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(Samedi 17 novembre)
Hugo, c'est son nom. En licence d'histoire, brun aux yeux marrons, tâches de rousseur, 23 ans depuis peu, du genre rêveur, et plus ou moins amoureux de moi.
Éjaculateur précoce.
- Et tu vas le quitter ?
- Ben, c'est pas que je l'apprécie pas, mais… C'est quand même un sacré problème.
- Mais Gabriel ! C'est peut-être ton Véritable Amour !
Voilà, rien qu'à ces mots, vous devez être en mesure de situer mon interlocutrice. Nina est assise en face de moi, les sourcils froncés, en train de touiller furieusement un chocolat chaud. Je n'arrive même pas à comprendre pourquoi elle est si en colère – tout bien considéré, Hugo n'est qu'un type comme les autres.
- Pourquoi tu te fâches ? Ça fait déjà une semaine et un jour qu'on est ensemble. C'est honorable, pour un éjaculateur précoce. Je lui ai donné sa chance.
- Parce que tu penses que tu peux juger quelqu'un en une semaine seulement ? C'est tellement présomptueux de ta part, Gabriel. Qu'est-ce que tu dirais, toi, si l'homme que tu aimais te larguait en moins d'une semaine sous prétexte qu'il n'a pas encore réussi à tomber amoureux de toi ?
- Je n'ai pas d'homme que j'aime. Et en plus, je ne suis pas éjaculateur précoce.
- Ça n'a rien à voir !
- Mais si, Nina, ça a tout à voir. Toi, imagine, tu sors avec quelqu'un, et il est incapable de te satisfaire sexuellement alors que c'est le seul atout qui aurait pu compter pour que tu le gardes.
- Ce n'est pas le seul atout ! Moi, d'abord, je ne sors qu'avec des garçons dont je suis amoureuse…
- Que tu sois amoureuse d'eux ou pas, ça revient au même : s'il est incapable de te satisfaire sexuellement, ça ne fonctionnera jamais. Il faut être réaliste dans la vie : un couple, ce n'est pas seulement de l'amour, c'est aussi du cul. Et là, avec Hugo, non seulement il n'y a pas d'amour, mais en plus, il n'y a pas de cul. Enfin, rien qui soit digne de ce nom. Alors je ne vais pas perdre mon temps pour lui…
- T'es vraiment un pauvre type, Gabriel…
Oui, eh bien, rien de très nouveau dans tout ça – je ne vois pas pourquoi c'est maintenant qu'elle monte sur ses grands chevaux…
Quoi qu'en fait, j'ai peut-être une idée.
- Oh… Alors toi, tu t'es fait larguer.
- Nan !
- Oh si. Tu as ta tête des mauvais jours et tu m'engueules pour un truc dont t'es parfaitement consciente depuis des années. Ton mec t'a larguée. C'était quand ?
- Avant-hier, avoue-t-elle de mauvaise grâce. Pourtant, je sais pas ce qui allait pas… C'était super, avec lui… Et maintenant, je me sens complètement déprimée…
- Tu vois, je t'avais dit que l'amour, c'était de la merde.
- Arrête de dire ça ! s'exclame-t-elle brutalement. C'est juste que ce n'était pas le bon !
Et voilà, encore ses conneries de "ce n'était pas le bon", de "je trouverai mon Véritable Amour", et tout le tralala. C'est quand même une fille qui n'a pas beaucoup de jugeote : en agissant comme elle le fait, en s'obstinant à sortir avec des garçons dont elle est amoureuse, chaque fois qu'elle se fait larguer, c'est la fin du monde. Tout personnellement, je préfère de loin mon mode de vie : pas d'espoir, pas de déception. Quand je lui explique ça, elle rétorque :
- Tu souffres peut-être moins, mais je m'amuse plus que toi !
Eh bien, peut-être. Mais je ne trouve pas que le jeu en vaille tant la chandelle que ça…
Bon, quoi qu'il en soit, Nina reste ma meilleure amie, qui vient de se faire larguer, et je suis peut-être un connard avec les types avec qui je sors, mais avec mes amis, je suis un type charmant – si si, c'est vrai. Je lui paye son chocolat chaud, et je l'emmène faire les magasins quand on sort du café, et ensuite, je lui paye le cinéma. Un vrai rendez-vous amoureux, sans amoureux.
- Tu vois, Gabriel, c'est ça que tu devrais faire, avec tes copains !
