« Et si c’était une cause environnementale ? », songe Hermione Granger en franchissant la porte de la boutique de Malefoy ce jour-là. « Quelque chose dans son quotidien qui l’empoisonne, consciemment ou non… »
Elle ne peut écarter l’hypothèse que Malefoy s’inflige ces souffrances à lui-même. Ou que quelqu’un les lui inflige à son insu. Son discours lui a déjà prouvé à de nombreuses reprises qu’il avait suffisamment de culpabilité à revendre – et suffisamment d’ennemis – pour que l’idée soit plausible. Combien de sorciers, rien qu’à Londres, seraient ravis d’apprendre la mort de Drago Malefoy ?
« Il n’est pas encore mort », se sermonne la jeune femme en installant ses affaires comme elle en a désormais l’habitude. « Ne précipite pas les choses ».
Mais le fait est que les résultats ne sont pas bons. Au cours de la semaine écoulée, Hermione a soumis Malefoy à tous les examens possibles et imaginables. Aucun n’a décelé de cause biologique concrète à la dégradation de ses sens. En théorie, Drago Malefoy est un jeune homme en parfaite santé, un peu sous-alimenté peut-être, et souffrant d’une évidente carence en vitamine D, mais rien qui n’aurait dû avoir un tel impact sur son état. Ce que les examens ont montré, en revanche, c’est que la dégradation de ses sens se poursuit. Rapidement. En l’espace d’une semaine, Malefoy a perdu ce qui lui restait de perception des couleurs. Ses réactions au toucher sont de plus en plus faibles. Quelle que soit la cause de ce mystérieux phénomène, la voie qu’il dessine est encore plus obscure. Quelle sera l’issue de tout ceci, si la perte s’aggrave ? Quel avenir attend Malefoy, si le monde lui devient de moins en moins perceptible ?
« C’est comme s’il partait vers une autre planète… », pense Hermione sans oser exprimer ses craintes. « Il s’éloigne de plus en plus de nous, inexorablement, et bientôt, nous ne pourrons plus l’atteindre… ».
Elle se force à réprimer son pessimisme. Malefoy a juré de l’aider à retrouver ses parents, une tâche autrement plus ardue que celle-ci. Elle se doit de garder espoir :
- Pas de cause médicalement pertinente, lui déclare-t-elle tandis qu’elle lui tend le résultat de ses examens. Je voudrais reprendre tes constantes aujourd’hui, et vérifier s’il n’y a pas quelque chose chez toi ou dans ta boutique qui pourrait te rendre malade.
- Comme quoi ?
- Je ne sais pas exactement. Mais c’est une piste à considérer. J’ai remarqué que tu utilisais beaucoup d’encens à la boutique, par exemple. En grande quantité, l’encens est cancérigène.
- Je croyais qu’il n’y avait pas de cause médicalement pertinente ?
- Je n’ai pas dit que c’était ça. C’est seulement un exemple : beaucoup de substances peuvent se révéler dangereuses sans que nous en ayons conscience. Je peux bien jeter un petit coup d’œil, qu’est-ce que ça coûte ?
Devant elle, Malefoy hésite. Elle retrouve ses airs revêches d’adolescent, comme s’il cherchait la réplique parfaite pour la faire déguerpir.
- Je regarderai chez moi pour voir si je trouve quelque chose de suspect, finit-il par déclarer.
- Tu ne sauras pas quoi regarder, réplique Hermione. Je suis Médicomage, c’est à moi de vérifier.
- Si je m’intoxiquais depuis des années, je le saurais…
- Qu’est-ce qui te gêne exactement ?!
Cette fois, Hermione perd patience. Les résultats sont alarmants. Malefoy lui glisse littéralement entre les mains, et c’est comme si lui se jetait volontairement dans l’abyme :
- Tu ne veux pas que je fouine chez toi ? C’est ça l’explication ?
Malefoy se détourne. Soupire. Refuse de répondre.
- Parce que de mon point de vue, ça donne fortement l’impression que tu caches quelque chose, poursuit-elle.
- C’est ça, vas-y. Le grand méchant Mangemort dans son repère de criminel.
- Je n’ai pas dit ça.
- Qu’est-ce que tu insinues alors ?
- Je n’ai pas envie d’investir tous mes efforts pour essayer de te guérir si je découvre qu’en fait, tu t’infliges tout ça à toi-même !
