défoncé de Malefoy à même le sol de terre battue.
- Je vais faire un peu de ménage, déclare Hermione en agitant sa baguette.
Un filet de poussière argentée s'extirpe alors de toutes les surfaces environnantes et se met à tourbillonner au milieu de la pièce. Il est suffisamment imposant pour qu'Hermione se dépêche de l'expulser par la fenêtre entrouverte en rougissant de honte.
- Et voilà ! se retourne-t-elle, plus nerveuse que jamais. Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux peut-être prendre une douche, manger ?
- Je vais sans doute prendre une douche... Ensuite si tu veux, on pourra se remettre au travail.
- C'est hors de question. Tu as vu l'état dans lequel tu es ? Ça fait combien de temps que tu n'as pas dormi ?
- J'ai dormi hier soir.
- Une nuit complète ?
Il lui adresse un rictus vide :
- Ça fait des années que je ne fais plus de nuits complètes, Granger.
- Eh bien justement, il est temps de remédier à ça.
- Je ne crois pas...
- Je suis Médicomage, Malefoy. Si tu emménages avec moi, tu dois bien t'attendre à ce que je te surveille un peu.
- Je n'ai pas envie de dormir.
Hermione comprend, avec une seconde de retard, ce que Malefoy cherche à lui dire. Il est épuisé. Le sommeil l'attire par toutes les fibres de son corps. Mais il ne veut pas dormir. Pas après ce qu'il a vu. Le regard qu'il tourne sur elle est hanté : il n'a pas besoin de parler pour qu'elle devine la terreur qui l'habite à la seule idée de fermer les yeux. Et s'il se retrouvait prisonnier de son propre esprit, comme la dernière fois ? Et si cette fois, elle ne parvenait pas à l'en sortir ?
Hermione lui presse doucement l'épaule. Il ne la regarde pas, et elle devine à quel point cela doit être dur pour lui d'apparaitre si vulnérable devant elle. Il ne veut pas en reparler. Pourtant, il le faut :
- Je suis Médicomage, répète-t-elle doucement. Je peux te donner une potion qui t'aidera à dormir si tu veyx. Un sommeil sans rêve, je te le promets.
Malefoy secoue la tête :
- Je ne dormais pas quand c'est arrivé. Et si je n'arrivais plus à me réveiller ? Et si je restais bloqué dans le noir, et que les visions revenaient ?
- Ça n'arrivera pas.
- Tu n'en sais rien du tout !
- Et même si ça devait arriver, cette fois, tu ne serais plus tout seul. Je serai là à tes côtés, aussitôt. Je ne te laisserai pas sombrer. C'est pour ça que nous sommes venus ici, pas vrai ?
Malefoy regarde autour de lui, hagard. Il fait doucement glisser sa cape de ses épaules :
- Merci, murmure-t-il simplement.
Hermione lui prend le vêtement des mains :
- Je vais m'occuper de la potion, dit-elle d'autorité. Va prendre une douche, je t'apporte une serviette.
Il obéit sans plus discuter. Hermione aurait presque préféré qu'il proteste. Cette apathie l'inquiète bien plus que la perspective d'une nouvelle crise.
Pendant que l'eau coule, la jeune femme débarrasse l'un des plans de travail de la cuisine pour y installer son chaudron. Elle prépare une potion de sommeil presque sans y réfléchir, avec la force de l'habitude. De temps à autre, elle élimine la poussière des meubles d'un coup de baguette magique. Il ne lui faut que quelques minutes pour transformer le fourbi ambiant en un foyer propre et accueillant. Elle nettoie le salon, élimine les traces de repas moisissant, et ressuscite même un feu de cheminée qui projette une chaleur douce sur les fibres du parquet. Le craquement des bûches qui se consument l'apaise. Pour un peu, elle se plairait presque ici, à présent qu'elle n'est plus toute seule. C'est une pensée étrange, mais elle préfère ne pas la questionner. Elle la savoure simplement, laissant ses muscles se détendre tandis qu'elle se lance dans la préparation d'une soupe de légumes maison. Malefoy a besoin de manger.