- Bien sûr, je vais les emmener faire les magasins…
- Au moins, tu ferais une activité avec eux ! C'est important, tu sais ! Si tu ne cherches jamais à les connaître, tu ne pourras jamais tomber amoureux d'eux. C'est logique.
- Eh, Nina, tu sais depuis combien de temps on se connaît ? Depuis qu'on est en sixième. Ça fait onze ans. Tu sais que depuis onze ans, toi et moi, on n'a jamais eu la même opinion sur la question, pas vrai ?
- Si, au début, tu pensais comme moi.
- Les années de collège, ça compte pas ; t'es jeune et t'es con, on y peut rien. Bref, même si ça fait pas vraiment onze ans, ça fait quand même un paquet d'années qu'on est en divergence sur le sujet. Alors qu'est-ce que tu dirais, pour une fois, de me lâcher la grappe ? Ça pourrait être pas mal, non ? Allez, c'est réglé.
Pour toute réponse, elle soupire, d'un air de dire "mais qu'est-ce que je vais faire de toi, Gabriel…". Mais rien, en vérité ! Faudrait qu'elle se rentre une fois pour toutes dans le crâne qu'elle est pas ma mère... À petite dose, c'est marrant, mais pas trop quand même.
Le problème de Nina, c'est qu'elle est vraiment sympa tout ce qu'on veut, mais une fois qu'elle a décidé de vous pourrir la vie, elle le fait pas à moitié – même inconsciemment. Je crois que c'est pour ça que tous ses petits copains finissent par se barrer à un moment où à un autre ; ils prennent peur. Je sais que si ça avait été moi à leur place, j'aurais pas mis une semaine avant de m'enfuir. Mais bon, même si elle et moi étions les derniers humains sur la terre, on ne pourrait jamais se résoudre à coucher ensemble. Elle et moi, en couple ? L'enfer sur terre. Littéralement.
- Tu vas larguer Hugo, alors ?
- Je l'appelle ce soir.
- Tu bosses pas au bar ? Je pensais que je pourrais venir boire un verre.
- On y peut y aller si tu veux, mais je n'y bosse pas. Tu veux qu'on y aille quand même ?
- Ouais, et puis comme ça tu pourras appeler ton Hugo et lui dire de te retrouver là-bas… C'est quand même mieux de quitter quelqu'un en face plutôt que par téléphone.
- Tu veux que je le fasse déplacer pour lui annoncer que je le quitte ? Ça serait encore plus méchant que de le quitter par téléphone.
Et puis, c'est pas encore si terrible que ça. Le pire, c'est de se faire larguer par texto, ou par msn ; ça, je ne l'ai jamais fait. Mais enfin, par téléphone, ça va encore.
Pas vrai ?
- Comme tu veux, dit-elle en haussant les épaules.
Oui, précisément, comme je veux ! Si elle commence à se mêler de ma façon de quitter les gens, on a pas fini, non plus.
Le trajet du centre-ville vers le bar suffit pour mettre fin à la relation ; l'avantage, avec Hugo, c'est que depuis le début, il était parfaitement conscient que j'étais du genre connard. C'est certainement pour ça qu'il répond simplement, d'un ton fataliste :
- Je m'y attendais. Désolé, Gabriel, je t'ai fait perdre une semaine… Mais enfin, moi j'ai vraiment passé un moment agréable.
Il est donc le genre de personne à s'excuser au moment où il se fait larguer… Fugitivement, je me dis que s'il n'avait pas eu cet handicapant problème d'éjaculation précoce, on aurait peut-être pu s'entendre un moment, lui et moi. Mais enfin, c'est comme ça.
- Je pourrai quand même venir te parler de temps en temps ?
Ah. Le genre "restons amis". Loin d'être mon style.
- Désolé, mais ça ne va pas être possible, Hugo. Vaut mieux qu'on fasse comme s'il ne s'était rien passé.
De fait, il s'est peut-être passé quelque chose pour lui, mais moi, sa semaine de présence dans ma vie n'a pas révolutionné grand-chose. Lui ou un autre, de toute façon… Aucune différence.
Mais bon, j'ai encore le sens de la diplomatie, et ça, je ne le lui dis pas.
- Je vois, dit-il d'un ton où, malgré tous ses efforts, je sens poindre l'amertume. Tant pis… À plus, alors.