Malefoy se fige :
- Qu’est-ce que tu as dit ?
Hermione hausse les épaules. L’impuissance lui fait perdre tous ses moyens. Depuis toutes ces années, elle est fatiguée de se sentir impuissante :
- Tu ne peux pas m’en vouloir d’y avoir pensé, dit-elle doucement. Tu es déprimé. Tu ne manges pas, tu ne sors pas. Quand tu te sens trop coupable, tu sors dans des bars pour te faire tabasser.
- Tu sous-entends que je l’ai fait exprès ?!
- Oui ! La nuit où tu es arrivé à l’hôpital, oui, tu l’avais fait exprès. Ose le nier.
Malefoy ne nie pas. Il se contente de la dévisager, de la colère dans le regard, mais Hermione ne regrette pas. La colère, c’est déjà un début de réaction. Un premier pas pour sortir du malheur. Finalement, Malefoy se détend :
- Je ne me suis pas empoisonné, dit-il très lentement. Du moins, pas consciemment. Je bois trop, parfois, c’est vrai. Je ne mange pas toujours assez, ou je ne mange pas toujours sain. Mais franchement, Granger, si mon mode de vie suffisait à me faire perdre mes sensations, la moitié de ce putain de pays serait comme moi.
Hermione est forcée de lui concéder cela. Pendant longtemps, aucun d’eux n’ose reprendre la parole, furieux contre les mots de l’autre.
- Je te crois, finit par soupirer Hermione.
Et c’est vrai. Elle a vu beaucoup de choses dans les yeux de Malefoy. La culpabilité, la dépression, l’envie de souffrir et de mourir, peut-être, parfois. Mais rien n’égale la peur qu’il ressent à cet instant. Cette peur, il ne l’a pas choisie. Quelle qu’en soit la cause, il n’en est pas l’origine. Elle se lève et commence à inspecter la pièce :
- Je vais prélever des échantillons dans ta boutique, dit-elle. Ça ne te dérange pas ?
- Est-ce que j’ai vraiment le choix ?
- Ça dépend. Tu veux guérir ou pas ?
Cette question le frappe comme un électrochoc. Hermione ne peut s’empêcher de savourer sa répartie. Malefoy lui fait l’effet d’un fauve blessé : tapi dans sa tanière, loin de la lumière du Soleil, refusant toute aide et inconscient du caractère létal de son attitude. Ce dont il a besoin, ce n’est pas qu’on le plaigne. Il s’en occupe suffisamment pour cela. Non, il a besoin qu’on le secoue. Qu’on le force à rentrer en contact avec le monde une nouvelle fois. Ironique, de la part de celle qui ne vit plus que dans une chambre d’hôpital…
« Peut-être que nous sommes tous les deux malades », songe Hermione avec cynisme. « Tiens, même son cynisme me contamine… ».
Elle interrompt là ses pensées non productives. S’armant de ses kits de prélèvement, elle commence à inspecter la boutique sous toutes ses coutures, s’arrêtant de temps à autre devant les bâtonnets d’encens, la moisissure au coin des fenêtres ou le liquide de conservation de la Pensine.
Malefoy n’attend pas qu’elle ait fini pour lui tendre un petit trousseau de clés :
- Tiens, j’habite en-dessous, dit-il sans la regarder.
Sa manière à lui de lui montrer qu’il est toujours contrarié, sans doute. Hermione ne relève pas. Elle l’a déjà suffisamment provoqué : si elle le pousse trop, il se braquera.
- Tu veux venir avec moi ? lui dit-elle d’une voix douce.
Comme si elle apprivoisait un fauve, vraiment…
Malefoy fait non de la tête :
- Ce n’est pas très rangé, et il n’y a pas grand-chose. Ferme la porte quand tu auras fini.
Il faut ressortir dans la rue pour accéder à la cave où habite Malefoy. La porte est une de ces trappes semi-enterrées, au niveau du trottoir, qui donne généralement sur les caves voûtées des quelques rares maisons médiévales encore préservées à Londres. Ces maisons sont plus nombreuses dans le quartier sorcier, où Malefoy réside.
Hermione s’agenouille pour faire tourner une grosse clé de cuivre dans la serrure rouillée.
« Rouille », note-t-elle pour elle-même en faisant un prélèvement.
