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(Lundi 2 décembre)
- So, can anyone tell me who is the narrative device in this film ?
Le crayon tourne. La feuille est blanche. Mes yeux sont posés de l'autre côté de la fenêtre, sur le parc enneigé de la fac, et la voix du prof d'anglais tombe dans mes oreilles bien malgré moi.
- Yes, right, it's Kay Adams. She doesn't know anything about the Corleone family, so Michael tells her. She's our narrative device.
Dehors, il y a des étudiants qui font des glissades sur le macadam verglacé, et d'autres qui se ramassent magnifiquement alors qu'ils n'avaient rien demandé. Le ciel est d'un bleu insolent pour un mois de décembre, de quoi donner envie d'aller boire un verre en terrasse, même si la température est dans les négatifs. À l'intérieur de la salle, il y a des étudiants qui dessinent sur leur bloc-notes, d'autres qui écoutent religieusement le prof irlandais qui est en train d'analyser les quinze premières minutes du Parrain – the Godfather, car bien sûr, on regarde le film en V.O. – avec Marlon Brando et Al Pacino, et moi, j'oscille entre l'écoute distraite de l'analyse et la vague observation du paysage extérieur, tout en faisant tourner mon crayon dans ma main.
À quel point peut-on se faire influencer par les paroles de quelqu'un ? Et moi, à quel point suis-je influençable ? Ça fait plus d'une semaine que je me pose la question. Je n'ai pas oublié la conversation avec ce type, Joshua, dans le bar, quand il n'y avait personne – ses paroles m'ont marqué, apparemment. Tellement marqué, même, que j'ai refusé des propositions de relations, prétextant que j'étais déjà en couple, rien que pour avoir du temps pour moi, pour réfléchir. J'ai menti en faisant croire que j'étais déjà avec quelqu'un ; ça n'était jamais arrivé avant. Du coup, ça fait plus d'une semaine que je suis libre comme l'air, et bizarrement, c'est une sensation qui est loin d'être désagréable…
C'est ce type, qui m'intrigue. Joshua. Il n'est pas revenu au bar depuis notre étrange conversation, mais j'y pense assez régulièrement. C'est bien la première fois que quelqu'un me fait le coup de me demander si je suis célibataire pour ensuite m'envoyer sur les roses – pas étonnant que ça suscite mon intérêt. Je m'étais dit que c'était à lui que j'allais laisser une chance cette semaine, mais il n'est pas revenu pour me demander de sortir avec lui. Tant pis, donc – ce n'est certainement pas moi qui vais faire la démarche.
- T'es distrait, aujourd'hui, Gabriel… T'as un problème d'impuissance ?
Lui, vous ne l'avez pas encore rencontré. Lawrence. Pote de fac. Don Juan, obsédé par le cul, qui change de copine encore plus rapidement que moi de mec – ce qui n'est pas peu dire.
- Moi, impuissant ? Encore moins crédible que toi célibataire pendant un an.
- Pas la peine de t'énerver, chaton. Je constate des faits, c'est tout. Les faits, c'est que t'étais complètement ailleurs en cours d'anglais. Pendant le Parrain. Rien que pour ça, je te reconnais plus.
Soit – ma matière préférée, dispensée par mon prof préféré, et un de mes films préférés. Compréhensible. C'est la faute à ce type, là, ce Joshua.
- Plutôt que de m'emmerder, t'as pas une petite nana à aller te taper, là, Lawrence ?
Objectivement parlant, Lawrence, c'est dommage qu'il soit hétéro. Dans le jargon courant, il est clairement ce qu'on peut appeler un BG. Cheveux noirs et courts dans tous les sens, yeux bleus, un corps à damner un saint, et un style vestimentaire pas trop ringard. Carrément baisable – ses copines doivent y trouver leur bonheur. Par contre, il aurait été vraiment parfait s'il était né muet. Le problème de Lawrence, c'est qu'il ne sait pas la boucler, dans aucune circonstance. Quand il est en mode cynique, ça peut être carrément jouissif, mais quand il est en mode boulet, il vous donne des envies de suicide en moins de cinq minutes top chrono.
Aujourd'hui, pour mon malheur, il est plutôt en mode boulet.
- Une semaine que t'es célibataire… Avoue qu'il y a de quoi se poser des questions.
Il a son sourire d'emmerdeur et je sais d'avance qu'il ne lâchera pas la grappe, sous aucun prétexte – Lawrence, c'est comme une sangsue. Dès qu'il trouve un coin juteux, il s'y colle et vous suce les infos jusqu'à la moelle.