Lorsqu'il sort de la salle de bain, il a troqué ses éternelles tenues sombres pour un ample pantalon noir et un pull en laine blanc. L'abattement qui le frappait depuis sa crise semble enfin s'être un peu dissipé sous l'effet bienfaisant de la douche. Il frissonne néanmoins lorsqu'il s’assoit auprès d'elle face au feu de cheminée, dans l'un des épais fauteuils clubs du salon. Hermione se dit qu'il existe une sorte de froideur en lui. Pas une froideur de caractère, mais une maladie étrange, une griffe glaciale et implacable qui plante son emprise très loin dans les profondeurs de son âme. Elle ne le laissera jamais en paix. C'est ce mal qu'il lui faut éliminer :
- Tu te sens mieux ? demande-t-elle en faisant léviter deux bols de soupe depuis la cuisine.
Il acquiesce en contemplant le feu, comme s'il était ailleurs. Encore tout entier possédé par ses démons.
- Tiens, reprend-elle en lui tendant l'un des bols. Je ne suis pas une experte en cuisine, mais c'est bien chaud. Ça te fera du bien.
- Merci.
Ses réponses sont laconiques. Il est là sans l'être vraiment, comme s'il rêvait de pouvoir s'échapper, de n'importe quelle manière que ce soit. Cette pensée fait frémir Hermione. Il est évident que le spectre de la dépression ne rôde jamais très loin lorsqu'il s'agit de Malefoy. Aujourd'hui, dans l'intimité de son modeste salon, il est plus proche que jamais. Que se passerait-il si Malefoy décidait d'y céder ?
- Quand tu te seras endormi, je devrai repartir au travail, tente la jeune femme. Mais je vais me débrouiller pour rentrer tôt. Est-ce que ça ira pour toi ?
Encore une fois, il acquiesce sans rien dire. Hermione aimerait désespérément provoquer une réponse, une réaction, n'importe quoi. Alors il tourne vers elle son regard très pâle :
- Ne te donne pas tout ce mal pour moi, dit-il.
Et la jeune femme se glace d'effroi. Elle ne saurait dire pourquoi, mais le pressentiment terrible qui s'est coulé en elle en découvrant Malefoy dans sa cave ne la quitte plus. Il résonne plus fort que jamais : un hurlement d'alarme dans son esprit.
Elle fait signe à Malefoy de manger. Il s'exécute, encore une fois sans protester. On dirait un tas de chair et d'os, privé de toute volonté. Hermione finit par aller chercher la potion pour tromper son inquiétude :
- Avec ça, tu ne devrais pas avoir de mal à t'endormir, dit-elle tandis que Malefoy renifle la mixture. Et je serai là à ton réveil, promis.
Il boit la potion d'une traite. L'effet est immédiat : ses paupières papillonnent, ses mains retombent lourdement sur les accoudoirs en cuir. Hermione se dépêche de le soutenir pour le porter jusqu'à la chambre d'amis. Là, elle tire l'édredon moelleux sur lui, et elle reste quelques secondes ainsi, à le contempler tandis que sa respiration s'apaise rapidement. Il semble si faible et si maigre, perdu dans cette immense couverture. La souffrance a creusé ses traits jusqu'à y laisser son empreinte, indélébile. Que va-t-il advenir de lui ? Ce mal inconnu est en train de le ronger de l'intérieur. Il l'efface littéralement de la réalité, le condamne à cette solitude qu'elle-même redoute, aux heures les plus noires de ses nuits. Comment trouver le moyen de percer cette barrière et de l'atteindre, sans plus le laisser partir ?
Hermione se promet de trouver une solution. De toutes ses forces, elle se le promet. Mais elle possède hélas une expérience amère en ce qui concerne les causes perdues. Ses parents végètent toujours sans mémoire entre les murs de Sainte-Mangouste. Elle sait très bien ce que valent ses promesses.