Quelques curieux passent sans s’arrêter. Une jeune femme prélevant des bouts de métal sur une vieille trappe n’est pas le spectacle le plus surprenant qu’il y ait à voir, non loin de l’Allée des Embrumes. D’ailleurs, à bien y regarder, même la façade de la boutique de Malefoy est résolument discrète. « Artisan Mémoriel », indique simplement l’enseigne. La plupart des boutiques du Chemin de Traverse portent le nom de leur propriétaire. Ollivander. Fleury & Bott. Madame Guipure. Même Barjow & Beurk se sont longtemps revendiqués de leur nom et de leur réputation. Mais pas Malefoy. Dans le voisinage, il y a fort à parier que personne ne sait que l’ancien Mangemort réside là. Et c’est volontaire, bien sûr. Hermione est même étonnée qu’il n’ait pas cherché à changer son nom. Mais peut-être que le Ministère le lui a refusé…
Tandis qu’elle clôt son échantillon, Hermione songe à cet anonymat forcé, à ce que cela signifie d’être en vie dans le Londres d’aujourd’hui, sous le nom de Drago Malefoy. Elle le connait depuis l’enfance. Ils ont longtemps été ennemis, ce qui explique qu’elle l’ait reconnu entre mille, le premier jour où elle est entrée dans sa boutique. Pourtant avec du recul, elle est forcée de reconnaitre que Malefoy a changé. Il a coupé très courts ses cheveux dont il était si fier. Plus la moindre trace de gomina pour les lisser en arrière : toute ressemblance avec Lucius Malefoy est désormais supprimée. Son visage s’est creusé avec le temps, révélant la face allongée, solennelle et un peu lugubre qu’Hermione lui a toujours deviné. Son visage a l’aspect froid d’une statue de marbre, sans aucune ride pour le marquer. C’est le visage d’un homme peu habitué à montrer ses émotions. Pas de sourire pour mettre en relief ses pommettes, pas d’ami pour égayer ses prunelles. Malefoy vit seul, ignoré du reste du monde, touché seulement par le temps qui passe et le souvenir de ses actes.
« Même ce foutu job est une punition », songe Hermione en ouvrant la trappe. « Comme si ça ne lui suffisait pas de vivre dans le passé, il faut qu’il améliore celui des autres… ».
Un obscur escalier de pierre raide l’attend. L’humidité suinte des murs. Sans se laisser intimider, Hermione prélève un peu de salpêtre et entame sa descente. L’odeur de la pluie et des vieilles pierres se fait plus forte ici. Non pas que cela la dérange : elle a toujours apprécié le parfum étrange de l’ancienne cave à vin de ses parents. Mais ce qui sied au vin ne sied pas forcément à l’être humain…
En s’éclairant du bout de sa baguette, Hermione découvre comme elle s’y attendait une immense cave voûtée, haute de plafond, faite de sol en terre battue et de pierres apparentes. De superbes arcs brisés retombent sur des colonnes aux chapiteaux rongés d’humidité. Seules quelques sculptures anciennes émergent encore à la faveur d’un reflet : vestiges d’une fleur, d’une feuille de lierre, d’un visage…
L’espace doit faire environ cinquante mètres carrés, pour quatre mètres de hauteur sous plafond. A chaque pas, Hermione a l’impression de réveiller une armée de morts vivants. Pourtant, avec toute cette place, Malefoy n’a investi qu’un petit coin de la pièce : tout au fond, juste en face de l’escalier.
Avec un mélange de stupeur et de dépit, Hermione découvre un simple matelas posé à même le sol, sans draps ni oreiller ni couvertures. Juste à côté, un petit réchaud similaire à celui qu’Harry, Ron et elle utilisaient lorsqu’ils vivaient sous la tente. Quelques boites de conserve sont entassées près du mur. Des toilettes sommaires et une baignoire en bois vide complètent l’ensemble, ainsi qu’un vieux coffre mité qui ne contient que quelques vêtements de rechange. Il n’y a rien d‘autre. Malefoy entrepose ses livres dans la boutique au-dessus. Pour sa vie souterraine, cachée aux yeux de tous, il n’a emporté que le strict nécessaire à son châtiment. La peine qu’il s’inflige tout seul, loin du reste du monde.