- Ouais, salut, Hugo…
Une petite voix mi-figue mi-raisin pour lui faire croire que je ne suis pas fier de moi, et hop, téléphone raccroché, glissé dans la poche de mon jean, et je soupire de satisfaction. Voilà une affaire rondement menée. Et là, je remarque que Nina m'a observé durant toute ma conversation et qu'elle me fixe avec une curiosité vaguement répugnée.
- T'es vraiment passé maître dans l'art de larguer les gens, fait-elle remarquer. Même pas besoin de cinq minutes !
- Je pouvais pas me permettre d'y passer plus de temps, on allait arriver au bar.
Il est 21h45, et on est samedi soir ; pas encore très tard, en soi, mais le Nightingale commence déjà à être bondé. Même si c'est un bar gay, il y a beaucoup d'hétéros qui viennent y prendre un verre, parce que l'ambiance est agréable, parce que Gerry diffuse de la bonne musique, parce que les cocktails de Jorge sont bons, pour un prix plutôt raisonnable, et parce que le décor est classe. Je pousse les portes d'entrée, tandis que derrière moi, Nina, désespérée par ma réponse, marmonne qu'il faudrait vraiment que je revoie l'ordre de mes priorités.
À peine entré, j'entends déjà mon prénom qui fuse d'un peu partout. Voilà ce que c'est que d'être populaire – et puis, plus logiquement, bossant dans ce bar cinq soirs par semaine, c'est assez normal que j'y sois connu comme le loup blanc. Nina lève les yeux aux ciel avec exaspération tandis que je serre quelques mains et que je souris à certains, et j'arrive devant Jorge, au bar, qui me tape dans la main, l'air réjoui.
- T'es motivé, Gabriel, pour venir ici même quand tu bosses pas !
- Je t'aime trop, c'est pour ça.
Je m'installe sur un tabouret en hauteur, en face du bar, et Nina prend place sur celui à ma gauche – ou plutôt, l'escalade, parce qu'avec sa taille de lilliputienne, le tabouret lui arrive presque à la poitrine.
Bon ok, j'exagère un peu.
- En fait, c'est moi qui ai voulu venir, explique-t-elle une fois assise. Ça va, Jorge ?
Nina n'est pas vraiment une "régulière" du bar, mais elle vient quelques fois boire un verre pour parler avec moi pendant que j'y travaille, et comme c'est mon amie, Jorge et les autres la connaissent bien, maintenant. Pendant qu'ils se disent bonjour, j'observe un peu les gens qui sont là – un de mes passe-temps préférés. Selon les jours, la fréquentation change drastiquement ; le samedi, on y trouve des gens intéressants, mais j'ai rarement l'occasion d'y être, puisque c'est mon soir de congé, avec le mercredi. Du coup, c'est avec plaisir que je fais glisser mon regards sur les piliers de bars – les habituels – les visiteurs d'un soir, les groupes d'étudiants déjà éméchés, et tous ces gens qui ont choisi de venir boire un verre, ce soir précisément, dans ce bar, à cette heure.
- Ooh, c'est pas vrai, Gabriel, t'as déjà largué ton mec ?
Ça, c'est la voix de Jorge, qui me tire de ma contemplation distraite. Je pivote vers lui, et je découvre qu'il m'a servi un verre de Karmeliet sans que je lui aie rien commandé encore – brave type.
- Ben quoi ? Une semaine et un jour, Jorge !
- Mais c'est ridicule, une semaine et un jour.
- Oh, tu vas pas t'y mettre, toi aussi. Et toi Nina, efface-moi ce sourire triomphant de ton visage.
Non parce que forcément, entre une fille qui ne croit qu'au Grand Amour et un mec qui se consume depuis des années pour une seule personne, il y a forcément des atomes crochus. Des avis communs. Des alliances tacites.
- Tu devrais essayer de te fixer avec quelqu'un plus longtemps, mon vieux…
Et voilà, qu'est-ce que je disais.
- C'est bon, Jorge, épargne-moi la morale, j'ai déjà Nina pour ça, et ça me suffit largement, crois-moi.
- Ok, ok.
Bon, l'avantage de Jorge, par rapport à Nina, c'est que quand je lui demande de me lâcher la grappe, il le fait aussitôt. Nina, elle, elle s'accroche comme un bouledogue au mollet d'un gosse.
- Bon alors, t'es célibataire, du coup ? résume-t-il. Jusque lundi, j'imagine ?
- Je sais pas, on verra bien si quelqu'un vient se proposer.
