Sarah, le sang aux poings, regarde Anna sourire tandis qu'une rage froide incendie ses membres et son indécente beauté. Mais rien ne peut arrêter le feu, l'ouragan, ni la tulle ni les convenances. La vengeance est le maître-mot. Dans l'Upper East Side, tous les coups sont permis, manigances et poignards dans le dos, sexe et diamants à l'appui. Mais aucune peste ne vaut Sarah,et alors que, perchée sur ses Louboutin, elle tourne les talons, secouant ses cheveux ébène d'un air hautain, un plan se forme déjà dans son esprit.
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Elle le sait, elle l'aura, son mariage. Maintenant qu'il est là, sous ses yeux, désespérément avorté, elle ne l'en désire que plus. Cette garce blonde ne sera pas la Mariée à sa place. Parce que toute Sarah qu'elle soit, reine des neiges au cœur glacé d'une souffrance inique, elle le veut, ce minuscule éclat de bonheur noyé dans un bain de gloire. L'illusion d'un jour qui lui serait dédié, à elle et à un amour sincère et partagé. Sarah secoue la tête. Elle se demande d'où lui viennent ces aberrations, hausse les épaules, tourne les talons.
Clac-clac, font ses chaussures.
Clac-clac, fait le cadenas en se refermant sur son cœur.
Jamais elle ne saignera.
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James, pour une fois, ne vagabonde pas au gré de sa mélancolie princière. Au contraire, immobile, il se concentre sur son reflet. Dans la glace, un homme ne lui sourit pas, bien trop occupé à se faire ajuster son smoking crème par de multiples ouvriers de chez Paul Smith. Il passe la main dans ses cheveux. C'est un geste habituel chez lui, il se dégage la vue sur le monde et l'emprise qu'il a sur lui. Enfin. Comme toujours, ses cheveux retombent souplement, dissimulant ses yeux vert d'eau. Sa beauté a quelque chose de tranchant malgré son indolence.
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Sarah attend son heure. Et elle viendra, oh oui, plus tôt que prévu, elle en est sûre. En attendant, dans les bras d'Edward qu'elle embrasse à pleine bouche depuis le début de l'après-midi, la jeune impératrice de Manhattan se détend. Pourquoi ne pas passer un peu de temps au spa, quand cet imbécile riche, beau, et -oh combien!- dénué de neurones se lassera de son corps parfait? Ce n'est pas que ce ne soit pas agréable, mais ce serait encore mieux si il prenait le peine de ne serait-ce qu'augmenter le niveau intellectuel de la conversation quasi-inexistante, histoire d'essayer de rentrer dans l'une des universités de l'Ivy League sans l'aide de Papa-Maman pleins aux as.
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Ils sont ainsi deux à s'ennuyer ferme dans les bras de leur conjoint/conjointe, James se retient de s'endormir, alors que la jolie fille dont il ne se rappelle plus le nom -pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé- lui raconte en long et en large sa vie mortellement inintéressante. Un Martini pour faire descendre cette conversation indigeste? Oui, pourquoi pas...
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-Maman.
Katarina ne prend pas la peine de lever les yeux de son livre.
-Oui, ma chérie?
-Maman.
Surprise par le ton inhabituellement posé que sa fille emploie, l'actrice redresse la tête.
-Quand est mon anniversaire, Maman?
La femme, gênée, baisse le regard et semble réfléchir quelques instants.
-Je ne sais pas, Octobre, par là?
Sa fille lui répond d'un ton sarcastique.
-Bravo, il y a au moins une lettre en commun...
La porte de la chambre se referme doucement, à l'image de la propriétaire de la chambre que la douleur de cette conversation enferme dans un cocon d'amertume.
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Katarina Foch ne dit rien. Elle n'essaie pas de retenir son enfant. Elle reste là assise en silence quelques instants, les lunettes sur le nez et les yeux songeurs. Elle paraît pensive, méditant sur ce qu'elle fait subir à sa famille. Sa seule famille. Mais une porte se ferme dans son esprit, tout redevient noir, l'artiste replonge dans son livre sans remords. Alors qu'elle tourne la page, on peut apercevoir le titre: Oliver Hood, Golden Prince. L'homme sur la photo sourit, le bras refermé autour de l'épaule de sa femme. La même femme que celle qui lit dans ce fauteuil, dix ans plus tôt.
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Juste avant de refermer la porte, alors que sa mère, atone, reste inerte dans son fauteuil, Sarah crie, du haut de l'escalier:
-Je suis née en Avril, Maman! Tu le sauras, pour la prochaine fois!
Elle se plaque sur le mur de sa chambre, des larmes plein les joues.
-Le 17 avril 1992...
La femme en bas ne bouge pas.