Avec un soupir, Hermione inspecte les recoins de la cave, à la recherche de dépôt suspects, de champignons, d’insectes ou même d’animaux. Elle prélève plusieurs échantillons de terre et de pierre, puis frissonne. L’atmosphère est aussi glaciale que celle d’un tombeau. Comment est-il humainement possible de s’endormir aussi ? Il n’y a même pas de quoi faire du feu.
Avant de ressortir, Hermione contemple une dernière fois, un long moment, la cellule que Malefoy s’est aménagé. On peut en apprendre beaucoup d’une personne en observant sa manière de vivre. En quoi cette cave est-elle si différente de sa vie à l’hôpital, finalement ? Qu’apprendrait-on sur elle, si l’on venait à scruter son propre quotidien comme elle vient de le faire ?
Hermione préfère ne pas y songer. Avant de partir, elle sort de son sac la pomme qu’elle avait emportée avec elle depuis l’hôpital, et la pose sur le lit de Malefoy. Elle n’a pas grand-chose d’autre à lui offrir, mais c’est mieux que rien. Elle remonte en verrouillant la trappe grinçante derrière elle.
De retour dans la boutique, elle doit bien sûr affronter le regard du jeune homme qui sait parfaitement ce qu’elle vient de voir :
- Sans commentaire, dit-il avant qu’elle ait pu parler.
Mais Hermione n’est pas du genre à se taire pour si peu :
- Tu ne peux pas espérer rester en bonne santé en vivant de cette manière, déclare-t-elle.
- Tu n’es pas ma mère, que je sache…
- Non, je suis ton médecin.
Malefoy se renfrogne. Quelque part au milieu de toute cette misère, Hermione ne peut s’empêcher d’en être amusée. Une brève lueur au cœur de l’obscurité. Sa compassion parle pour elle :
- Pourquoi est-ce que tu t’infliges ça ? demande-t-elle. Et ne répond pas à côté, s’il-te-plait. Je veux la vraie raison.
- Ça n’a rien à voir avec mon état.
- Ça, tu n’en sais rien. C’est à moi d’en décider.
Voyant qu’il ne parlerait pas, Hermione puise en elle pour le convaincre :
- Depuis des mois maintenant, je te confie les aspects les plus personnels de ma vie, dit-elle. Je te raconte tous mes souvenirs, mon existence entière, en fait. Et je te la fais vivre avec moi. Je n’ai littéralement plus aucun secret pour toi ! Je t’ai fait confiance… Tu sais que tu peux me faire confiance en retour, non ?
Malefoy soupire. Ses paroles intelligentes l’exaspèrent, elle le voit bien. Mais il ne peut pas la contredire :
- Tu as le luxe de t’être trouvée du bon côté de la guerre, Granger… Je n’ai pas eu cette chance.
- Le luxe ? Tu oses me parler de luxe ? Est-ce que tu as la moindre idée d’à quel point ça a été difficile pour moi, pour Harry, et même pour Ron, pour ce que ça peut te faire !
Malefoy se frotte les yeux. Il a soudain l’air exténué, et Hermione s’en veut de lui avoir sauté dessus à peine avait-il décidé de parler :
- Je le sais, Granger, poursuit-il malgré tout. Je sais à quel point ça a été difficile, puisque je faisais partie de ceux qui contribuaient à rendre cela difficile. Tu ne comprends pas ? Je parle de maintenant. De l’après-guerre. Du luxe d’avoir une conscience nette, sans tâche. De ne pas avoir de remords…
- Tu sais bien que j’ai des remords ! Regarde ce que j’ai fait à mes parents !
- C’est différent, contre-t-il d’une voix cinglante. Tu ne leur as pas fait du mal sciemment. Tu ne savais pas que le sortilège aurait ces effets. Moi, j’ai… J’ai ensorcelé Katie Bell. Elle aurait pu mourir par ma faute. J’ai conspiré pendant une année entière pour assassiner Dumbledore. Une année entière, à concevoir des idées de meurtre dans ma chambre… Même ton cher Weasley aurait pu mourir en buvant mon vin empoisonné. Et finalement, Dumbledore a fini par mourir… Parce que j’ai réparé l’armoire à disparaître. J’ai été un bon petit soldat. J’ai été la taupe, le pion placé derrière les lignes ennemies, pour leur permettre d’entrer et de tout détruire…
- Tu n’es pas un meurtrier, Malefoy ! proteste Hermione. Harry m’a tout raconté. Il était là, quand Dumbledore est mort. Il m’a dit ce que tu avais fait. Tu as baissé ta baguette, Malefoy ! Tu ne l’aurais pas tué ! Tout comme tu ne nous as pas dénoncés quand les Rafleurs nous ont amenés au manoir de tes parents.