Ma devise : vis au jour le jour. Si personne ne vient me voir (possible, après tout ! bien que peu probable…), eh bien je resterai célibataire pour quelques jours, et voilà. Prendre la vie comme elle vient et ne jamais se plaindre : je serais juste un peu en manque d'activité sexuelle, mais enfin, du moment que ça ne dépasse pas la semaine ou les dix jours, c'est pas la mer à boire non plus. On n'est pas des bêtes.
Du moins… pas tous.
- Gabriel, c'est toi qui es de service ici, demain soir ? me demande Gerry, qui vient d'apparaître derrière Jorge comme s'il avait transplané.
- Bah oui, patron, comme tous les dimanches. Pourquoi ?
- Parce que j'envisageais de fermer le bar, donc c'est pas la peine de venir. Tu pourras rattraper ton service mercredi soir, ou alors tu prends ça comme un jour de tes congés payés.
Et avant que j'aie eu le temps de répondre, il disparaît tout aussi soudainement – toujours pressé, ce type. Et toujours du genre à prévenir à la dernière minute…
- Heureusement que j'ai rien de prévu mercredi... Il pouvait pas me dire ça plus tôt ? Je te jure…
Voilà quelque chose d'autre à propos de ma personnalité – j'aime beaucoup me plaindre pour des broutilles. Plaintes que je ne pense pas toujours forcément, d'ailleurs – au fond, ça ne me dérange pas plus que ça de venir bosser mercredi au lieu de demain ; mais c'est pour le principe.
C'est alors que quelqu'un à côté de moi prend la parole. Une phrase banale – barman, l'addition. Mais j'ai l'impression d'avoir déjà entendu cette voix. Je tourne la tête vers son propriétaire, alors que Jorge calcule à combien se monte l'ardoise, et là, je le vois – c'est l'Ex ! Le type canon, qui a largué le trentenaire… Joshua, si j'ai bonne mémoire (et j'ai souvent bonne mémoire pour les beaux gosses).
Installé à côté de moi. Depuis combien de temps ? Impossible de le dire. La place de droite était prise quand je me suis assis – c'était déjà lui ? Ou bien, le siège s'était-il libéré entre temps et le type arrivé après, sans que je m'en rende compte ?
Il paye son addition et s'en va, sans un regard pour moi – il ne m'a sans doute pas reconnu, tout comme moi, je ne l'avais pas remarqué. À peine est-il parti que je me penche aussitôt vers Jorge, qui range les sous dans la caisse.
- Eh, Jorge… Le type qui vient de payer, il était assis à côté de moi depuis le début ?
- Il était là avant que t'arrives, ouaip. Pourquoi ?
Depuis le début, donc… Pas impossible de penser qu'il ait tout entendu de nos conversations pitoyables. De mon célibat récent et de sa fin sans doute imminente. De mon style de vie particulier… Ou encore de mon emploi du temps de la semaine.
- Pourquoi ? insiste Jorge.
Pourquoi, en effet ? Un inconnu, rien de plus. Canon – mais inconnu tout de même.
- Pour rien.
Et si ça se trouve, il n'a rien écouté, parce qu'il s'en foutait…
Probable.
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(Dimanche 24 novembre)
Moi, j'aime la neige. Depuis tout gosse, depuis que j'ai l'âge de savoir marcher, de me rouler dans les congères et d'ouvrir grand la bouche pour avaler les flocons. Quelque part, sans doute, je suis resté un gamin dans l'âme, quand il s'agit de neige. Je suis du genre à aimer la beauté de la nature, certes, mais point trop s'en faut ; je ne passerais pas des heures, par exemple, à contempler le soleil se coucher derrière un océan, sur la plage d'une île tropicale ou je ne sais pas où.
Mais la neige, c'est différent. C'est une ambiance tellement particulièrement, les flocons qui tourbillonnent dans l'air en silence, les étendues immaculées et scintillantes… Et puis ce calme, surtout – la pluie, par exemple, quand elle tombe, elle vous le fait bien savoir, à grands coups de splitch et splotch en veux-tu en voilà. La neige, on aura beau dire, c'est quand même plus délicat.