La mort dans l'âme, Hermione se force à retourner travailler. Elle gère son service d'un air absent et renvoie tous les cas qu'on lui adresse aux internes sous ses ordres. Elle ne trouve même pas la force d'aller voir ses parents. Son esprit tout entier reste absorbé par Malefoy, et elle se demande ce qu'elle a bien pu faire pour se trouver confrontée, non pas une, mais deux fois dans sa vie, à une énigme médicale insoluble.
Lorsqu'elle rentre enfin chez elle cependant, Malefoy dort toujours. Tant mieux. C'est que la potion remplit son office, et que lui récupère enfin ces heures de sommeil accumulées depuis des années. Hermione vérifie simplement que son repos est paisible, avant de le laisser tranquille. Il dort encore le lendemain lorsqu'elle part au travail, mais elle ne s'en inquiète pas. Vu les cernes qui défiguraient son visage, cela ne la surprend même pas. C'est seulement le soir venu qu'elle le trouve enfin debout lorsqu'elle déverrouille la porte de son appartement :
- Bonjour, la salue-t-il.
Il paraît reposé. Toujours maigre bien sûr, mais sa peau n'a plus cette nuance maladive qui le faisait ressembler à un Inferi. Il s'est douché : elle peut sentir l'odeur de son shampoing sur lui, ce qui la perturbe plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Il a passé un col roulé noir qui fait ressortir la pâleur de ses cheveux platines :
- Comment est-ce que tu te sens ? lui demande-t-elle très simplement.
- Comme si j'avais été enterré la veille, répond-il avec un léger sourire.
- A vrai dire, on dirait que tu as été enterré la semaine dernière.
- Merci beaucoup.
Ils échangent un silence malicieux, puis Hermione se débarrasse de ses affaires :
- Pas de mauvais rêves ?
- Non, aucun. Tu avais raison.
- Tu dois avoir faim, non ?
- J'ai mangé le reste de soupe. J'espère que tu ne m'en voudras pas.
- Non bien sûr, il était pour toi.
Nouveau silence, un peu plus gêné cette fois-ci. Et maintenant ? Hermione n'est pas habituée à voir Malefoy évoluer chez elle. Il se tient debout devant l'une de ses bibliothèques, et elle devine qu'elle l'a surpris en plein examen de ses ouvrages. Elle a l'impression d'avoir recueilli un chat de gouttière abandonné sous la pluie. Craintif, pas très à l'aise, meurtri par la vie. S'attendant à chaque instant à ce que la main qui l'a nourri se retourne contre lui, comme elle l'a toujours fait dans sa pauvre existence. Hermione aimerait pouvoir le rassurer. Prendre soin de lui, lui dire que désormais, tout ira bien. Plus rien ne pourra lui faire de mal. Elle veillera sur lui. Mais Malefoy n'est pas un chat de gouttière, et ce qu'elle pourrait dire à un animal sur la défensive, elle ne peut certainement pas le lui dire à lui. Alors elle se contente d'observer le petit laboratoire que Malefoy s'est improvisé sur un coin de son bureau :
- Je vois que tu as investi l'espace, commente-t-elle en détaillant l'alignement de fioles qui contiennent tous les souvenirs reconstitués de ses parents.
- Oui. J'espère que ça ne t'embête pas trop.
- Non, pas du tout. Dis-moi si tu as besoin de plus de place.
- Je me débrouille pour l'instant.
Une petite pause, puis Malefoy croise ses mains devant lui et lui fait signe de s'asseoir :
- Il y a quelque chose dont il faut qu'on parle toi et moi.
A son ton sérieux, Hermione devine qu'il n'est pas question de lui-même. Il s'agit de ses parents :
- Je t'écoute, dit-elle en prenant place sur le fauteuil en face de lui.
- Je te l'ai dit, en ce qui concerne la recréation des souvenirs, nous approchons du but. Ce qui signifie que nous avons une décision à prendre.
- Laquelle ?
