Son instant de perfection lui a été volé. Est-ce que quelqu'un sait quel mal cela peut faire à l'orgueuil, cette beauté, ce rêve qui s'échappe? La petite Sarah a dérobé un trésor. Shaï agite douloureusement ses cils pour ne pas pleurer, papillonne de rage contenue. La petite assistante regarde la nouvelle étoile défiler avec une joie mal dissimulée, heureuse dans sa cruauté d'enfant de voir écrasé l'orgueuil de celle qui l'humilie à chaque instant. Et elle croit que Sarah est différente. Elle la prend pour une héroïne. Quelle naïveté.
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Shaï tourne son visage de glace vers Anna. Elle désigne la jeune fille qui lui a apporté la nouvelle de sa déchéance et fait un geste de la main. Un geste sec, un geste qui veut dire que personne ne se souviendra d'elle. Bouffée par les loups. Et elle s'en va. Elle tourne le dos à sa cuisante défaite. Elle se fond dans les ombres, nouvelle vassale du royaume de la Vengeance. Anne regarde la petite assistante dans les yeux. Elle range ses affaires, lentement, tourne les talons sans un mot. Elle pose sa main sur la poignée de la porte.
-Vous pouvez débarrasser votre bureau.
La porte se referme sans bruit.
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Le triomphe. Sarah le sent dans ses veines couler comme de l'or fondu, douloureux et grandiose à la fois. Ivre de son succès inespéré, la jeune fille slalome dans les rues de New York, entre sans s'en rendre compte dans le Club 416, le nouveau repaire des poules aux œufs d'argent, où toutes les mannequins boivent à la réussite de ce fashion show. Elle s'affale dans un sofa rouge, s'enfume la gorge aux odeurs capiteuses de vin, et boit. N'oublie jamais, S.
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James ne dort pas, à l'affut dans un coin sombre plein de lumière cachée. Il observe les fauves s'abandonner un à un, reste lucide dans sa folie de vin, tapis sur une table luisante de sueur. L'oreille aux aguets, il écoute chaque bruit tinter, à la recherche de sa proie. Il est le Chasseur. Reste à ne pas se faire prendre à son propre jeu, n'est-ce pas?
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Ça y est. Il l'a, son gibier de potence aux couleurs or. Cette fille là-bas qui rit aux éclats, qui porte sans cesse son verre à ses lèvres vermillon. Son regard cerclé de noir reste une seconde arrêté dans la lumière des spotlights, en suspens. Le regard de James glisse sur son corps enfumé, sur sa blondeur irréelle. C'est elle. La victime.
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Sarah divague dans un océan de nuages. Quelque chose fourmille dans ses bras, le sang glacé jusqu'ici par sa froideur automatique. Un rire s'échappe de ses lèvres entrouvertes, cristallin filé de désillusion. Sa tête se renverse en arrière, elle tourne extasiée au milieu des bulles de champagnes dorées, dans un rêve qu'elle seule connaît, le rêve du serpent lové en son sein. Tout s'envole, et Sarah se réveille juste le temps d'apercevoir une main qui met quelque chose dans un verre abandonnée. Une main et une bague dorée.
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Tout va si vite. C'est fou comme ces gens semblent courir plus que danser. Il suffit d'une seconde, et tout a changé. D'exaltée, Sarah devient acérée. De rieuse, elle devient reine. De bois, elle devient marbre. Elle regarde le club, cherche l'erreur. Où est passée l'ivresse, si ce n'est dans le malaise? Pourquoi le retour de l'Impératrice, si ce n'est pour punir un vassal?
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Un homme est caché dans l'ombre. Il en sort, le visage dissimulé par ses cheveux, aborde une jeune femme blonde qui tangue au bord des abîmes de l'inconscience. La main du jeune homme se pose sur la joue de l'adolescente, légère et menaçante. Puis elle vole jusqu'à son dos, s'immobilise dans le creux de ses reins. D'une voix-papillon mâtinée de cruauté lasse, l'adolescent fredonne un refrain. Un éclat de lumière perce la nuit, ricoche sur une bague. Une bague en or, enroulée autour des doigts de l'inconnu.