Au travers de mes études sociologiques personnelles, et au fur et à mesure de mes années de contacts sociaux avec la clientèle du bar, j'ai pu distinguer plusieurs types de réactions à la neige ; déjà, il y a ceux qui la détestent. À la limite, ils trouvent ça beau quand c'est immaculé, mais voilà, c'est trop froid, c'est trop blanc, c'est mouillé, et en plus, ça coupe toute la circulation, ça bloque les aéroports, ça empêche d'aller travailler, bref, ça fout un bordel monstre. Ensuite, il y a ceux qui ne détestent pas foncièrement, mais qui sont emmerdés quand même lorsqu'il s'agit d'aller bosser. Puis viennent ceux qui aiment la neige, mais juste à petite dose, au ski, ou dans des occasions spéciales ; ou qui sont contents de la voir arriver, mais qui, trois jours après, voudraient déjà la voir disparaître.
Puis il y a les extrémistes, ceux qui aiment tellement la neige qu'ils voudraient la voir tomber tout le temps – catégorie dont je me revendique pleinement. Personnellement, ma conception de la neige est totalement égoïste ; je me moque comme de ma première chaussette des aéroports bloqués, des travailleurs obligés de rester chez eux ou au boulot, des accidents de voiture, ou même des SDF crevant de froid dans leurs maisons de carton. Et à Nina qui s'écrierait "comment ? Mais enfin, un peu de compassion!" si elle m'entendait, je répondrais que la compassion ne fait pas partie de mon répertoire et que de toute façon, la neige, c'est pas moi qui la fais tomber, alors je ne vois pas pourquoi je me sentirais responsable des inconvénients qu'elle occasionne.
Pas très sympa, hein ? Je sais. De plus, j'adore quand l'ordre établi vole en éclat, quand les lignes de bus sont perturbées, quand les voitures sont bloquées, bref, quand tout va de travers – ça me donne une délicieuse sensation d'apocalypse, ça fait exploser le train-train quotidien, je trouve ça incroyablement exaltant.
Bref – si je suis parti dans toutes ces considérations socio-climatologiques, c'est parce que ce soir, la première chute de neige sérieuse de l'année est en train de tomber, et c'est mon âme d'enfant qui est en train de se réjouir, là, alors que je me dirige vers le bar. Des flocons s'accrochent à mes cheveux, le vent s'engouffre sous mon écharpe, et mon manteau n'est plus noir, mais blanc – mais qu'importe, parce qu'il neige fort, et j'ai juste envie que ça continue pendant des heures. Les routes commencent déjà à blanchir ; pourtant, c'est tellement rare, quand la neige tient en ville.
Je sais déjà que ce soir, je n'aurai presque pas de clients ; pas fous, les gens : un dimanche soir, chute de neige dehors, ils préfèrent rester chez eux à boire un bon thé plutôt que d'aller affronter la tempête pour dépenser le prix d'un pauvre cocktail qui sera tout aussi bon quelques jours plus tard, quand la neige aura fondu.
De fait, alors qu'il est près de 22 heures, il n'y a que trois clients au Nightingale – et encore, trois pauvres clampins égarés venus se réchauffer l'œsophage avec un petit whisky avant de reprendre la route de chez eux. La neige commence déjà à s'amonceler contre les vitres, et je me demande avec une douce satisfaction si je pourrai reprendre le chemin de chez moi à la fin de mon service ou si je vais rester coincé dans le bar. Avec du blues en fond sonore, c'est une soirée idéale.
- Barman, une Tripel Karmeliet…
Je me tourne vers le bar, surpris d'entendre une voix si près – les trois égarés étaient pourtant dans les coins du fond. Mais c'est une quatrième personne, pas inconnue celle-là, que je découvre assis sur un tabouret, sans que je l'aie entendue ni entrer par la porte, ni tirer le siège pour s'y asseoir. Alors, soit il a été très discret, soit moi j'ai été très distrait. Les deux, peut-être.
Je le fixe quelques secondes avant de me rappeler qu'il a commandé une Karmeliet – ma bière préférée. Coïncidence, ou stalkage poussé ?
- Voilà…
Je pose le verre de Karmeliet devant lui, tout en me demandant si je devrais engager la conversation – ne serait-ce que pour dire une connerie du genre "Karmeliet, bon choix. Monsieur est connaisseur ?" mais avant que j'aie eu le temps d'y réfléchir plus longuement, c'est lui qui prend la parole.
- Tu t'appelles Gabriel, c'est ça ?
Estomaqué, je suis. Il l'a donc retenu... Enfin, y'a plus compliqué à retenir, comme prénom, mais bon. D'ailleurs, mine de rien, j'ai pas le souvenir de lui avoir dit comment je m'appelais…
- Ouais, Gabriel… Comment tu le sais ?
