- Tu es sûr que tu as senti quelque chose ?
- Oui, absolument !
- Et c’était comment ?
- Je viens de te le dire, Granger ! Ça sentait la pomme ! J’ai senti le goût de la pomme, vraiment ! C’est toi qui l’avais laissée là ?
- Qui d’autre ?
Drago n’a même pas l’envie de répliquer. Le goût de cette pomme abandonnée sur son lit l’a hanté toute la nuit, ravivant des souvenirs oubliés, des milliers de sensations frétillant sous la surface, et qui ne demandent qu’à resurgir. Cette pomme, c’est le goût de l’espoir. Il n’y a plus goûté depuis tellement longtemps qu’il tremble à l’idée de le voir s’évanouir dans la nuit. C’est pourquoi, dès les premières lueurs de l’aube, il a envoyé un hibou à Granger à l’hôpital, pour qu’elle transplane jusque chez lui.
A peine réveillée, la jeune femme fait désormais le tour de la cave qui lui sert de logement, dubitative. Elle examine le trognon de la pomme une bonne dizaine de fois. Drago l’a précieusement glissé dans un bocal sous vide pour bien le préserver.
- Je ne comprends pas, finit par déclarer Granger. C’est une pomme tout à fait ordinaire. Je l’ai achetée au marché Moldu il y a trois jours, avec une dizaine d’autres.
- Donc il t’en reste ?
- Je crois bien oui, une ou deux…
- Parfait ! Il faut refaire l’expérience, on devrait y aller tout de suite !
- Malefoy…
Granger se passe une main dans les cheveux. Drago sent bien sa réserve, mais il ne veut pas y céder :
- Tu ne crois pas que c’est encourageant ?
- Je crois surtout que tu ne devrais pas t’emballer. Il faut rester méthodique. Je vais faire analyser ce trognon pour voir ce qu’on peut en retirer. Est-ce que tu as essayé de goûter d’autres choses depuis ?
- Non… Je n’y avais même pas pensé.
Drago se sent stupide. Puis il réalise qu’il a peur. Le goût de la pomme lui semble encore là, il peut presque le sentir… Que se passera-t-il, s’il tente de le remplacer par autre chose ? Et si tout redevenait cendres à nouveau ?
- Il faut essayer, décrète Granger, et Drago sait bien qu’elle a raison. Tu vas venir avec moi, on va acheter deux ou trois autres fruits.
- Au marché Moldu ?
- Oui, au marché Moldu. Ça te fera sortir un peu. Ensuite, on ira à l’hôpital, je m’occuperai des analyses, et tu pourras croquer toutes les pommes que tu voudras.
- Tu ne serais pas en train de te foutre de moi, Granger ?
Elle lui donne un léger coup de coude :
- J’essaie de nous détendre un peu. Je suis très contente que tu aies fait cette découverte, vraiment. C’est une belle avancée. Je dis juste que nous devons garder la tête froide. Faire les choses dans l’ordre. Ça te va ?
Drago acquiesce. Pire que le désespoir, il y a le faux espoir. Ça, il n’a pas envie d’y goûter une nouvelle fois.
Tous deux sortent donc de la cave pour arpenter timidement les rues de Londres.
Drago ne sait pas trop où se mettre. C’est rare pour lui de sortir au grand jour comme cela. Il a toujours peur que quelqu’un le reconnaisse, qu’on se mette à le pointer du doigt et à crier son nom dans la rue, jusqu’à rameuter une bande de sorciers plus téméraires que les autres qui viendront lui casser la gueule. Ça lui est déjà arrivé. Il sait que ça peut recommencer. Derrière les visages sympathiques des enfants et des mères de famille qu’il croise se cachent autant de foyers qui haïssent les anciens Mangemorts tels que lui. Combien d’entre eux ne rêveraient pas de l’envoyer dans sa tombe, si l’opportunité leur en était donnée ?
Alors il rase les murs, fuyant la lumière du Soleil tel un rat d’égout, frissonnant chaque fois qu’un regard s’attarde un peu trop sur ses cheveux pâles ou sa peau blafarde. Son physique, dont il était si fier autrefois, le dessert aujourd’hui. Il est trop reconnaissable, et pourtant, il n’a plus rien à voir avec l’adolescent fringant qu’il était autrefois…
A ses côtés, Granger marche d’un petit pas pressé, sans se soucier des piétons qu’elle esquive. Elle semble davantage préoccupée par l’écart qui les sépare. Comme si elle ne savait pas trop où se placer par rapport à lui : plus près ? plus loin ? Ils n’ont pas l’air de marcher ensemble, mais de deux inconnus qui marcheraient par hasard côte à côte. C’est à la fois étrange et dérangeant. Comme si, en dehors de l’espace privé de son bureau à l’hôpital, ou de la boutique de Drago, ils ne parvenaient pas à s’afficher ensemble.
