Les mois s'écoulent : un, puis deux, puis trois. Curieux de voir à quel point le temps peut s'étirer, se diluer comme une goutte d'encre dans un verre d'eau, lorsque l'on attend quelque chose. Drago a la sensation que sa vie entière s'est mise sur pause. Il ressent le mouvement du monde autour de lui, mais lui reste bloqué dans cette torpeur absurde, un rythme lent qui lui est propre, qui englue son quotidien, et le coupe de tout.
A mesure que les semaines passent, Drago assiste à sa vie comme un spectateur étranger, de loin, à travers la vitre d'un aquarium. Il n'est pas sûr de savoir de quel côté de la vitre il se trouve, cependant. Ses sensations se perdent dans le marasme de son quotidien. Il n'est pas aussi malheureux qu'auparavant : il lui arrive encore d'entrevoir de la lumière, de temps à autre, lorsqu'il réalise qu'Hermione est vivante auprès de lui, qu'elle vit et que son cœur bat pour lui.
Mais cela ne dure jamais très longtemps. Irrémédiablement, ses pensées restent attirées par cette vérité unique : le meurtre de Narcissa, et elles absorbent tout le reste. Comme si son corps et son esprit étaient devenus trop opaques pour laisser passer quoi que ce soit d'autre. Ce n'est pas une vitre qui le sépare du monde : c'est une muraille de pierre, de fer et d'acier, qui s'élève plus haut que les frontières de son âme, et qui se referme sur lui, petit à petit.
Hermione maintient qu'il doit se montrer patient, alors c'est ce qu'il fait. Il attend. Comme il a toujours su si bien le faire. Peut-être que s'il n'avait pas attendu aussi longtemps pour confronter son père, le manoir, et toutes les vieilles peurs absurdes qui l'habitaient, sa mère serait encore en vie aujourd'hui. Peut-être que s'il n'avait pas attendu aussi longtemps, il n'aurait pas mis des années à apprendre sa mort, comme le fils indigne qu'il était...
Toutes ces années, il avait cru se punir, en s'imposant solitude et dégoût de lui-même, mais la vérité, c'est qu'il n'avait fait qu'attendre. Attendre quoi, exactement ? Que le châtiment divin s'abatte sur lui, puisque lui-même n'avait pas le courage de se l'infliger ? Qu'Hermione, ou n'importe qui d'autre, daigne venir le sauver ? Mais il n'y a plus rien à sauver. C'est trop tard, et depuis bien longtemps.
Drago n'a même plus le cœur de s'inquiéter de sa maladie. Il la sent rôder dans les recoins de son esprit, grignotant quelques parcelles de bonheur à droite à gauche, reculant devant le sourire d'Hermione, revenant aussitôt. C'est comme tenir sa main en équilibre au-dessus d'une flamme. Drago perçoit la chaleur le lécher, caresser ses doigts qui passent inlassablement à travers le foyer, jouant, entamant avec lui une danse mortelle. La douleur est sourde et supportable. Maintenue. Contrôlée. Mais tôt ou tard, une flamme s'élèvera plus haute que les autres, et alors... Il sera mordu.
Seule la pensée d'Hermione parvient à éveiller un peu de culpabilité en lui. Depuis le départ de ses parents, la jeune femme s'emploie à reprendre sa vie en mains. A l'hôpital, elle a pris le temps d'aérer son bureau, pour la première fois depuis des années. Elle a rangé ses affaires, trié ses dossiers, et a enfin accepté de reprendre de nouveaux patients. En parallèle, sur son temps libre, elle a commencé à consigner par écrit un nouveau protocole expérimental, afin de traiter les atteintes mémorielles similaires à celles de ses parents. Quelque chose qui pourrait enfin poser la piste d'un traitement pour Alzheimer, peut-être...
Les missives de ses parents continuent à arriver, à un rythme régulier, apportant avec elles un soulagement perceptible pour la jeune femme. La preuve que son père et sa mère n'ont véritablement pas l'intention de couper les ponts avec elle. Qu'ils se portent bien, et qu'ils entament enfin une nouvelle vie, grâce à elle...
Drago tente de la soutenir au mieux dans ce grand vide blanc et nouveau qui représente leur avenir. Mais ses efforts ne suffisent pas. Si Hermione est libre d'avancer, désormais, c'est lui qui reste enchaîné en arrière. Attiré par son passé. Comment envisager de construire un avenir avec Hermione, quand la vengeance et la maladie le dévorent ? Et comment peut-il infliger à la jeune femme cette nouvelle source d'inquiétude, si tôt après le départ de ses parents ?