- Si j'ai envie de prendre une petite pause entre deux coups foireux, c'est encore mon droit, que je sache !
- Ouais mais ça n'est jamais arrivé jusqu'ici, alors je me pose des questions.
Lawrence, c'est pas juste de la gueule, des yeux bleus et un sourire cynique – c'est surtout un flair, un instinct hors-normes qui lui permet de deviner d'emblée tout ce qu'on pourrait essayer de lui cacher. Et comme ma vie est toujours transparente pour lui, pas besoin de se demander pourquoi il est au taquet.
- Allez, raconte à papa. T'as rencontré un beau monsieur ?
Non seulement le drôle a du flair, mais en plus, chaque fois qu'il essaye de deviner, il tombe juste, ce qui le rend particulièrement redoutable.
- C'est pas ça, alors fous-moi la paix.
- C'est quoi son nom ? susurre-t-il. Je vois d'ici un beau gosse typé qui t'aurait posé un lapin alors que t'étais sûr de le tenir dans le creux de ta main. Je me trompe ?
- Lawrence, fous-moi la paix !
Comment peut-il être si proche de la vérité en n'ayant strictement aucun indice ? Il doit avoir un don de divination, c'est pas possible autrement !
Quoi qu'il en soit, si je ne lui dis pas, il va me harceler toute la journée, et j'ai encore quatre heures de cours aujourd'hui à passer avec lui. Autant dire quatre heures d'enfer, si je ne capitule pas. Alors, comme de toute façon, qu'il soit au courant ou pas ne changera pas grand-chose, autant lui dire.
Pas comme s'il y avait beaucoup à raconter, non plus.
- Il y a un type qui est venu boire un verre au bar l'autre soir. On a discuté, il m'a demandé si j'étais célibataire ; j'ai dit oui, et il a fait "Ah. Ok." et il s'est barré. C'est complètement loufoque, tu trouves pas ?
- C'est super étonnant, admet-il. Il connaissait ta propension à sortir avec n'importe qui ?
- Ouais. C'était justement pour ça qu'il me demandait si j'étais célibataire en ce moment.
- Alors c'est encore plus bizarre. Fais attention, c'est peut-être un type louche.
- J'y ai pensé, mais bon, il a pas l'air plus louche qu'un autre. En plus, il est super canon.
- Oui enfin, même les types canons peuvent être louches, rétorque-t-il.
Tout en parlant, on est arrivés au café juste à côté du restaurant universitaire, et comme lui et moi avons une heure de trou avant de reprendre les cours, on décide d'aller y prendre un expresso. D'habitude, on aime bien flâner sur le campus ou aller s'allonger dans l'herbe dans le mini parc derrière les bâtiments de la fac, mais là, c'est l'hiver, l'herbe est couverte de neige, et la température devant avoisiner les moins deux degrés, on préfère autant rester à l'intérieur.
Ce qui s'avère vite être une mauvaise idée – visiblement, le quart de la fac a un trou dans son emploi du temps de dix heures à onze heures. Et je suis sorti avec la moitié de ce quart, et Lawrence avec l'autre moitié. À peine entrés, tous les élèves lèvent les yeux vers nous, et je comprends aussitôt que c'est même pas la peine d'espérer discuter tranquillement dans un endroit pareil. Tout le monde aura l'oreille tendue dans notre direction, et je n'ai pas envie que mon problème actuel devienne d'ordre public.
Pas le choix donc : on se réfugie dans le bar-sandwicherie qui se trouve près du campus, où j'ai l'habitude d'aller chercher mon repas du midi, le Hop.
- Les sandwiches sont pas encore préparés, mes chéris, nous dit la gérante lorsqu'on entre dans le bar.
- Pas grave, on va prendre un café en attendant.
À cette heure-ci, il n'y a presque personne dans le bar – on peut s'asseoir sur les coussins moelleux en cuir qui sont toujours occupés si on arrive après seize heures.
- Bon, mon cher, commence Lawrence d'un ton dégagé. Permets-moi de te dire que si c'est pour ce type que tu fais abstinence depuis une semaine, l'heure est grave. Donc j'attends avec impatience que tu me dises que je me trompe et que c'est parce que tu as attrapé une infection au sumac vénéneux en allant faire pipi dans la forêt, ou que tu as un problème d'impuissance en ce moment, ou que tu as appris que tu étais séropositif… Bon, quand même pas, allez.