Drago ne peut pas vraiment la blâmer. Qui aurait envie d’apparaitre aux côtés d’un ancien Mangemort ? Un Malefoy, qui plus est… Lui-même n’aurait pas envie de se fréquenter. Sans compter que Granger est connue, elle aussi. Que se passerait-il, si la légendaire héroïne de guerre était vue aux côtés de Drago Malefoy ?
« Encore faudrait-il qu’ils la reconnaissent », songe-t-il en observant la tenue fade et froissée de la jeune femme.
A eux deux, ils ne doivent pas paraitre très reluisants. Une belle image de ce que la vie a fait d’eux.
« Tu as d’autres pensées joyeuses, pour aujourd’hui ? »
Drago se force à écouter sa conscience. Il se raccroche au goût de la pomme, à l’émotion qui l’a submergé lorsqu’il a senti son arôme pénétrer ses sens. Très vite, l’agitation du marché les entoure.
- Où est-ce qu’on va maintenant ? demande Drago, déboussolé au milieu de cette foule d’inconnus à l’aspect étrange.
- Par-là, répond Granger en indiquant un vaste étale de fruits et légumes, tout au bout du marché.
La foule est très dense. Spontanément, la jeune femme lui attrape le bras pour l’entrainer à sa suite dans le dédale des allées. Ils ne sont plus deux inconnus marchant côte à côte.
Drago se laisse guider, exalté par l’atmosphère autour de lui, le bruit, la vie, et par cette autre personne qui l’emmène, qui l’aide. Depuis combien de temps n’est-il pas sorti quelque part avec quelqu’un ? Depuis combien de temps n’a-t-il pas eu d’interaction avec un autre être humain qui ne relève pas du travail, ou d’une bagarre de bar ?
Certes, cette petite sortie avec Granger n’a rien d’une sortie amicale. Mais elle en a le parfum malgré tout. Elle en a la saveur.
Emerveillé, Drago se laisse enivré par l’ambiance du marché, combattant son angoisse l’espace de quelques instants. Lorsqu’ils arrivent devant le stand de fruits, Granger lui demande ce qu’il veut choisir. Drago hésite. Tout un univers d’espoirs s’ouvre devant lui : pommes, abricots, prunes, bananes, pêches, mûres et fraises des bois, et même quelques fruits exotiques comme l’ananas, la noix de coco ou le kiwi…
Drago choisit les framboises. Pour l’échec immense qu’elles ont représenté la dernière fois. Il choisit les framboises, et quelques autres fruits au hasard, réalisant à mesure que le commerçant pèse les produits à quel point il a peur d’être déçu à nouveau. Peur de retourner au néant…
- Qu’est-ce que tu préfères, toi ? demande-t-il à Granger pour détourner ses pensées.
Elle a l’air surprise qu’il le lui demande. Surprise, mais contente :
- Les fruits de la passion, dit-elle avec un petit sourire.
- Monsieur ? Vous pouvez nous rajouter des fruits de la passion, s’il-vous-plait ?
Granger éclate de rire :
- Ben voyons… Et c’est toi qui va nous payer tout ça, peut-être ?
- Evidemment.
- Avec de l’argent sorcier ?
Drago s’interrompt net dans sa répartie. Le sourire de Granger s’élargit à mesure qu’il comprend :
- Merde…, s’exclame-t-il. Je n’y pensais plus du tout !
- Laisse tomber.
- Non mais je t’assure !
Granger paie en riant. Ils repartent avec leurs sachets sous le bras, suffisamment de fruits pour ouvrir un bar à cocktails à eux tous seuls.
- Et maintenant ? demande Drago.
- Maintenant, à Sainte-Mangouste.
- Tu es sûre ? Tu ne veux pas te balader encore un peu ?
Elle le dévisage, encore plus surprise.
- Il fait beau, dit-il comme si c’était le meilleur argument du monde.
- Si tu veux, répond-elle en haussant les épaules. Qu’est-ce que tu veux voir, exactement ?
- Je n’en sais rien. Tout. Montre-moi ce que ça fait d’être un Moldu.
- On dirait que tu vas au zoo.