Malefoy hésite. Il cherche soigneusement ses mots, ce qui fait battre le cœur de la jeune femme plus vite :
- Nous devons décider de la méthode que nous allons employer pour implanter ces souvenirs à tes parents, déclare-t-il enfin. Je ne vais pas te mentir : je n'ai jamais implanté une telle quantité de souvenirs à quelqu'un. Je n'ai aucune idée de la façon dont leur mental réagira. Normalement, lorsque j'implante un souvenir modifié à quelqu'un, il lui faut un petit temps d'adaptation, entre quelques minutes et quelques heures, pour que le cerveau intègre les modifications, construise des ramifications autour, remplisse les creux, et se réadapte. Mais dans leur cas, imagine. Ils partent de rien ! Ils n'ont rien, aucune base à laquelle se raccrocher, et nous allons littéralement les inonder de données.
Hermione est suspendue aux lèvres de Malefoy. Chaque parole enfonce un peu plus son désespoir :
- Qu'est-ce que tu suggères de faire alors ? demande-t-elle, la gorge sèche.
- Nous avons deux solutions. Soit nous implantons les souvenirs les uns après les autres, en très petites quantités à chaque fois. Ce serait plus long bien sûr, mais cela permettrait à leur mental de subir une sorte de « croissance », certes accélérée, mais logique, chronologique. Il faut par exemple t'attendre à ce qu'ils « grandissent » en même temps que leurs souvenirs : si tu leur implantes les souvenirs d'un enfant de quatre ans, ils se comporteront comme des enfants de quatre ans. Ils passeront donc par une sorte de phase de régression comportementale, mais passagère.
- Crois-moi, ce sera toujours plus évolué que leur comportement actuel, répond Hermione, amère.
- Certes.
- Elle me paraît très bien cette méthode. Qu'est-ce qui te fait hésiter ?
Malefoy grimace :
- Tu m'as bien dit que tes parents n'avaient aucune mémoire à court terme, pas vrai ? Que le sort qui les frappe dévore tous leurs nouveaux souvenirs avant même qu'ils n'aient eu le temps de les emmagasiner, et que c'est pour cela qu'ils ne peuvent pas guérir ?
- Oui. Ils ont besoin d'une base solide avant de pouvoir créer de nouveaux souvenirs.
- J'ai peur qu'avec cette méthode, si nous implantons des souvenirs en trop petites quantités, le sort ne les dévore exactement comme il le fait en ce moment. Nous aurons à peine injecté les souvenirs qu'ils auront déjà disparu. Tes parents ne parviendront pas à les retenir.
Hermione se mord les lèvres. La logique de ce raisonnement est imparable, et il transforme son sang en plomb dans ses veines :
- Quelle est l'autre solution ? s'enquiert-elle, plus à cran que jamais.
- C'est simple. L'autre solution serait de tout implanter d'un coup, en masse. Il y aurait trop de souvenirs pour que le sort les dévore tous. Il y aurait une base à laquelle tes parents pourraient se raccrocher, une base suffisamment solide pour que de nouveaux souvenirs puissent s'y greffer et y prospérer.
- Faisons cela alors !
- Comme tu t'en doutes, c'est beaucoup plus dangereux. Je te l'ai dit : je n'ai jamais implanté autant de souvenirs en une seule fois. Nous parlons d'une vie entière ! Imagine que, d'une seconde à l'autre, je te remplisse la tête avec des souvenirs que quelqu'un d'autre a créés pour toi, des souvenirs qui ne sont pas les tiens. Comment leur cerveau accueillera-t-il cette masse titanesque d'informations ? Comment feront-ils le tri pour remettre les souvenirs dans l'ordre chronologique ? Sans compter les milliers de trous que nous avons laissés : comment leur cerveau les comblera-t-il, et combien de temps cela prendra-t-il ? Si ça se trouve, tu aboutiras à des personnalités radicalement différentes de celles que tu escomptais.