- Si j'avais une infection au sumac vénéneux, je serais toujours en train de me gratter là où tu penses. Et puis je ne vois pas comment je l'aurais attrapée vu que j'habite dans une jungle de béton.
- Et pas d'impuissance non plus ? dit-il d'un ton de regret.
- Non plus. Juste une envie de rester célibataire pendant une semaine, qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ? C'est pas interdit, non plus.
- Gabriel, me dit Lawrence très sérieusement, c'est pas une question d'interdiction, mais une question de principe. Et tes principes, à toi, c'est de ne jamais passer plus de deux jours tout seul. Et ça dure depuis des années. Admets que je me pose des questions. Pour un peu, tu vas commencer à faire ta Nina et à dire "j'attends de trouver mon Véritable Amour".
- Eh là ! Arrête de m'insulter, tu veux ? Et puis, c'est quand même pas la fin du monde, quoi. Pas la peine de t'alarmer.
- Ok. J'espère juste que tu vas me rétablir la situation, et plus vite que ça.
Si Nina est l'ange sur mon épaule, ma bonne conscience, qui me pousse à bien agir, Lawrence est mon âme damnée, celui qui me souffle à l'oreille toutes les conneries possibles et imaginables. Plus je fais mon salaud, plus il est heureux ; par contre, si je me montre un peu trop gentil, je suis sûr qu'il sera au tournant pour me remonter mes bretelles. Pour Nina, Lawrence, c'est Satan en personne ; et réciproquement, Lawrence trouve que Nina est la personne la plus ennuyeuse sur terre. Mettez-les dans la même pièce, et le résultat sera explosif – j'en ai déjà fait l'expérience.
- Allez, chaton. On arrête de déconner, maintenant, et on se reprend. Si un gars te propose de sortir avec lui aujourd'hui, tu dis oui et puis basta. En attendant, tu fais une partie de billard avec moi.
C'est fou comme il a l'art de minimiser les choses – grâce à lui, ce qui me paraissait un énorme problème depuis une semaine m'apparaît brusquement bien moins compliqué. C'est peut-être pour ça que je traîne avec lui, au fond ; tout boulet qu'il puisse être, il n'est pas complètement inutile…
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(Mardi 10 décembre)
- Tiens, le voilà, marmonne Jorge entre ses dents, tout en préparant un cocktail.
Moi, en train d'essuyer un verre, je jette un rapide coup d'œil à la porte d'entrée, où Joshua vient d'apparaître, habillé en noir, comme toujours. Il se débarrasse rapidement de la neige sur son manteau, et lève les yeux vers le bar – vers moi – avant de s'en approcher, mains dans les poches, démarche assurée. L'air de dire "je maîtrise la situation".
- Salut, Jorge. Salut, Gabriel.
- Bonsoir, Joshua, répond Jorge de sa voix grave. Ça sera quoi, ce soir ?
Tous les soirs. Ça fait une semaine, jour pour jour, qu'il vient tous les soirs prendre un verre dans ce bar – du moins, tous les soirs où je suis de service. Apparemment, il n'est venu ni le mercredi ni le samedi ; enfin, c'est ce que m'a dit Jorge.
À quoi ça rime, bordel ? Plus le temps passe, et moins je comprends son attitude.
Résumons ; un soir de neige, est-ce que t'es célibataire, oui ? Ok merci bonsoir, et plus de nouvelles pendant plus d'une semaine ; et ensuite, c'est "je viens dans ton bar tous les soirs, sauf quand tu n'y bosses pas, bien sûr, je viens commander une boisson, je te dis bonjour, je fais connaissance avec Jorge le temps qu'il me prépare mon cocktail, puis je m'installe à une table éloignée où je reste seul toute la soirée, je t'observe, je viens payer mon addition, je te dis bonsoir, et jamais, jamais, je ne viens entamer une conversation avec toi". J'ai beau essayer de comprendre la logique de ses actions, je n'arrive pas, même avec toute l'imagination dont je dispose, avec toutes mes connaissances sociologiques sur le genre humain. Je ne comprends pas ce type.
Mais ce soir – pourquoi ce soir en particulier ? – il y a un changement dans ses habitudes. Au lieu d'aller s'installer au fond de la salle, il tire un des tabourets derrière le bar et s'y installe tranquillement, pendant que Jorge lui prépare son mojito. Et je ne sais pas du tout ce qu'il a en tête, à ce moment précis – faire la conversation ?