Quelques fois, Drago se dit qu'il devrait juste partir. Rendre à Hermione sa liberté, défoncer la porte de Potter, lui voler le souvenir du meurtre de sa mère, et traquer à mort tous les responsables jusqu'à ce qu'il en crève lui-même.
Mais quelque chose le retient. Il attend. Il n'a jamais rien su faire d'autre. Sa lâcheté serait-elle donc plus forte que sa haine pour les meurtriers de sa mère ? Drago aimerait croire que c'est son amour pour Hermione qui le retient, mais il ne se connaît pas des intentions aussi pures. Non, c'est le doute, tout simplement, qui le cloue sur place comme un insecte sur une tête d'épingle. Chaque jour le rapproche un peu plus du point de rupture. Et ce jour-là ne fait pas exception.
– Vous effacez absolument toute trace du... du souvenir ?
Prenant une profonde inspiration, Drago se force à lever les yeux sur son premier client du jour. C'est un gamin, la vingtaine à peine passée, le visage ravagé par l'acné et suintant de graisse jusqu'à la racine de ses cheveux. Dès l'instant où il est entré dans sa boutique, Drago n'a ressenti pour lui que du dégoût, un dégoût qui ne le vise pas personnellement, mais qui traduit tout simplement la lassitude croissante qu'il éprouve pour son travail.
Malgré lui, les mots qu'Hermione lui a lancés un matin, des semaines plus tôt, restent ancrés en lui et résonnent : la certitude que ce qu'il fait n'est utile à personne. Que dans 90% des cas, il ne fait que camoufler les tares flétries du monde sorcier, comme un cataplasme posé sur une plaie purulente : il n'est là que pour cacher la misère. Dissimuler le mal, la honte, le péché et le vice, hors du regard des honnêtes gens, et surtout, hors de la conscience des coupables.
Du haut de sa puberté tardive, qu'est-ce que ce gamin peut bien avoir à se reprocher ? Des tendances perverses ? Des années d'humiliations publiques de la part de camarades plus ignobles que lui ? Une dépendance quelconque ?
Drago le dévisage, comme il a appris à dévisager les gens, et il voit sur lui de la pauvreté, une pauvreté ancrée dans tous les pores de sa peau, comme seule une pauvreté de naissance peut l'être. Avec la pauvreté vient le désert intellectuel, des prunelles trop souvent dilatées par toutes sortes de paradis artificiels pour échapper à la réalité, les neurones détruits qui s'ensuivent, la bêtise, et davantage de pauvreté. La vingtaine à peine passée, et on peut dire que ce gosse a déjà presque autant d'avenir que lui... C'est-à-dire très peu.
– Qu'avez-vous pu faire de si terrible ? se force à lui demander Drago. Le service que je propose est cher, et pas sans conséquences. Vous devez absolument être sûr de vouloir vous séparer de ce souvenir.
– Oh oui, je... j'en suis sûr, halète le garçon.
Les veines autour de ses tempes sont gonflées à bloc. Elles battent au rythme de son cœur, bien trop rapidement. Les vaisseaux sanguins de ses globes oculaires éclatent, colorant son regard de rouge. Depuis combien de temps ce gamin n'a-t-il pas dormi ?
A présent qu'il s'attarde un peu plus sur lui, la curiosité de Drago est piquée, malgré lui. Plus que la misère initiale qu'il a décelée en lui, il perçoit désormais également de la peur. De la faim. Et plus que de la fatigue : un épuisement véritable, aussi bien physique que mental. Une souffrance réelle, chez cet homme qui reste encore un enfant, et qui éveille en lui un mélange de méfiance et de compassion :
– Ecoutez, je ne suis pas là pour vous juger, lui assure Drago en tachant de prendre sa voix la plus apaisante. Mon établissement vous garantit la plus stricte confidentialité. Nous n'entretenons pas de relation avec la presse, ni avec le Ministère, ni avec le service des Aurors. Avec vous, votre secret sera bien gardé, jusqu'à sa disparition totale.
– Vous promettez ?
– Bien sûr. Comment auriez-vous entendu parler de moi sinon ? Si je trahissais ce que mes clients me confient chaque jour, je n'aurais plus beaucoup de travail, vous ne croyez pas ?
– Même si c'est illégal ?
Drago soupire. Malgré lui, sa patience est de nouveau mise à rude épreuve. Il faut dire que sa jauge déborde rapidement, ces temps-ci.
– Même si c'est illégal. Je vous l'ai dit, je ne suis pas là pour vous juger. Quoi que vous ayez fait, cela ne me regarde en aucune façon. Je suis là pour l'effacer.