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L'éclat aveugle Sarah. Dans un tourbillon elle revoit cette main se pencher, cette bague tinter sur le verre, ces doigts frôler le visage. L'inconnu balaie d'un geste agacé la mèche qui lui tombe sur les yeux, révélant dans toute son ignominie le Prince des Fous, James Waste en personne. Sarah comprend, et dans son œil brille un éclat féroce.
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Une adolescente ondule parmi la foule avec la grâce d'une fée aux mains sanglantes. Elle fait voleter les bords de sa robe Marni imprimé floral sur le parquet, naturellement sublime et anormalement rapide. A son habitude, elle bat des cils, et le temps que les reflets argent de la salle captent toutes les variations de sa beauté, elle est près de James, doucereuse séductrice.
-On recueille les chats perdus, Waste?
Coup droit. A bien y réfléchir, cette fille lui fait vraiment penser à un félin, avec son nez retroussé et son élégance perdue dans d'incompréhensibles délires.
-Tu en veux un toi aussi, Foch?
Revers. Question, question, personne ne trouvera les réponses mais le mépris englue toujours plus leurs paroles, perdues dans un engrenage de violence inutile.
-Tu me dégoûtes.
Balle liftée. D'une voix douce, Sarah crache ces mots qu'elle ressent dans chaque parcelle de son être. Dans la salle, les danseurs se sont stoppés pour laisser place au duel des deux panthères belliqueuses.
-C'est avec plaisir.
Balle coupée. Toujours courtois, même sous les bombes, même sous les menaces, même sous le feu qui le gagne alors que l'aube pointe ses joyaux honnis, interdisant au vampire qu'il est sa nocturne activité.
Sarah frémit de rage. Qu'est ce que cette lave dans son esprit qui bouillonne? La colère l'a toujours laissée glaciale, exténuée parfois de haine dépensée sans compte, mais jamais brûlée de la sorte. Encore un mystère. Décidément.
-Tu crois que je ne t'ai pas vu?
Ace. Elle lui tourne autour avec un air cynique de magicienne grecque, déjà détentrice de sa Destinée, et un frisson parcourt son échine. Mais le jeu ne se finit pas à genoux devant le trône, jamais James ne la laissera le soumettre.
-Difficile de ne pas me voir...
Slice. Elle ne prête pas attention à son sarcasme et il ouvre les bras, souverain jusque là inégalé par son incomparable beauté.
-Il faut que tu les drogues pour les mettre dans ton lit?
Balle liftée. Un murmure, une caresse, qui le glace de la racine des cheveux au bout de ses chaussures Tom Ford sur-mesure qu'il a fait faire en Italie. Il recule sous l'accusation. Un pas qu'il lui cède, un pas de trop.
-Depuis quand mes affaires t'intéressent-elles, Foch?
Revers. Il essaye de se défendre. Lamentable, vraiment. Il ne peut rien contre elle. Est-ce que le Prince perdra son royaume par quelques paroles de l'Impératrice?
-Je n'ai personne d'autre à mépriser aujourd'hui.
Smatch. Comme une balle qu'il recevrait dans le ventre. Ah, ça fait mal, salaud? Voilà ce que les yeux des deux jeunes filles lui disent. Et puis quelque chose semble changer, l'air devient moite, gorgé du champagne qui s'écoule sans fin dans les coupes. Sarah se rapproche de lui, le frôle, ses cheveux traînent dans son cou, s'il pouvait juste... Si elle pouvait juste... ne pas être Elle.
-Personne...
Personne ne voit la balle traverser le terrain et se poser en terrain ennemi. Le souffle de l'adolescent frôle les lèvres de James. Quelle est cette passion qui la pousse à aller jusqu'au bout? Une lueur agacée traverse ses yeux couleur eau dormante. Une tempête.