- Jorge, ça fait longtemps que tu bosses ici ?
Ouais, faire la conversation, visiblement.
- Pas mal de temps, répond Jorge. Pourquoi ?
- Parce que tes cocktails sont pas mauvais, je me disais que tu devais avoir de l'expérience.
- Quelques années… Mais ça s'apprend vite, tu sais.
Jorge, c'est la modestie à l'état pur. Ainsi que la gentillesse, l'altruisme et la patience. C'est le grand frère rêvé, l'amant parfait, le mari idéal – le mec que tout le monde voudrait avoir pour soi, en gros. Il a beaucoup de qualités, c'est un gars en or – étrange, même, qu'un type comme lui puisse être ami avec un connard dans mon genre. Rien que le fait qu'il puisse me supporter m'émerveille.
Bref, comme ce Jorge si parfait est aussi un mec compréhensif, je lui ai expliqué le "problème" que j'avais avec cet étrange client qui s'appelle Joshua. Du coup, tous les deux, on a passé notre semaine à espionner toutes ses actions, ses entrées, ses sorties, avec une précision et une efficacité digne d'une commère de niveau 4. Il en est ressorti que le bonhomme arrive tous les soirs vers 21 heures, et repart à la fermeture, quand c'est moi qui la fais, sinon, dix minutes après mon départ, quand je m'éclipse avant.
- C'est toi qu'il veut voir, Gabriel, même pour un type comme moi, ça crève les yeux, m'a dit Jorge sur le ton de la confidence, un peu plus tôt dans la journée.
Mais si c'est moi qu'il vient voir, pourquoi est-ce qu'il ne vient pas me parler, simplement ? Je ne mords pas – sauf exceptions, mais le but recherché n'est pas vraiment le même – et il ne m'a pas l'air non plus du genre timide, ni amoureux transi.
Comme ce soir – même s'il est assis au bar, ce qui constitue une évolution par rapport à d'habitude, il ne parle qu'à Jorge. De cocktails, d'études, de politique, d'appartements, de loisirs… Le sujet de l'amour est soigneusement évité, cela dit – Jorge, parce que ça le déprime, étant amoureux du pauvre même type depuis des années, et sans que celui-ci s'en rende seulement compte ; et Joshua n'en pipe pas un mot non plus.
Parfois, Jorge s'éclipse pour aller servir une commande à un client – et là, c'est le silence absolu jusqu'à ce qu'il revienne. C'est si ridicule que ça en devient presque embarrassant. De plus, c'est Jorge qui a fait l'ouverture du bar, aujourd'hui, ce qui signifie qu'il ne tardera pas à terminer son service – comment agira-t-il, à ce moment-là ? Est-ce qu'il se forcera à lier conversation avec moi, ou est-ce qu'il s'en ira ?
- Gabriel, je peux te laisser le bar, à toi et Yonsaeng ? Il faut que je rentre m'occuper de Berlioz.
- Berlioz ? Ton nouveau copain ?
Il sourit d'un air un peu amer – lui aussi aimerait passer à autre chose, je crois – et répond :
- Non, c'est mon chaton. Je l'ai eu il y a quelques jours. Il pisse partout quand je le laisse seul, alors j'essaye d'être là le plus possible…
- Oh, d'accord… Sympa, Berlioz, comme nom ! Je savais pas que t'aimais la musique classique.
- Ouais, j'aime bien, dit-il en souriant. J'y connais pas grand-chose, mais j'aime bien la Symphonie Fantastique de Berlioz, alors…
- Ouais, c'est un beau morceau. Et la suite est pas mal, non plus, Lélio ou le Retour à la Vie…
- Ou alors Roméo et Juliette, aussi, de Berlioz ! dit Jorge.
Il a l'air carrément enthousiasmé par le tour que prend la discussion – je ne le savais pas si passionné. Comme quoi, si j'avais su, je lui en aurais parlé plus tôt, parce que moi aussi, j'aime beaucoup le classique.
- Roméo et Juliette, je préfère la version de Prokofiev, moi…
- Ah oui, elle est trop bien aussi ! admet Jorge avec un grand sourire. Mais elle est super utilisée dans les pubs et tout ça… Surtout pour les parfums.
- Oui mais enfin, ça n'enlève rien à la beauté de la pièce. T'es pas d'accord, Joshua ?