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Sarah pleure sans bruit, le visage enfoncé dans sa couverture jaune pâle. C'est une couleur apaisante, lumineuse, et alors que la jeune fille, les yeux enfin secs, la contemple à s'en brûler les pupilles, elle ne peut rien voir d'autre qu'eux. Eux. Sa mère riant aux éclats, accrochée à son père, et elle traînant à leurs pieds, petit animal qu'ils oublient parfois dans leur bonheur mais qui en fait partie intégrante. Ils courent dans le magasin et quand Sarah pointe son doigt sur cette couette, ils se tournent vers elle et la félicitent pour son choix. Ils l'embrassent. Rien ne compte plus que ce souvenir qu'elle voudrait pouvoir garder, recueillir au creux de ses doigts comme un feu mourant, et ranimer, faire revivre cette joie si folle mais qui pourtant a été vivante. Ils ne se plaindront pas de ce qu'elle est devenue. C'est leur faute. Sarah s'installe dans le miroir et se remet un peu de fond de teint Perfect de Chanel. C'est leur faute. Sa faute.
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James se prépare tranquillement pour le Fashion Show, prêt pour ce festin de beauté. Il remet sa mèche rebelle derrière son oreille, mais elle retombe libre. Le coin de sa bouche se relève légèrement dans le miroir. Il a l'habitude. Il serpente dans un des couloirs de l'immense qu'il habite seul. Son père vit en Chine avec sa nouvelle femme. James passe les voir parfois, le temps d'un aller-retour furtif, et il les aime bien, d'ailleurs, avec une indifférence joviale. Ils ne sont pas sa famille, ces gens aimables qui vivent au 24ème étage dans un palace à Pékin. Il ne les connaît pas. Plus.
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Le jeune garçon passe dans la cuisine que les domestiques ont désertée en cette heure tardive de l'après-midi, et compose un plateau-repas sommaire, composé de fruits, de chocolat, et d'un reste de soupe à la dinde auquel il ajoute une tartine de caviar. Il porte son plateau jusqu'à la porte aux dorures de la deuxième aile, celle qu'il a fait mettre en travaux. Il le pose le temps de sortir de sa poche une petite clé en laiton qu'il introduit dans la serrure. En s'ouvrant, la porte fait un petit ''clic'' métallique. James se rappelle mentalement de signaler cela au serrurier. Il monte les escaliers avec le récipient en argent, et passe le seuil d'une pièce aux tentures colorées. Quelques paroles étouffées traversent la paroi, puis l'adolescent ressort, délesté de son plateau, une impression de grande lassitude mêlée de joie triste sur ses traits. Il remet en place le cadenas qui ferme la pièce, et repart. On dirait que The King ne vit pas si seul, finalement...
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Sarah, dans les coulisses du défilé, tend ses ongles à un jeune employée en blouse blanche. Celle-ci lui vernit les ongles en mauve clair, passe le relai à une maquilleuse puis à une coiffeuse qui la transforment. Une habilleuse vient la chercher et lui montre les vêtements qu'elle doit porter. C'est une robe tout en perles mauve pailletée d'or, cousue sur des sous-vêtements en dentelle couleur chair. Un diadème ceint le front de la jeune modèle, fait d'or, d'améthyste et d'un unique pierre de jade ovale au centre. Un voile lui aussi perlé retient ses cheveux, inspiré sans doute des grandes dames du Moyen Age et de la Renaissance. Et toute cette beauté fragile, torturée, cette cascade de perles montée sur cette jeune fleur malade, tout cet attirail prêt à tomber se tient en équilibre sur deux chaussures, deux escarpins immenses et énergiques, deux bouts de métal doré qui tranchent sur l'ensemble de ce tableau imparfait et touchant. Ils ont les talons en forme de gouttes, de grosses gouttes de pluie ou bien de sueur, lourdes, grasses. Dures. Et le tout forme une statue mouvante, une égérie sortie d'époques mêlées, une fée ou bien un ange, bref une créature fantastique et improbable.
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James pénètre dans la salle. Il s'assied, il regrette de ne pouvoir assister à la préparation des mannequins. Il a vu ce rituel une fois, avec sa mère, et a été fasciné par ce ballet de pinceaux et de formes, par cette somptuosité, par l'odeur même qui se dégage de ce lieu. L'atmosphère malade d'un monde au-delà de toute norme, où la folie se transforme en beauté. James rêve. Mais ce n'est pas la première fois. Il farfouille distraitement dans le petit sac qu'il a posé sur la chaise d'à côté et qu'il avait auparavant enlevé de la sienne. Il y trouve divers objets féminins, dont un parfum de Marc Jacobs, Daisy. Le flacon est surmonté de deux fleurs jaunes découpées grossièrement dans le métal, qui donnent un côté enfantin au parfum. Le jeune homme enlève le bouchon et respire. Mmmm... La nostalgie le saisit, lui qui pourtant y est si peu enclin, en sentant cette odeur de violette et de muscs, cette odeur assez classique il faut le dire, cette odeur que pourtant il n'a jamais senti auparavant. Ce doit être l'automne. Oui, les feuilles tombent, la mélancolie... James a déjà oublié. Les lumières s'éteignent, éclairent le podium.