– C'est que... j'ai déconné, vous comprenez ? Vraiment déconné. Et moi, à la base, je ne voulais pas, je n'étais qu'un gosse, vous comprenez ? Mais... Ils m'ont entraîné.
Drago commence à éprouver un soupçon de défiance à l'idée de ce qu'il s'apprête à regarder, mais il garde malgré tout son avis pour lui :
– Nous avons tous fait des choses dont nous ne sommes pas fiers pour nous rendre plus intelligents aux yeux des autres, glisse-t-il diplomatiquement. Pour s'intégrer.
« Certains d'entre nous sont même devenus des Mangemorts... », songe-t-il avec une pensée amère pour le tatouage de son avant-bras.
– Oui mais maintenant, je n'arrive plus à m'en débarrasser, rétorque le gamin, paniqué. Je nous revoie tout le temps, même en rêve... Même quand je suis éveillé.
– Ça passera.
Dans une ultime tentative de persuasion, Drago saisit sa plume pour inscrire le nom de son client sur son registre : c'est généralement le détail qui les fait basculer. Et Drago le voit, ce basculement : la décision est prise dans l'esprit de ce gamin, enfin, ça y est. Il va se débarrasser de ce poids qui pèse visiblement sur ses épaules depuis toutes ces années. Une culpabilité si lourde qu'elle ne peut cacher qu'un secret bien sordide, dont Drago deviendra le complice, une fois de plus...
La porte de la boutique tinte à cet instant. Drago relève les yeux par réflexe, et le gamin sursaute, comme s'il s'attendait lui aussi à ce que sa sentence le fauche à tout moment. Passée la surprise, le gamin se reprend et se détourne, mais pas Drago. Pour Drago, la surprise est trop forte. Car c'est Ron Weasley qui se tient dans l'encadrement de la porte.
Drago en laisse tomber sa plume, qui dépose une disgracieuse tâche noire en plein milieu de son registre. Ron Weasley. La dernière personne qu'il s'attendait un jour à voir débarquer dans sa boutique. Que peut-il bien faire ici ? A-t-il pété les plombs, ça y est ? A-t-il ruminé pendant des mois la liaison de son amour perdu avec un ancien Mangemort, attendant comme Drago que le bon moment – ce moment insaisissable et indéfinissable - ne se manifeste enfin pour lui, attendant, tout comme le client de Drago, que l'angoisse, la culpabilité et la haine ne deviennent trop insoutenables ?
Une chose est sûre : ce ne sont pas de bons sentiments qui animent Weasley alors qu'il se tient là, comme conscient de l'entrée fracassante qu'il vient de faire dans leurs vies à tous les deux, comme deux météores qui se croisent au milieu du vide intersidéral, et dont un seul pourra demeurer intact.
– Qu'est-ce que tu fais là ? s'entend demander Drago, dans un univers très loin de la réalité.
Il ne l'a pas dit sur un ton agressif. Il l'a dit simplement parce que c'était la première chose qui lui passait par la tête, et aussi la question la plus légitime qu'il est en droit de poser à cet instant précis. Face à lui, le gamin lève des yeux remplis d'incompréhension, inquiet du soudain manque d'intérêt de son interlocuteur, le doute profitant déjà de ce répit pour s'infiltrer à nouveau en lui.
Weasley ne se brusque pas face à son approche directe. Il reste quelques instants silencieux, comme si lui-même était encore trop sonné par son propre geste pour l'assumer pleinement. Il se décide néanmoins à entrer, laissant définitivement la rue et la pluie derrière lui :
– Est-ce que je peux te parler ? demande-t-il.
Son air est grave, mais pas hostile. Se pourrait-il qu'il ne soit pas la sanction divine tant attendue par Drago, finalement ?
S'accordant un bref instant de réflexion, le Serpentard finit par couler un regard ferme vers son futur client :
– Ne vous enfuyez pas, dit-il. Je reviens vers vous tout de suite. Attendez-moi là.
Le gamin le regarde partir, comme s'il était la dernière bouée pouvant le sauver de la noyade en pleine tourmente, mais sa nature passive l'empêche de protester. Drago fait signe à Weasley, qui le suit dans son arrière-boutique.
Une fois encore, c'est un sentiment plus qu'étrange, pour Drago. Sa boutique, et qui plus est son petit atelier coupé du monde extérieur, c'est un peu le cocon qu'il s'est construit pendant toutes ces années, pour s'isoler du passé, du présent, et surtout de l'avenir... Y faire pénétrer Weasley, un élément étranger qui a toujours représenté le conflit pour lui, témoigne d'une prise de risque surréaliste qu'il n'aurait jamais cru possible auparavant...