Tentative pour essayer de le faire participer à notre discussion – c'était plutôt gentil de ma part, non ? – mais il nous fixe d'un air irrité, et quand il répond, sa voix est glaciale :
- Je ne sais pas. Je ne connais pas assez bien la musique classique.
Évidemment, son ton peu amène jette aussitôt un froid, et rappelle à Jorge qu'il doit aller s'occuper de son chaton. Il me jette un regard où j'ai l'impression de lire "bon courage!" et ne tarde pas à s'éclipser, après avoir rassemblé ses cliques et ses claques, et après avoir souhaité une bonne soirée à Joshua.
Qui reste là, silencieusement, à boire son mojito.
Il ne reste plus grand monde, dans la salle, à cette heure-ci – en plus, le mardi, ce n'est pas un jour plein, et à tout prendre, il doit rester moins d'une dizaine de personnes. C'est peut-être le moment idéal pour résoudre ce problème qui me prend la tête.
Je m'accoude au bar, en face de Joshua, et je n'y vais pas par quatre chemins, je dois dire – je lui demande franco :
- Dis-moi, Joshua, pourquoi tu viens ici tous les soirs, au juste ?
Peut-être qu'il ne s'attendait pas à ce que je sois si direct – quoi qu'il en soit, il est un peu surpris. Il lève les yeux vers moi (ah ! enfin…) et reste silencieux, pensif.
- Le bar me plaît, finit-il par laisser tomber.
- Ah, oui. Donc tu viens tous les soirs, même quand je ne suis pas là ?
S'il était un menteur, il me répondrait oui tout de suite, mais peut-être qu'il n'en est pas un – quoi qu'il en soit, il fronce les sourcils, et dit :
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Simple curiosité, je réponds d'un ton neutre. Ça t'embête d'y répondre ?
Je sais, c'est pas très sympa de le ferrer comme je le fais, mais j'ai envie de savoir ce qui motive ses actions, à la fin. Ça m'énerve de rester dans une telle incertitude.
- Je sais plus si je suis venu ou pas ces soirs-là, finit-il par répondre, sur la défensive.
Ouais, tu parles. Très crédible, mon loulou.
- Ah bon… Et tu es étudiant, c'est ça ?
- Ouais…
Il est méfiant, ça se voit. Qu'importe.
- En quoi, déjà ?
- En droit…
- Ah, en droit… J'aurais bien aimé faire ça, moi aussi ! Mais je ne crois pas que j'aurais trouvé le temps et l'argent de venir squatter tous les soirs dans un bar si ça avait été le cas.
Cette fois, il a l'air vraiment irrité – je crois qu'en fait, loin d'avoir envie de sortir avec moi, il me déteste, plutôt. Peut-être que c'est après Jorge qu'il en a, après tout ? Mais non, impossible – il s'en va juste après la fin de mon service, il ne vient que les jours où je suis là, et il passe son temps à me regarder, du fond du bar…
- J'ai le droit de venir ici si ça me chante, non ? grogne-t-il.
- Bien sûr. J'ai jamais dit le contraire.
- Vu tes allusions, c'est comme si ! Je fais ce que je veux, et j'ai pas de comptes à te rendre…
Le client est roi, disent-ils. Alors même si j'ai envie de plein de choses, en ce moment-même, comme de le tabasser, de l'engueuler, de lui crier qu'il a intérêt à me fournir des explications, de l'embrasser, de le gifler (trouvez l'intrus parmi les différentes propositions), je garde mon sourire professionnel et une voix aimable pour répondre :
- Bien sûr.
Il hoche la tête, l'air de dire "bien !" et ajoute :
- Sers-moi un autre mojito.
Et en attendant, il ne s'en va toujours pas. Jorge n'est plus là, Yonsaeng… Pourrait-il en avoir après Yon ? Non, il ne travaille ici que trois soirs sur sept, et Joshua vient même quand il n'est pas là. Quant aux autres clients du bar, aucun n'est tout seul, ce soir.
Je lui sers son mojito.
- Merci…
- Pas de quoi, j'espère qu'il sera aussi bon que celui de Jorge.
Il goûte… et ne dit rien. Pas de "oui, il est aussi bon, t'inquiète!" ni de "waouh, il est même encore meilleur". Je pourrais même me sentir un peu vexé, si je ne savais pas parfaitement à quel point le type que j'ai en face de moi est spécial. Il le boit d'un trait, mon mojito – pour faire passer plus vite son goût dégueulasse ? non, impossible… je ne suis pas si nul – et me regarde d'un air que je n'arrive pas à analyser et qui m'agace plus que tout.