Malefoy s'interrompt. Il ressent l'impact que ses paroles ont sur Hermione. Avec une douceur qui la bouleverse, il se penche pour lui prendre la main :
- Je n'essaye pas de t'alarmer, énonce-t-il. Mais ce sont des risques que nous devons évaluer ensemble. Ce que nous nous apprêtons à faire est totalement inédit dans l'histoire de la magie. Il y a tellement d'inconnues que nous ne maitrisons pas...
- Qu'est-ce qui pourrait arriver de pire ?
Malefoy soupire :
- Ils pourraient devenir fous. Ils pourraient perdre tous les souvenirs que nous leur avons implantés. Ils pourraient rester bloqués devant tous les blancs à reconstituer et ne plus jamais en sortir.
Hermione secoue la tête :
- Ce n'est pas pire que l'état dans lequel ils sont maintenant. Nous devons prendre le risque !
- Quel risque, du coup ?
La jeune femme prend quelques secondes pour réfléchir. Elle a toujours eu une nature prudente :
- Pour l'instant, tentons la méthode la plus douce, décide-t-elle. Faisons des copies des premiers souvenirs que nous leur implanterons. Comme ça, nous en aurons toujours un exemplaire si jamais le sort les détruit. Et voyons ce qui se passe.
Malefoy acquiesce. Visiblement, c'est la solution que lui aussi préfère :
- Très bien.
Il se recule dans son siège. L'atmosphère est tendue, et Hermione en a conscience. Mais elle est trop stressée elle-même pour y remédier. Plus que jamais, la présence de Malefoy en face d'elle la perturbe. Elle voudrait être seule pour réfléchir à ce qu'elle vient d'apprendre. Boire un verre, pleurer un peu, peut-être. A défaut de tout cela, elle se réfugie dans la cuisine, où elle fait semblant de préparer le repas pour s'occuper. Heureusement, Malefoy a la délicatesse de comprendre son besoin de solitude. Il ne la rejoint pas tandis qu'elle épluche des oignons à la main pour préparer des poivrons farcis. Elle a toujours préféré les méthodes moldues en matière de cuisine. Cela la détend.
Au bout de quelques minutes cependant, une petite mélodie lui parvient depuis le salon. Intriguée, Hermione quitte ses poivrons en essuyant ses mains sur un torchon. Malefoy s'est assis au piano. Timidement, du bout des doigts, il esquisse une fugue de Bach qu'il déchiffre à même la partition laissée entrouverte sur le pupitre. Il s'interrompt dès qu'il l'aperçoit :
- Désolé, s'excuse-t-il. Je ne voulais pas te déranger. Ça fait vraiment longtemps que je n'ai plus fait de musique.
- Je ne savais pas que tu jouais.
- Je fais de l'orgue, en fait. Enfin, j'en faisais.
Hermione s'approche. Elle aussi glisse quelques notes sur les touches en ivoire :
- Je joue depuis toute petite, confie-t-elle. C'est ma mère qui m'a appris.
Ce souvenir lui fait monter les larmes aux yeux :
- Tu crois que lorsqu'on lui aura rendu la mémoire, elle saura à nouveau en jouer ?
Malefoy la fait asseoir sur le tabouret auprès de lui et passe une main dans son dos :
- Quand on lui aura rendu la mémoire, c'est toi qui lui apprendras, souffle-t-il.
Hermione rit. Un rire et un sanglot mêlé. Malefoy continue de jouer à côté d'elle sans rien dire. Il la laisse toute à sa tristesse, cette angoisse qui a besoin de sortir, mais qu'elle ne cherche plus à lui cacher. Quelque part, ils sont aussi vulnérables l'un que l'autre. Les faiblesses que Malefoy porte dans sa chair, elle les traine dans son cœur. Sans doute peut-il les voir aussi bien qu'elle discerne la lassitude sur son visage.
Arrivé à la fin de la pièce, Malefoy examine le livret jusqu'à tomber sur une pièce à quatre mains. Sans dire un mot, il entame les premières notes de la Danse Hongroise n°5 de Brahms.