- Les gens ici t'appelaient comme ça la dernière fois que je suis venu. Alors, déduction…
Aucun sourire n'éclaire ses yeux noirs – il fait lentement tourner son verre de Karmeliet, les yeux rivés sur la mousse, et ajoute :
- Moi, c'est Joshua.
Difficile. Lui répondre "je sais", et s'attirer des questions pour avoir fait preuve de curiosité mal placée ? Ou simplement dire "ok", comme si je n'en avais rien à foutre, ce qui n'est pas foncièrement vrai ? Heureusement, comme s'il avait lu dans mes pensées, il abrège mon tourment psychologique :
- Joshua Lasheras, ajoute-t-il.
Ça par contre, je ne le savais pas. Il continue :
- Je suis venu ici il y a pas très longtemps, pour voir un ex… C'est toi qui m'as servi.
- Je me souviens, je réponds doucement. Et je t'ai dit de ne pas hésiter à revenir, et tu es revenu. C'est sympa.
- J'avais trouvé le bar plutôt cool, dit-il sur la défensive.
Il n'a pas l'air d'un abord facile, ce Joshua Lasheras. Ou alors c'est peut-être qu'il n'aime pas les types comme moi – ça arrive souvent – mais si c'était le cas, quel intérêt à lancer la conversation ? Ou c'est juste que son attitude revêche n'est qu'une apparence, et que le type qui se cache derrière a sincèrement envie de faire connaissance avec moi.
- Ouais, il est sympa, ce bar… Un peu blindé de monde si tu viens le jeudi, vendredi ou samedi, mais les autres jours, c'est plus calme… Comme tu peux le voir.
Il me regarde d'un air indéchiffrable, puis jette un regard aux trois autres personnes dispersées dans la salle, et répond :
- On dirait que le combo neige plus dimanche n'est pas très bon pour les affaires du bar.
- Pas la peine de t'inquiéter pour lui, il aura vite compensé les pertes que ça lui cause.
À l'extérieur du bar, les flocons, de plus en plus gros, tombent de plus en plus fort, et les routes commencent à blanchir malgré le passage des automobilistes – et je ne peux pas m'empêcher de contempler le spectacle avec un large sourire, qui n'échappe pas à Joshua.
- Tu sais pas si tu vas pouvoir rentrer chez toi ce soir, et ça te fait marrer ?
- J'habite à dix minutes à pied d'ici, je pense pas que la neige soit vraiment un obstacle pour rentrer chez moi. Et toi, tu vas faire comment ?
- J'habite pas loin non plus, répond-il évasivement. Mais je sais d'avance que ça va me faire chier de rentrer et de marcher là-dedans.
- T'aimes pas la neige ?
Il hausse négligemment les épaules et boit un peu de Karmeliet – toujours sans lever les yeux vers moi. Tant mieux, j'en profite pour l'observer, de mon côté.
- Si, ça va… Tant que c'est dehors, et que moi je suis dedans. Après, voilà, quoi. Et puis, quand ça se transforme en bouillasse noire et dégueulasse, c'est moche, faut bien le dire…
Soit – j'avoue. Mais c'est quand même pas la faute de la neige si les humains la transforment en bouillasse. Alors moi, j'aime la neige quand même, envers et contre tout.
- Pourquoi t'es venu, alors ? Ça commençait déjà à tomber quand t'es arrivé, nan ?
Je l'observe – il est à nouveau sur la défensive, comme si je posais une question taboue.
- J'étais dans le coin, je suis passé, c'est tout.
Venant d'un autre type, je dirais qu'il a fait le chemin exprès pour me voir et qu'il n'ose pas l'avouer. Ça sent son amoureux transi à des kilomètres. Mais venant de lui, par contre, je ne sais pas, parce qu'il n'est pas facile à lire, et puis je vois mal comment il pourrait être amoureux transi alors qu'on ne s'est vus jusque là que deux fois – trois en comptant cette soirée. Peu, en somme.