Sans compter que Weasley est Auror. S'il le voulait, il n'aurait qu'à claquer des doigts pour ouvrir une enquête sur la boutique de Drago, et décréter son commerce illégal. Mais si telles avaient été ses intentions aujourd'hui, sans doute ne serait-il pas venu seul...
En désespoir de cause, et pour se donner une contenance, Drago s'assoie dans son fauteuil de travail et invite Weasley à prendre place sur la chaise en face de lui. Celle qu'Hermione occupait, lorsqu'ils passaient en revue ensemble l'intégralité de ses souvenirs... Celle qu'Hermione occupait lorsque leurs sentiments se sont éveillés, inexorablement, petit à petit. Convoquant de toutes ses forces la discipline propre aux Malefoy, Drago chasse cette pensée de son esprit. A la place, il se concentre sur Weasley. C'est peut-être lui l'Auror, mais des années à observer les pires souvenirs des gens ont appris à Drago quelques petites choses sur la psychologie humaine...
L'Auror a l'air fatigué. Des cernes bleuâtres se détachent clairement sur sa peau translucide, dissimulant ses tâches de rousseur d'ordinaire si festives. Il a maigri, depuis la dernière fois que Drago l'a vu. Quand cela était-ce ? Malgré lui, il n'arrive plus à se souvenir que de cette soirée au bar, où ils avaient partagé un whisky Pur Feu, et où tous deux s'étaient surpris en dépassant les préconceptions qu'ils avaient l'un de l'autre... Drago s'était ouvert, réclamant le pardon auquel il aspirait depuis tant d'années sans oser se l'avouer. Weasley, lui, avait trouvé la grandeur de lui pardonner, et il avait lu en lui comme dans un livre ouvert, déchiffrant l'origine de sa maladie... Déjà à l'époque, leurs deux cœurs battaient à l'unisson pour une seule et même femme. Se ressemblaient-ils donc tant que cela, finalement, Weasley et lui ?
Etrangement, Drago ne trouve plus cette pensée aussi dérangeante qu'autrefois. Il s'est même surpris plusieurs fois à envier Weasley, depuis cette soirée au bar, et pas seulement à cause de son amour pour Hermione. Mais aussi pour sa droiture. La force qui se dégageait de lui malgré les épreuves, malgré la guerre. Weasley ressemble à ce genre d'hommes que la guerre a rendus plus grands, si une telle chose est possible. Comme s'il s'était drapé dans le manteau du malheur pour s'en faire une armure, laissant intacts son cœur et son âme, en dépit de tous les assauts que le mal pouvait tenter... Drago est loin de s'être montré aussi digne dans la souffrance, et même encore aujourd'hui, la simple présence de l'Auror en face de lui suffit à faire ressurgir ce mal-être.
Face à lui, Weasley a baissé les yeux sur son manteau détrempé. Il ne se résout pas à le regarder, et Drago ignore tout des pensées qui peuvent bien lui traverser l'esprit. Que redoute-t-il, exactement ? Craint-il qu'en relevant les yeux sur lui, il puisse tout à coup s'imaginer les mains de Drago parcourir le corps d'Hermione, ses lèvres embrasser sa bouche, et leurs deux corps s'unir jusqu'à l'épuisement ?
Malgré lui, Drago rougit, de gêne et de culpabilité mêlées, avec toutefois la terrible satisfaction de savoir Hermione sienne, désormais.
– J'ai beaucoup hésité à venir, finit par déclarer Weasley, d'une voix rauque et cassée, comme s'il avait crié des heures sous la pluie.
L'espace d'un instant, il semble si bouleversé que Drago se demande s'il a bu, mais aucune odeur d'alcool ne se dégage de lui.
– Il le fallait, pourtant... Je ne vois pas de meilleure conclusion logique à tout ceci.
– Weasley, et si tu m'expliquais tout depuis le début ? suggère Drago en tachant d'y mettre toute la douceur possible. Je ne comprends pas ce que tu me dis.
Weasley se tord d'un rictus. Secoue la tête. Il se masse les yeux lentement, inspire à fond, puis affronte enfin Drago dans les yeux :
– Je me suis aveuglé, dit-il très lentement. Pendant toutes ces années, je me suis menti à moi-même.
– A propos de quoi ?
– A ton avis ?
Hermione. Il ne peut s'agir que d'Hermione. Sinon pourquoi Ron Weasley serait-il venu ainsi frapper à l'improviste à sa porte ? Drago pensait que Weasley avait changé, qu'il pouvait encaisser le départ d'Hermione avec lui sans causer de scandale, mais visiblement... L'heure de la vengeance a sonné dans le cœur du jeune homme.