Malefoy secoue la tête :
- J’étais du mauvais côté. A Poudlard, au Manoir, et même pendant la bataille… J’aurais dû faire tellement plus. J’aurais dû faire autre chose. J’aurais dû me rendre compte de ma connerie plus tôt. Au lieu de cela, j’ai juste… Fermé les yeux devant ma peur. J’ai toujours eu tellement, tellement peur…
- Tu n’étais qu’un gamin.
- Tu ne comprends pas. Rien n’excuse mes actes. A cause de moi, les Mangemorts se sont emparés du château et Dumbledore est mort. Il est mort à cause de moi. Si je n’avais pas réparé l’armoire, rien de tout ceci n’aurait pu se passer. Voldemort n’aurait pas pris l’école, il n’y aurait pas eu de bataille de Poudlard, et tous ces pauvres gens qui y ont laissé la vie seraient encore là… Fred Weasley. Lavande Brown. Ils avaient presque notre âge, bon sang !
Hermione sent des larmes poindre au bord de ses yeux. Le souvenir de tous ces morts a toujours été douloureux pour elle. L’espace d’un instant, sa compassion disparait. L’espace d’un instant, elle comprend l’horreur que Malefoy ressent envers lui-même. Elle ne se reconnait plus, durant ces quelques secondes, et cela lui fait peur. Elle se reprend :
- Si tu n’avais pas réparé l’armoire à disparaître, c’est toi qui serais mort, déclare-t-elle simplement.
Ce n’est pas une question. C’est un fait, c’est tout, aussi indiscutable que toutes les morts qui s’en sont suivies.
- Tu n’avais pas le choix, poursuit-elle. Voldemort vivait sous ton toit et menaçait ta famille, menaçait ta vie. Il voulait que tu meures en exécutant ta mission. Et il t’aurait tué si tu ne l’avais pas fait.
- Tu crois que je ne le sais pas ? crache Malefoy. J’ai vécu avec cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête pendant dix mois… Répare l’armoire, tue Dumbledore, ou je tue ta famille. Ou je te tue toi. Vous n’avez pas la moindre valeur à mes yeux. Je sais que tu vas échouer. Tu vas mourir, dans un cas comme dans l’autre. Et après toi, tes parents mourront aussi…
Il soupire :
- Au final, j’ai gagné le droit de rester en vie, mais à quel prix ? J’aurais aussi bien pu boire du sang de licorne ce jour-là. Qui voudrait d’une vie comme la mienne ? Une vie payée au prix de ma conscience, et de la mort de tant de gens.
- Tu n’aurais pas pu empêcher ce qui s’est passé. Il y aurait eu un affrontement, d’une façon ou d’une autre. D’autres gens seraient morts. Il n’y avait pas d’autre moyen d’arrêter Voldemort. Et… si ça peut te rassurer, Dumbledore était déjà mourant lorsque Rogue l’a tué.
Ces quelques mots, enfin, éveillent la surprise sur le visage de Malefoy :
- Quoi ?
- Dumbledore était déjà mourant, répète Hermione, désespérée de s’engouffrer dans la faille. Pendant les vacances d’été précédentes, il avait tenté de détruire un Horcruxe. Il avait réussi, mais un sortilège s’était agrippé à lui… Il était condamné. Rogue le savait. Il était de son côté, depuis le début. C’est Dumbledore lui-même qui lui a demandé de le tuer lorsque le moment serait venu. Et c’est ce qu’il a fait. Tu as vu comment ça s’est passé, n’est-ce pas ? Dumbledore lui a demandé de l’aider. Et Rogue l’a aidé.
Face à elle, Malefoy n’est plus capable d’aligner un seul mot. Des années de souvenirs, des années de culpabilité à se repasser en boucle les mêmes images, encore et encore, viennent de prendre un tout autre sens.
- Tu n’es pas en train d’inventer tout ça, hein, Granger ? finit par demander Malefoy avec un sérieux mortel.