-Il n'y a que toi.
Pourquoi sont-ils si près tout à coup? Pourquoi a-t-il l'impression qu'elle lui tend sa bouche? Et voilà qu'elle plisse les paupières, et le monde est suspendu à ses cils épais ourlés de noir. Il va le faire... Oui, il le sent venir, ce démon qui lui ronge les entrailles...
Un genou percute son ventre avec une violence dont il n'aurait pas cru la jeune fille capable. Il se plie en deux, haletant de douleur et de colère. Il peut juste, à travers le voile sombre qui l'aveugle, voir des doigts délicatement manucurés l'attraper par le col, relever sa tête, lui sourire. Il peut juste souffrir, quand ces doigts griffent son visage en une gifle féline plus qu'humaine, le projetant à terre, où il tombe à genoux. Point.
Et il glisse, glisse, incrédule à moitié, comme un enfant qui ne sait pas que ce qu'il a fait est mal. Mais il le sait, non? Il s'ennuyait juste, il s'ennuyait à mourir, et puis personne ne lui a interdit, alors pourquoi pas? Cela n'aurait été qu'un vice de plus, elle aurait pleuré, crié, elle serait peu-être morte, et alors? Puisque lui serait resté comme avant, et son monde aussi, alors peu importe un jouet de plus ou de moins...
Elle se penche près de son oreille et souffle d'un air hautain et triomphant:
-1-0, Waste.
Il est tombé dans le piège, mais il est prêt pour la revanche. Elle se relève, indique au jeune ange sans nom de la suivre. Un pas, deux...
Son talon s'enfonce dans la poitrine de James, juste au dessous du coeur, déchire le tissu de son smoking beige. Elle foule à ses pieds sa fierté, le plus précieux de ses biens. On dirait que notre Lady se fait des ennemis...
Il essuie avec la manche le sang qui lui coule sur le visage, là où la bague de Sarah a percuté ses dents à travers leur manteau de chair. Une traînée rouge reste sur la manche de sa chemise, comme si elle indiquait le début d'un nouveau combat, un combat où tout serait interdit, où le poison et le poignard règneraient en maîtres. Une nouvelle ère, en somme...
-Bientôt la revanche...
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L'angelot écrase sans bruit les traces de sa bienfaitrice sur le sol, victime précoce de l'esclavage dans lequel, sans qu'elle le sache, l'a plongée son sauvetage. Elle se retourne vers l'homme qui gît à terre, pour vérifier, dans un élan de bonté qu'elle ne s'explique pas elle-même, si ses iris ne se sont pas ternis pendant ces quelques secondes sans surveillance.
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Mais non, il la contemple de son regard triste et glacial, l'air de dire qu'elle se trompe en suivant la femme qui l'a sauvée de ses griffes, il est là, déjà accoudé au comptoir, une vodka dans une main et un jeton de poker dans l'autre, scruté de toutes parts par les importuns.
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Elle s'en va sans honte, la tête haute, l'air de dire que demain sera fait de plumes alors que ses larmes se transforment déjà en plomb au toucher de la déesse qu'elle accompagne. La boule lumineuse, par un étrange caprice, capte un rai de lumière et l'envoie ricocher sur son visage, lui donnant une grandeur que seule sa nouvelle maîtresse peut avoir. Puis il s'éteint, et toutes deux disparaissent à la faveur de la nuit.
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Au bar, un homme paie de quelques billets lancés au hasard, engloutit une dernière gorgée de sa boisson, remet en place son veston fendu et sort sans bruit, indifférent aux mensonges et aux vérités que l'on colporte dans son dos. La porte se referme avec force mais sans un bruit, et lui laisse les fous à leurs joyaux et les dragons à leurs royaumes, prêt déjà à une bataille qui, il le sait, le laissera brisé de coups et meurtri de baisers.
Advienne que pourra.
Si seulement tout était aussi simple.
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