– Pendant toutes ces années, je me suis convaincu qu'elle reviendrait vers moi, reprend soudain l'Auror, mortellement sérieux. Je croyais, je ne sais pas... Je croyais que nous deux, c'était pour la vie, tout simplement. Que rien ne viendrait jamais nous séparer. Et surtout, personne. Je n'imaginais pas Hermione tomber amoureuse de quelqu'un d'autre, tout comme je ne m'imaginais pas... Je ne m'imagine pas, tomber amoureux de quelqu'un d'autre.
Le cœur de Drago se serre malgré lui. Les secondes passent, et en dépit de son discours, il ne perçoit toujours pas d'hostilité dans l'attitude de Weasley. Tout ce qu'il a sous les yeux, c'est un homme bien et triste à mourir, et savoir qu'il participe de son malheur le plonge dans un profond malaise. Comme s'il avait besoin de ça...
– Ecoute, Weasley..., se risque-t-il. Ron. Je ne sais pas ce qu'Hermione t'a dit exactement, mais je suppose qu'elle t'a expliqué à quel point... Elle était désolée. Et je le suis aussi. Sincèrement.
Devant l’œil bleu et fixe de Weasley qui ne cille pas, Drago rassemble son courage :
– Je sais que tu pourrais être tenté de ne pas me croire. Je sais que tu pourrais me foutre ton poing dans la gueule, là, tout de suite, et tu en aurais le droit. On peut faire ça, si c'est ce que tu veux, mais... Je t'assure que je n'ai jamais voulu te faire de mal. Surtout après... Surtout après ce que tu m'as dit au bar.
Weasley baisse la tête. Il a l'air sur le point de s'effondrer en larmes, d'un instant à l'autre. Lui qui arborait en entrant sa large carrure d'Auror, il semble désormais aussi fragile qu'une carcasse de verre. Un seul geste de Drago, et il tomberait en poussière.
– Je ne te veux pas de mal non plus, dit-il au bout d'un long, très long moment.
Sa voix est si étouffée que Drago n'est pas sûr de l'avoir entendu. Mais Weasley se redresse pour répéter :
– Je ne te veux pas de mal. Je ne pense pas non plus que tu le mérites. Je sais qu'Hermione ne se serait pas entichée de quelqu'un de mauvais. Le Malefoy que j'ai connu n'en aurait rien eu à faire de ce que j'ai dit dans ce bar. Il n'en aurait rien eu à faire... de Fred.
Le silence tombe à nouveau entre eux, différent, et Drago éprouve la désagréable sensation de ne pas savoir déchiffrer l'ambiance qui les entoure. Sont-ils ennemis ? Rivaux ? Amis ? Il éprouve l'inexplicable envie de serrer Weasley dans ses bras pour le consoler, pour chasser ne serait-ce qu'un tout petit peu de cette souffrance dont il est la cause, mais le seul fait de l'imaginer lui semble grotesque. Qui voudrait être consolé par l'amant de son ex-petite amie ? Et qui serait-il pour consoler qui que ce soit, lui qui passe déjà les trois quarts de son temps à lutter pour garder la tête hors de l'eau ?
Alors, à défaut d'autre chose, Drago lève une main timide et presse l'épaule de Weasley, comme lui-même l'avait fait dans ce bar, des semaines plus tôt :
– Je suis désolé que les choses se soient passées comme ça entre nous. J'aurais préféré de meilleures circonstances. Mais je crois aussi qu'Hermione... avait raison à propos de toi. Tu peux t'en sortir. Tu l'as déjà fait. Tu as vécu sans elle pendant trois ans. Et je ne dis pas ça pour me débarrasser de toi, crois-moi. Je sais bien que ça n'a rien de facile, mais... Tu peux le faire. Tu peux te reconstruire.
Weasley se fend d'un rictus :
– Toi, tu le pourrais ?
Drago secoue la tête :
– Je n'ai rien en commun avec toi. Je n'ai pas la même force. Sans Hermione, je serais déjà mort aujourd'hui, et même avec elle... Je n'ai même pas la décence d'essayer d'aller mieux.
Weasley le dévisage, prenant sans doute note à son tour des angoisses qui marquent son visage :
– Tu ne devrais pas la rendre malheureuse, dit-il simplement.
– Je sais. Je n'y arrive pas. C'est dur, quand on n'est pas heureux soi-même. Je sais que tu dois me prendre pour un connard égoïste en m'entendant dire ça, mais... La vie n'est pas toujours aussi simple qu'on le voudrait. Hermione me rend heureux. Mais elle n'efface pas ce qui dort au fond de moi pour autant.