- Les Moldus dans leur habitat naturel…
Granger rit. Elle se détend. Ensemble, ils parcourent les allées du marché l’espace d’une petite heure, sans plus se soucier d’être vus. Qui pourrait les reconnaitre ici ? Avec une sorte de douce ironie, Drago réalise que c’est sans doute auprès des Moldus qu’il est le plus en sécurité. Personne ne connait son visage ici. Personne ne connait son histoire.
Granger lui explique la fonction de chaque commerçant, l’un après l’autre. Elle lui apprend à quoi servent les objets qui l’entourent et qu’il ne connait pas. Toutes ces choses dont il s’est toujours moqué en cours d’Etude des Moldus. Jusqu’à ce que Charity Burbage se fasse tuer sous ses yeux…
Le souvenir resurgit dans son esprit. Il éclate, comme s’il datait d’hier. Drago se fige au milieu d’une allée :
- Ça ne va pas ? lui demande Granger, de l’inquiétude dans les yeux.
- Si si, ça va…
Il a le souffle court. Tout à coup, il ne supporte plus d’être ici, au milieu de tous ces gens qu’il a haïs sans raison pendant des années, et qu’il a conspiré à détruire.
- On y va maintenant ?
- Très bien…, dit-elle, hésitante.
Cette fois, elle passe son bras autour du sien pour sortir du marché. Elle le soutient presque. Ils restent ainsi jusqu’à rejoindre le quartier sorcier, où ils peuvent transplaner directement devant Sainte-Mangouste. Le gardien à l’entrée fronce les sourcils en les voyant débarquer avec tous leurs sachets de fruits, mais ils ne s’en préoccupent pas. C’est une chape de plomb qui s’est jetée sur le moral de Drago, à laquelle s’ajoute bientôt l’angoisse de devoir réaliser de nouveaux tests.
Dès qu’ils arrivent dans le bureau, Granger s’éclipse pour faire analyser le trognon de pomme. Drago reste seul avec ses pensées. Ces fruits qu’il a pris tant de plaisir à acheter quelques heures plus tôt sont désormais ses ennemis. Et s’il ne parvenait pas à les sentir ? Et si l’éclair de goût de la veille n’avait été que le chant du cygne, avant la plongée définitive vers les abymes ?
« Ne pense pas à ça, Drago… Ce que tu as senti, tu ne l’as pas rêvé. Aie confiance… »
Granger revient, partageant la même inquiétude que lui. Elle commence par lui tendre l’une des pommes qui reposent dans une corbeille à côté de son bureau :
- Tiens, dit-elle. Commençons déjà par réessayer ça.
Drago obéit. Il croque dans la pomme, et il sait, à la seconde où ses dents percent la chair, que ce ne sera pas comme la première fois. Il ne ressent pas le parfum, il ne ressent pas la texture. Tout juste un fantôme de goût qui s’efforce de lui échapper.
- Alors ? le presse Granger, anxieuse.
- Ce n’est pas très concluant, répond-il, fermé.
- Essaye autre chose.
Drago teste les poires. Les abricots. Les framboises. Il n’a pas le cœur d’essayer les fruits de la passion, et Granger non plus. Le maigre arôme d’espoir a disparu.
- Tu ne dois pas te décourager, Drago, murmure alors Granger en lui pressant l’épaule.
Il la regarde. Malgré le désespoir qu’il éprouve, il est heureux qu’elle soit là, auprès de lui :
- Merci d’avoir passé cette journée avec moi, dit-il. C’était vraiment très sympa.
- Je t’en prie…
Elle est émue qu’il la remercie pour quelque chose d’aussi minime. Si elle avait la moindre idée de ce qu’elle a fait pour lui… Lui rendre un peu de contact humain, avant que ses sens ne l’aspirent.
- On aura d’autres occasions, si tu veux, dit-elle en s’efforçant de lui sourire, mais il voit bien qu’elle est inquiète. Tu as eu un mieux, on ne peut pas le nier. Tout ce qu’il nous faut comprendre à présent, c’est ce qui l’a provoqué, et essayer de reproduire les mêmes conditions. Peut-être que c’était l’atmosphère de ta cave ? Peut-être que c’était ce que tu avais mangé juste avant ?
Drago hoche la tête. A toutes ces propositions, il ne peut que donner un oui sans réel enthousiasme. La mort de Charity Burbage le poursuit. Elle, et toutes les autres. Elles retirent la saveur de sa bouche. Elles retirent la saveur de sa vie.
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