Quoi que ça fait peut-être des mois qu'il est en train de me stalker sans que je n'en sache rien. En plus, ça m'est déjà arrivé avec d'autres gars qui étaient dingues de moi. Je sais – c'est pas la modestie qui m'étouffe. Même si j'y peux rien, en fait ; après tout, c'est pas moi qui les ai incités à m'espionner sans arrêt. Et puis une fois que j'ai découvert leur manège, ils sont devenus des vrais pots-de-colle. Impossible de m'en débarrasser, j'ai même dû déposer une main courante pour harcèlement contre l'un d'entre eux. Je vous jure, le succès…
Bon, quoi qu'il en soit, ils étaient quand même des garçons assez spéciaux, et ce type n'a pas l'air d'être du même acabit… mais sait-on jamais. Tout ce temps passé à observer les gens m'a appris qu'il ne fallait pas se fier aux apparences.
- Tu bosses dans ce bar tous les soirs ? me demande Joshua.
- Cinq soirs par semaine. Le mercredi et le samedi, je suis en congé, sauf quand il y a vraiment beaucoup de monde ou quand il y a des occasions spéciales, et que Gerry me demande de venir l'aider. Mais c'est plutôt rare.
- J'avais postulé ici pour un poste de serveur, une fois, dit-il subitement, l'air distrait. Mais j'ai pas été pris.
- C'est vrai ? C'était quand ?
- Je sais plus, il y a quelques années.
- Du coup, pour te venger, t'as évité le bar comme la peste ? je demande avec un sourire.
J'ai peut-être posé une question taboue, parce qu'il ne me répond que par un regard vaguement teinté de froideur, et finit sa bière sans rien ajouter.
- Je pense que je vais rentrer avant que la tempête commence pour de bon, finit-il par dire. J'habite pas très loin, mais ça va m'emmerder si je dois marcher dans trente centimètres de neige pour rentrer chez moi. C'est combien, la Karmeliet ?
- Trois vingt.
Relativement peu cher pour une 50 centilitres en plein centre-ville, on nous le fait souvent remarquer – et c'est peut-être une des causes de la fréquentation du bar. Et le mieux dans tout ça, c'est qu'on trouve quand même le moyen de faire notre marge dessus.
Mais en tout cas, si Joshua est en train de se dire que c'est plutôt bon marché pour l'endroit, il ne le dit pas, et il allonge la monnaie sans un mot, que j'encaisse aussi silencieusement que lui.
- J'ai entendu dire que t'étais célibataire, dit-il subitement. Enfin, j'ai entendu ça la semaine dernière quand je suis venu…
Alors il était vraiment en train d'écouter notre conversation, à ce moment-là !
- Je sais pas si c'est encore d'actualité, cela dit…
Et en plus, il a l'air au courant aussi de mes habitudes relationnelles… Finalement, la théorie du stalker n'était peut-être pas si éloignée que ça de la réalité.
Quoi qu'il en soit, même si sa phrase est tournée comme une affirmation, c'est indéniablement une question qui demande une réponse – alors je réponds.
- C'est encore d'actualité.
Le fait est qu'il y a eu un type de passage, pendant trois malheureux jours, du mercredi au vendredi, mais c'était tellement minable que ça ne vaut même pas la peine de l'évoquer. J'ai déjà oublié son nom.
- Ok, toujours d'actualité, marmonne-t-il. Je vois… Bon, ok. À plus, alors.
Avant que j'aie pu ajouter un mot, il est parti, et les clochettes des portes d'entrée du bar ont tinté, et moi, je reste planté là comme un idiot. Bouche bée. Wow ! Une minute ! C'était quoi, ça ?
De ma vie, je n'ai jamais rien vu d'aussi bizarre. Sérieusement – quand on vous demande si vous êtes célibataire, généralement, c'est pour vous demander de sortir avec vous l'instant d'après dans le cas où la réponse serait positive, pas vrai ? (Enfin, c'est ce qui m'arrive généralement.) Et ma réponse était positive, non? Alors pourquoi est-ce qu'il n'a rien demandé ? Peut-être qu'il n'avait pas vraiment l'intention de me demander de sortir avec lui, mais dans ce cas, pourquoi me demander si j'étais célibataire ? Une phrase comme celle là doit forcément entraîner l'autre !
Bon. Ça, c'est typiquement le genre de remue-ménage intérieur qui me prend la tête, alors autant arrêter d'y penser dès maintenant – et en plus, je suis toujours célibataire ! Drôle de soirée… Et drôle de type. Mais quand je rentre chez moi, à la fin de mon service, la neige immaculée qui recouvre les rues où personne ne passe me fait oublier la conversation et sa chute inattendue.
Pour un temps, du moins…
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