– C'est la même chose pour moi, rétorque aussitôt Weasley. Sauf que moi... J'ai peut-être une chance de l'effacer.
L'Auror plonge son regard dans celui de Drago en disant cela, plus intensément que jamais, et Drago met quelques secondes à réaliser ce que Weasley veut dire. Ce qu'il veut vraiment lui dire.
– Tu n'es pas sérieux ? s'exclame-t-il en se reculant brusquement dans son fauteuil.
– Je suis on ne peut plus sérieux. Je n'ai jamais été aussi sérieux de toute ma vie.
– Tu ne peux pas réellement vouloir ça, c'est complètement fou...
– Et pourquoi pas ? Tu passes ton temps à effacer les souvenirs de gens qui n'arrivent plus à se regarder en face, pas vrai ? Ceux qui ont trop honte pour assumer leurs erreurs, les criminels à la petite semaine, les adultères du dimanche ? Et tu voudrais me refuser ça à moi ?
– Tu n'es rien de tout cela...
– Justement ! Ma souffrance est légitime, bordel de merde ! Et j'en ai marre de la porter.
Weasley se relève d'un coup, échauffé, et il toise Drago de toute sa stature :
– Tu m'as volé la femme que j'aimais. Peu importe ce que nous pouvons penser l'un de l'autre, peu importe ce qu'Hermione et moi serions devenus si tu n'étais pas revenu dans sa vie, le fait est là : tu es avec elle, et je suis sans rien. Tu me dois cette faveur. Je veux l'oublier.
– Weasley...
Totalement pris de court, Drago se force à réfléchir le plus rapidement possible :
– Weasley, si toutes les peines de cœur se réglaient de cette manière, il n'y aurait plus que des amnésiques sur Terre.
– Ne te fous pas de moi ! Ce n'est pas un caprice de ma part, d'accord ? J'ai essayé. J'ai vraiment essayé. Ça fait des mois, et j'en suis toujours malade comme un chien. Et je sais, je sais, que je ne trouverai jamais plus quelqu'un comme elle. Que je n'aimerai plus jamais comme je l'ai aimée elle.
– Tu n'en sais rien.
– Mais si, je le sais. Et tu le sais aussi. Si Hermione te quittait demain, peu importe la raison, et que je te disais que tu trouverais quelqu'un d'autre un jour, quelqu'un que tu aimerais autant, est-ce que tu me croirais ?
– C'est votre rupture qui parle. Pour toi, c'est encore trop récent... Tu dois encore faire ton deuil de cette relation, c'est évident. Mais oui.
Drago inspire profondément :
– Oui, je crois qu'il est possible de se remettre de la perte d'un tel amour. Je crois qu'il est possible d'aimer à nouveau. Et puisque tu me poses la question personnellement, je crois... Que je serais trop instable pour survivre à un truc pareil.
Il émet un petit rire nerveux en disant cela, mais ne s'y attarde pas :
– Mais je crois aussi que toi, tu peux le faire. C'est ce qu'Hermione voudrait.
– C'est ce que je veux aussi. Mais pour cela, je dois l'oublier, Malefoy. Drago.
Weasley se rassoie, rapproche sa chaise de la sienne, et le force à l'affronter dans les yeux :
– Elle est l'amour de ma vie. Est-ce que tu peux comprendre ça ? A côté d'elle, toutes les autres paraissent pâles et sans goût. A côté d'elle, je ne vois plus que des coquilles vides, des enveloppes superficielles et sans intérêt, de la bêtise, du vide. Elle est trop parfaite, tu comprends ça ? Elle était trop parfaite pour moi. Elle m'a rendu insensible à quoi que ce soit d'autre, et en son absence, désormais, plus rien n'a de saveur. Comment veux-tu que je puisse être heureux un jour, alors que je suis hanté par un tel souvenir depuis si longtemps ? Elle est ancrée en moi désormais. Elle fait partie de moi, et je ne pourrai être heureux à nouveau avec quelqu'un d'autre que lorsque... lorsqu'elle cessera d'absorber tout ce qu'il y a en moi. Mon bonheur. Mes pensées. Lorsqu'elle me laissera redevenir moi-même, à nouveau.