- Tu crois que je te mentirais ?
- Comment est-ce que tu sais tout cela, alors ?
- Harry me l’a dit. Et j’ai vu Rogue mourir…
Malefoy baisse les yeux. Bien sûr, Hermione se rappelle que Rogue était son parrain. Après tout ce temps, Malefoy n’avait-il vraiment pas conscience du double rôle qu’avait joué Severus tout au long de sa vie ?
- Il t’a protégé du destin que Voldemort t’avait réservé, murmure-t-elle. Il t’a empêché de devenir un assassin, ou de mourir en refusant de l’être.
- Pendant toute cette année, j’ai refusé son aide…
- Il savait ce qui allait se passer. Et Dumbledore aussi. C’était inéluctable. Ils s’y étaient préparés, et ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour que ton innocence soit préservée. Ils ne voudraient pas que tu gâches ta vie en te punissant ainsi pour toujours…
Le silence s’installe entre eux. Que pourrait-il y avoir à dire de plus ? Le fracas des révélations doit remplir son office. Détruire la culpabilité, détruire les souvenirs, remplacer le passé par une vérité différente.
- J’aurais quand même dû agir différemment, murmure enfin Malefoy. Je n’ai rien appris de mes erreurs, et c’est ça qui me tue le plus… Même après ce qui s’est passé avec l’armoire à disparaître, je me suis battu du mauvais côté. Je me suis battu contre Potter, Weasley et toi quand vous avez tenté de vous échapper de chez moi. Je me suis battu à la bataille de Poudlard. Bon sang, on a tous failli brûler vif dans cette Salle sur Demande, et Crabbe… Si seulement j’avais été moins con ! Si j’avais ouvert les yeux plus tôt ! J’aurais dû…
Hermione lui prend les mains pour le faire taire :
- Tu étais un enfant, articule-t-elle en s’assurant bien qu’il la regarde. Tu étais jeune, stupide, et tu avais peur. Toute ton enfance, tu as été élevé dans certaines valeurs, que tu as cru bon de défendre à l’adolescence. C’est seulement quand il a fallu mettre ces valeurs en application que tu t’es rendu compte qu’elles n’étaient peut-être pas les bonnes. Mais au moins, tu t’en es rendu compte, Drago ! Combien de personnes n’ont pas la force d’avoir une telle prise de conscience ? Combien l’ont mais choisissent de fermer les yeux et de s’en détourner ? Tu n’as pas fermé les yeux. Tu sais que tu as mal agi, que tes parents, Voldemort, et tous ceux qui les entouraient, avaient tort. Tu ne peux pas changer ce qu’il s’est passé, tu ne le pourras jamais. Mais au moins, tu peux avoir conscience de tes erreurs. Savoir que tu as changé, et que tu ne seras plus jamais la même personne. Que tu peux faire mieux, maintenant !
Malefoy reste stupéfait. Hermione lui lâche les mains, elle-même déroutée par l’ardeur qui a saisi son discours.
- Je ne crois pas que quelqu’un m’ait appelé Drago depuis des années, murmure-t-il enfin.
Elle ne s’en est même pas rendu compte. Le prénom s’est échappé tout seul de ses lèvres.
- J’ai un prénom moi aussi, tu sais, sourit-elle.
Malefoy acquiesce. Il est comme un boxeur mis K.O. sur un ring. Il n’a plus la volonté de se battre, pour l’instant. Un peu de la pensée d’Hermione est entrée en lui.
- Merci, dit-il enfin.
- Je t’en prie, répond-elle gravement. Je vais rentrer à l’hôpital faire analyser tout ça. En attendant… Prends soin de toi.
Tous deux savent ce qui se cache derrière ces mots, désormais. Lorsque Malefoy descend dans sa cave se coucher cette nuit-là, il trouve la pomme, abandonnée au bord de son matelas. Cette seule preuve du passage d’une autre personne, d’une attention portée à son égard, l’amène au bord des larmes.
Drago s’assoit sur le lit. Timidement, il croque dans la pomme, comme s’il avait peur qu’elle le morde en retour. « Pitié, pas de souffrance », semble prier sa conscience. Alors, l’espace d’une brève seconde, il la sent. La saveur fraiche, douce et sucrée, d’un fruit gorgé de vie. Une saveur presque oubliée.
Et il pleure dans la nuit.
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