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On ne donne que quelques minutes à la jeune fille pour se regarder. Dans le verre du miroir, elle ne voit rien, juste cette étrangère qui la regarde, et elle sent que quelque chose dans ces yeux lui appartient. Quelque chose qu'il faudra retrouver, faire remonter à la surface, aussi dur que cela puisse être. Quelque chose qui lui appartient, qui la rend humaine. Quelque chose, mais quoi?
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C'est l'heure. Sarah est l'une des premières mannequins; elle passe troisième. Elle n'a pas le trac. C'est son univers, et d'une certaine façon, cela ne changera rien. On le regardera peut-être, quoi, un peu plus. Et encore. On lui signifie d'un coup de tête qu'il faut y aller. Elle s'avance. Les spotlights ne l'éblouissent pas. Elle marche de son pas calme, le bassin en avant, dans son attitude délicieusement snob, la menton haut. Arrivée au bout de l'allée, elle prend le temps de jauger l'assemblée, sans baisser les yeux. Elle tourne, place sa main sur sa hanche, voit quelques personnes noter des choses sur leurs carnets. Elle ne sourit pas. Mais elle se sent bien. Pour un temps, une mesure de gloire à peine plus aigüe que les autres, elle oublie ses instincts de vengeance. Elle se sent apaisée et vide en même temps. Son corps ondoie dans la robe chatoyante, projetant des éclats de lumière dans la salle. Ses paupières soulignées d'une grande envolée de doré et de noir font d'elle l'actrice de la salle, la projection surréaliste de cette minute. Sarah se sent comme... envolée.
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Et voilà une autre de ces déesses qui sort des coulisses, le visage fardé, la démarche droite, sans sourire. Seulement cette magnificence collée au corps et qui dépasse toute mesure. Un instant, un seul instant, son regard se pose sur James et il reconnaît, il la reconnaît. C'est elle, dominant le monde du haut de son estrade, c'est elle. Sarah.
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Une sorte de vertige atteint le jeune homme. Dans cette atmosphère chaude et posée, saturée d'odeur humaine, une certitude s'ancre dans son cerveau, une de ces certitudes qu'ont les adolescents en mal d'amour, un minuscule embryon d'affection noyé sous des litres de prétention. Je l'aurais. Il l'aura. Il le sait. Sa proie s'en va comme pour le narguer, elle serpente le long de l'allée. La fête est finie, boy. Et il s'en va.
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Sarah court entre les tringles chargées de vêtements somptueux, toujours vêtue de son costume de marionette qu'on croit duper. Il lui colle au corps. Mais ce qu'elle veut, c'est une housse couleur chair, une grande housse qui contient un rêve qu'elle voudrait faire plus qu'effleurer. La voilà. La jeune femme la saisit religieusement entre ses doigts et disparaît.
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-Mais elle était là! J'en suis sûre!
La jeune assistante d'Anna Pavlova, tremblante d'expectative, assure d'une petite voix que la robe n'a pas bougé depuis que Mademoiselle Pavlova elle-même l'a posée. Shaï les rejoint, et, le regard glacial, intime l'employée au silence. Un silence incomfortable s'étend sur le petit groupe. Le regard de Shaï scintille comme un diamant prêt à découper une pièce d'acier. Soudain, une clameur les atteint, diffuse. Elles entrouvrent le rideau rouge qui tombe à leurs pieds. Elles regardent. Et elles voient.
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Sarah virevolte sous les applaudissements, la tête penchée, toujours perchée sur ses talons interminables. Près de sa gorge, elle tient le bouquet de roses comme pour se protéger. Une épine lui érafle la gorge. Une seule goutte de sang dévale sa poitrine et tombe dans son corsage. Une perle écarlate. Vengeance. Dans sa bouche résonne une saveur diffuse, entre la satisfaction et l'amertume. Son mariage. Les gens se lèvent, la contemplent, elle, l'incarnation de leurs plus grands désirs. Pauvres mortels. A travers le rideau, la jeune étoile accroche les éclairs de Shaï. Elle lui sourit. Qui sème la tempête récolte l'ouragan. Une fraction de seconde, elle remarque que le siège devant elle est vide, le siège de James. Elle se demande pourquoi il est venu, d'ailleurs. Un sentiment lui irrite l'âme. Pourquoi est-elle déçue qu'il ne soit pas resté jusqu'à la fin? Enfin, peu importe.
Elle se retourne.
Disparaît dans les coulisses, fée légère, éphémère apparition.
Une pétale s'échappe de son bouquet.
Se pose sur une chaise vide.
Doucement.
Laisse une odeur couleur passion.
Rouge sang.
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