Drago se tait. Il ne s'attendait pas à une telle tirade, et chacun des mots de Weasley résonne en lui avec une acuité douloureuse. Ce désert sensoriel qu'il transporte en lui depuis toutes ces années, viendrait-il, par la pire des malédictions possibles, de le transmettre à quelqu'un d'autre ? Les mots s'échappent de lui sans qu'il puisse les retenir :
– Weasley, murmure-t-il... Je comprends ce que tu ressens. Je le comprends vraiment. Je ressens la même chose pour ma mère. Sa mort me terrasse chaque jour, et avec elle, la culpabilité de l'avoir laissée derrière moi trop longtemps... Mais je sais aussi que pour rien au monde, pas même si cela pouvait me soulager de cette souffrance, je ne souhaiterais oublier son existence. Et si Hermione venait à me quitter comme tu l'as suggéré, eh bien, je suppose que je serais dévasté, mais... Je ne voudrais pas non plus l'oublier. Parce qu'elle a enrichi ma vie, d'une manière que je n'aurais jamais cru possible. Que je n'aurais jamais pu imaginer. Si tout ce que tu m'as décris à propos d'elle est vrai, eh bien, je serais reconnaissant d'avoir connu un tel amour et une telle beauté sur cette Terre. Je ne serais pas le même aujourd'hui si elle n'avait pas fait partie de ma vie, et je n'échangerais pas cela, même contre un cœur intact... Tout ce qu'elle m'a apporté vaut infiniment plus que la peine que cela pourrait m'infliger.
C'est au tour de Weasley de garder le silence. Est-il ému ? Drago est-il parvenu à le toucher avec ces paroles, un peu trop personnelles pour lui être bénéfiques ? Drago, en tout cas, sent chaque mot s'écouler de lui comme du sang, et il espère de tout cœur que Weasley s'en nourrira pour reprendre courage.
– J'ai essayé, répète finalement l'Auror au bout d'un long, très long moment. J'ai essayé, mais pour moi, je crois que le compte n'y est pas. La peine pèse plus lourd que tout le reste... Je veux la laisser derrière moi.
Drago secoue la tête :
– Tu ne peux pas me demander ça à moi. Non mais qu'est-ce que tu t'imagines exactement ? A ton avis, qu'est-ce qu'Hermione dira si je lui apprends que j'ai effacé tous tes souvenirs d'elle, à ta demande ?
Weasley hausse les épaules, cyniques :
– Oui je sais, c'est assez ironique, comme situation. C'est peut-être un peu volontaire de ma part, malgré tout... De te placer dans ce rôle. Mais tu me dois ça, Malefoy. Et si Hermione n'est pas capable de comprendre ça, eh bien elle me le doit aussi. C'est tout ce que je demande, pour m'avoir quitté. Qu'elle me laisse partir pour de bon. Définitivement.
– Mais enfin, je ne pourrai jamais effacer tous tes souvenirs d'elle ! C'est impossible ! Vous vous connaissez depuis l'enfance, et vous avez vécu des choses ensemble qui...
– Je ne veux pas l'oublier complètement. Je veux juste oublier que je l'ai aimée. Oublier que je l'ai tenue dans mes bras un jour, que je l'ai embrassée, que j'ai rêvé de l'épouser... Fais de nous des amis, c'est tout. Qu'elle puisse rester dans ma vie. Mais rien de plus.
Drago est à court d'arguments. Formulée ainsi à haute voix, cette demande le tétanise, comme si chaque parole de Weasley venait se fracasser sur son crâne à coups de marteau. Il est incapable de bouger, incapable de penser. C'est son corps qui le force à se relever par automatisme :
– Je ne ferai pas ça, dit-il très lentement. Je suis désolé pour toi. Mais je ne peux pas, vraiment... Je ne peux pas te faire ça à toi. Et je ne peux pas le faire à Hermione.
– Hermione n'a rien...
– Si, au contraire. C'est aussi pour la blesser que tu veux faire ça. Ose le nier. Et c'est pour me blesser aussi à travers elle. En me rendant complice de cet abandon...
– Ça ne te dérange pas trop d'être le complice des autres, d'habitude.
– Non. En effet...
Et, sans chercher à se défendre, Drago abandonne tout simplement Weasley dans son bureau. Il revient à son comptoir, retrouvant le gamin qui l'attend, avec ses grands yeux remplis de fantômes. Drago avait complètement oublié son existence :
– Alors, vous vous êtes décidé ? demande-t-il, dans un état second.
– Oui, articule le gosse en déglutissant. Voilà le souvenir.
Il tend à Drago sa baguette, où un petit filament torturé se débat, dans l'attente de son propriétaire. Drago l'attrape machinalement au bout de sa propre baguette et le dépose dans la petite Pensine qui orne son comptoir :
– Quel genre de modifications désirez-vous exactement ? s'enquiert-il.