La jeune femme sourit. Il n'attend rien d'elle, il laisse la musique parler à travers lui. Doucement, Hermione se laisse séduire par le rythme entrainant de ce morceau, et ses doigts s'animent d'eux-mêmes pour rejoindre ceux de Malefoy.
Il ne joue pas très bien, mais ça n'a pas d'importance. Son jeu est plus qu'honorable pour un organiste qui n'a pas touché à un clavier depuis des années. Tout ce qui compte, c'est l'association de leurs deux jeux ensemble. La mélodie s'enchaine, joviale et délicieuse, et alors, véritablement, tous deux ne font plus qu'un. Unis par quelque chose de supérieur à la parole. La musique transcende tout : elle abat les dernières barrières qu'ils restaient entre eux pour les projeter de plein fouet dans l'intimité la plus profonde qui soit : unis dans l'instant, par l'art et la beauté, un instant qui résonnera encore longtemps après que la dernière note se soit éteinte.
Hermione expire profondément. Elle est heureuse. Elle ne saurait pas exactement dire pourquoi, mais toutes les souffrances des dernières années se sont momentanément envolées, enfouies sous un baume bienfaisant qui diffuse sa chaleur en elle jusqu'au bout de ses doigts. Elle les sent encore vibrer. Un vide en elle vient de se combler, un vide dont elle ignorait jusqu'à l'existence. Lorsqu'elle croise le regard de Malefoy, elle éprouve l'envie irrépressible de le serrer contre elle, là tout de suite, très fort, mais l'incongruité de cette pensée la retient. Trois coups sourds résonnent alors contre la porte d'entrée.
Hermione sursaute. Malefoy aussi. Tous deux se dévisagent : qui peut bien frapper à cette heure-ci ?
Mortifiée, Hermione reconnaît la voix de Ron sur le pallier :
- Hermione ? appelle-t-il. Tu es là ?
Hermione se lève aussitôt. Elle adresse un regard en arrière pour Malefoy, qui comprend immédiatement le message : il se lève du tabouret pour courir s'enfermer dans la chambre d'amis. A peine remise de ses émotions, Hermione ouvre la porte :
- Ron ! s'exclame-t-elle. Qu'est-ce que tu fais ici ?
- Toi, qu'est-ce que tu fais ici ? rétorque-t-il avec un sourire amusé. On avait rendez-vous à l'Old Alliance à vingt-heures. Tu as oublié ?
Prise de court, Hermione porte une main à sa bouche :
- Oh mon Dieu..., réalise-t-elle. J'avais complètement oublié !
- Oui, je m'en suis rendu compte.
- Ron, je suis tellement désolée ! J'étais prise dans mon travail, vraiment, je...
- Tu comptes me laisser sur le pallier ?
Hermione secoue la tête, de plus en plus déstabilisée :
- Non bien sûr, vas-y entre ! Vraiment, je suis désolée...
Ron entre et regarde autour de lui. Hermione se paralyse soudain en songeant que Malefoy a peut-être laissé ses affaires dans la pièce, mais il n'en est rien :
- Tu as fait du rangement, constate le jeune homme en admirant les rayonnages impeccables de la bibliothèque.
- Oui, répond Hermione, gênée. Je me suis dit qu'il était temps que j'arrange un peu ma tanière.
- C'est super. Tu t'es remise au piano aussi ? Je t'ai entendue jouer.
- Oui... C'était juste un petit essai.
Hermione sait très bien ce qui lui passe par la tête. Il se dit qu'il s'agit encore là d'un signe qu'elle est prête à abandonner ses obsessions pour aller de l'avant avec lui. Elle peut se féliciter du fait que Ron n'ait jamais persévéré à apprendre le piano : il n'a pas reconnu qu'il s'agissait d'une pièce à quatre mains.
- Ce travail qui te préoccupe tellement, c'était à propos de ton nouveau patient ? lui demande-t-il.