Derrière lui, il entend Weasley entamer les cents pas, visiblement guère décidé à partir :
– Nous n'avons pas terminé, Malefoy ! S'écrit-il depuis l'autre pièce. Je reste ici jusqu'à ce que tu te décides à m'écouter !
– Je veux tout oublier, bredouille le gamin en jetant des regards nerveux vers l'arrière-boutique. Oublier que je suis jamais allé là-bas, oublier ce qu'il s'est passé, et toutes mes nuits de cauchemar ensuite... Je veux tout oublier.
– Tu ne pourras pas te cacher éternellement derrière ce comptoir ! profère la voix de l'Auror à qui veut l'entendre
Drago ferme les yeux. Entendant Weasley revenir vers eux, il indique rapidement au gamin :
– Je vais jeter un petit coup d’œil. Juste pour juger de l'étendue du travail. Après, nous pourrons discuter du prix, et tout sera réglé.
– Très bien...
Weasley déboule dans la boutique, prêt à en découdre à nouveau, et Drago plonge dans la Pensine.
L'obscurité s'abat sur lui. L'espace de quelques secondes, la panique et le souvenir de sa discussion avec Weasley se mélangent en lui pour former un tourbillon, un brouhaha tonitruant qui se mélange à l'atmosphère qui s'impose alentour. Mais rapidement, le souvenir prend le dessus ; alors, Drago réalise, stupéfait, qu'il connaît l'endroit où il se trouve. C'est le salon du manoir Malefoy.
Il fait nuit. Le clair de Lune pénètre par les vitres cassées barrées de lattes de bois. Trois jeunes hommes s'activent autour de lui, fouillant les tiroirs des commodes défoncées, traçant des inscriptions grotesques sur les murs du bout de leurs baguettes, sans chercher à dissimuler leur présence. Il ne leur faut pas longtemps pour envahir les étages, grouillant comme la peste, saccageant tout ce qu'ils trouvent à défaut d'y déceler de la valeur, profanant chaque pièce, chaque mur de sigles infâmes.
Lucius n'avait pas menti : il ne les a pas entendus. Totalement abasourdi, Drago observe les trois sorciers se jeter dans la chambre de ses parents avec des cris de bête, reconnaissant aussitôt les habitants du Manoir. La baguette de Lucius n'est pas à sa portée : ils le projettent au sol comme une poupée de chiffons et le battent, les cris du vieil homme étouffés par leurs rires, les coups pleuvent à mesure que leur humeur s'échauffe...
A partir de là, c'est la spirale. L'un des hommes aperçoit Narcissa étendue dans son lit, trop faible pour réagir. C'est le gamin qui est venu voir Drago aujourd'hui. Ses deux compères accourent aussitôt et tentent de faire réagir leur nouvelle victime : tirant ses cheveux, déchirant ses vêtements, mais les faibles protestations de la mère de Drago ne les satisfont pas. L'un d'eux suggère alors d'utiliser leurs baguettes, et ses lèvres forment le mot « Doloris ».
Drago les voit. Tout est d'une clarté limpide. Un souvenir de première main. Le gamin se recule, de la terreur et de l'incertitude sur son visage, mais les deux autres, eux, ne reculent pas. Ils lèvent leurs baguettes dans un hurlement mêlé, un hurlement qui ne s'arrête jamais, un hurlement qu'aucune gorge humaine ne devrait jamais être capable de prononcer dans une vie. Il transperce Drago de part en part comme une lame et y déchire tout ce qu'il trouve. Une toile d'araignée emportée par le vent. Il ne reste plus que le vide, le vide que ce hurlement peut remplir.
Une secousse brutale tire Drago de la Pensine. Il suffoque. Il a vaguement le temps de reconnaître Weasley, qui l'a sans doute sorti de la Pensine pour le pousser à le confronter, mais Drago le repousse sans aucun ménagement. Weasley s'effondre contre le mur du fond, trop choqué pour répliquer. Drago n'en a rien à foutre. Son regard trouve et verrouille celui du gamin. Quelque chose a changé, le gosse s'en rend compte aussitôt. L'épouvante envahit ses traits. C'est la terreur d'un petit enfant, qui aurait peur de se faire engueuler par ses parents pour une bêtise un peu plus grosse que les autres.
– Vous aviez dit que vous ne me jugeriez pas..., proteste-t-il en levant ses mains devant lui.
Drago ne cherche même pas à lui répondre. Il ne cherche même pas à lui expliquer qui il est, ni ce qu'il vient de lui montrer. Il ne pense pas à Hermione, ni à lui-même, ni à cet Auror assis par terre à deux mètres de lui. Non. Drago agrippe sa baguette, la braque sur le gosse, et il articule simplement :
– Avada Kedavra.
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