- Oui, répond-elle, sautant sur l'occasion de ne livrer qu'un demi-mensonge. Tu me connais, j'ai tendance à me laisser absorber.
- Les livres que je t'ai prêtés te sont utiles ?
- Je n'ai pas encore trouvé ce que je cherchais à l'intérieur, mais je ne perds pas espoir.
Ron acquiesce distraitement :
- Tu ne peux pas me dire de qui il s'agit, pas vrai ? lance-t-il avec un clin d’œil malicieux.
- Non. Secret médical, tu le sais bien.
Hermione se force à se détendre. Ron se trouve dans son salon, Malefoy dans sa chambre d'amis. La situation est trop surréaliste pour qu'elle divague :
- Ecoute, commence-t-elle en tentant de reprendre les choses en main. Je suis vraiment désolée pour ce soir. J'aurais été plus qu'heureuse de passer la soirée avec toi, vraiment, je m'en veux de t'avoir posé un lapin comme ça. Ça ne veut pas dire que je ne pense pas à toi, tu le sais, n'est-ce pas ?
Elle se retient de se mordre les lèvres. Voilà que l'angoisse la taraude à nouveau : et si Ron l'envoyait paître à cause de son oubli stupide ? Et si elle venait de gâcher sa seule et unique chance de renouer contact avec lui ?
Face à elle, Ron hausse les épaules :
- Il n'est pas trop tard, tu sais. Il est tout juste neuf heures. On n'a qu'à passer la soirée ici.
- Ici ?
Le cœur d'Hermione rate un battement. Elle n'a réalisé que trop tard le piège dans lequel elle s'est elle-même jeté :
- Je ne crois pas que...
- Hermione.
Ron s'avance. Contrant ses hésitations, il lui prend les mains et l'attire à lui :
- J'ai adoré notre dernière soirée. Vraiment. Et je n'ai pas envie de tourner autour du pot avec toi. On se connait trop bien pour ça toi et moi. On a partagé trop de choses.
Hermione a le souffle court. Pas ici. Pas maintenant. Cet instant, elle en a rêvé depuis des années, mais ce n'est pas le bon moment...
- Tu connais mes sentiments pour toi, poursuit Ron, avec un courage et une franchise qu'elle ne lui a encore jamais connus. Je t'aime. Je ne suis plus cet adolescent empoté qui a trop peur pour te le dire. Je te le dirai chaque jour si ça te fait plaisir : je t'aime. Et je ne veux plus être séparé de toi une seule seconde de plus.
Hermione ne peut plus parler. La déclaration de Ron l'a emporté sur l'urgence de la situation. Lorsque le jeune homme caresse sa joue, effleure ses boucles, puis incline son visage pour l'embrasser, elle se laisse faire. Elle ne pense plus aux implications, plus à Malefoy ni à ses parents. Elle se laisse faire, parce que c'est ce qu'elle a toujours désiré.
Ron l'enlace ; leur baiser devient passionné. C'est seulement lorsqu'il glisse une main sous son chemisier qu'elle l'arrête :
- Pas ici, murmure-t-elle, le souffle court.
- Pourquoi ? C'est très bien, ici.
- Non, pas ici. Pas comme ça. Je voulais une belle soirée avec toi, je voulais me faire belle, je voulais...
- Hermione. On s'en fout de tout ça. Je t'aime comme tu es, là, maintenant. La première fois que nous nous sommes embrassés, je t'aimais, trempée comme un rat mouillé avec l'odeur d’égout de la Chambre des Secrets. Je t'aimerai encore quand nous serons vieux, laids et ridés. Je t'aimerais dans le pire endroit de la Terre.
Hermione est submergée :
- S'il-te-plait... Pas ici. Allons chez toi.
- Tu es sûre ?
Elle acquiesce. C'est tout ce qu'elle est capable de faire. Les mains chaudes de Ron se referment sur les siennes, promesses d'un amour vibrant, et ils transplanent dans le silence de l'appartement.
|