Je crois que je commence à avoir une dent contre ce type.
- T'es encore célibataire, en ce moment ?
La revoilà, la phrase taboue !! Cette fois, pas question de lui répondre simplement, si c'est pour qu'il me mette encore un vent, comme la fois dernière.
- Pourquoi tu veux savoir ?
- Parce que j'avais entendu dire que tu sortais avec n'importe qui, alors…
- Alors ?
- Ça m'intriguait, c'est tout.
Il est sur la défensive, à nouveau. Tant pis, il s'est lancé encore une fois dans la conversation, cette fois, s'il s'embourbe, c'est pas mon problème – moi, je ne me ferai plus avoir.
- Et pourquoi ça t'intrigue ? J'aime pas les gens qui tournent autour du pot, alors si tu veux me dire quelque chose, dis-le moi clairement.
- J'ai rien à te dire, dit-il sèchement.
On dirait que ce n'est pas encore ce soir que j'aurai mes explications. Il dépose un billet de dix sur le comptoir, ne prend pas la peine de récupérer la monnaie de ses deux mojitos, et se lève, remet son manteau. Je ne vois pas bien comment je pourrais le retenir, et surtout, je ne vois pas non plus pour quelle raison je le ferais. Plus je lui parle, moins je le comprends, et ça m'agace prodigieusement – j'ai atteint la dose limite pour ce soir, il vaut mieux qu'il s'en aille.
- À plus, lance-t-il simplement avant de s'en aller.
- Merci de votre visite, cher client, je réponds sur un ton monocorde.
Il claque la porte d'entrée derrière lui, et je soupire. Encore une soirée où je n'ai rien pigé au comportement de ce type. Il me demande si je suis célibataire, encore une fois, et l'instant d'après, il me fixe comme si je le répugnais au plus haut point.
À quoi ça rime, bon sang…?
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(Mercredi 24 décembre)
C'est bientôt la fin de l'année. Jamais ma période préférée, en général, mais enfin, il faut bien passer par là à un moment où à un autre. Déjà, pour ce réveillon, je suis d'astreinte au bar – j'ai dit à Gerry que ça ne me dérangeait pas du tout de venir un mercredi, et de rester jusqu'à la fermeture. De toute façon, je ne fête jamais le réveillon, ni Noël, alors autant passer ce moment à travailler et à gagner des sous plutôt qu'à glander devant les programmes télé tous plus ennuyants les uns que les autres.
Et puis, il est prévu que ce soit plutôt tranquille ; en général, le réveillon de Noël, c'est le moment des repas en famille, mais pas des bringues entre amis dans les bars ; je ne pense pas qu'il y aura beaucoup de monde à venir boire un verre. Pour l'occasion, on a tout de même décoré le Nightingale avec quelques guirlandes lumineuses et un sapin, dans un coin, au pied duquel il y a des boîtes en carton vides emballées en guise de cadeaux. Les autres, je ne sais pas, mais moi, je trouve qu'il n'y a rien de plus frustrant que des cadeaux vides. Au moins, sans cadeaux, on sait qu'on en a pas – mais des boîtes vides emballées, ça donne de faux espoirs…
C'est sans doute l'enfant qui parle en moi – déjà petit, je détestais ça. Pas de cadeaux une bonne fois pour toutes, nom d'un chien ! On peut survivre. Mais pas de faux espoirs.
- Tu fais la fermeture, Gabriel ? me demande Jorge, étonné, en me tirant de mes rêveries.
- Ouaip, je me suis dévoué…
Il est déjà en train de mettre son manteau – il est à peine 19h, mais bien sûr, il a quelque chose de prévu pour le réveillon, lui.
- Tes parents ne vont rien dire ?
Voilà – au bout d'un moment, il faut toujours en venir à cet instant délicat, au moment où je dirai à une nouvelle personne qu'ils ne risquent pas de dire grand-chose, de là où ils sont, et voir l'air apitoyé se peindre sur un visage de plus. Ça n'a jamais changé, en seize ans.
- Ils sont décédés, je réponds avec un sourire.
Là, Jorge a l'air encore plus mortifié que tous les autres à qui j'ai pu en parler. C'est compréhensible, et sans doute de ma faute – ça fait presque cinq ans que je bosse dans ce bar, et je ne lui avais jamais avoué. Il faut dire que ce n'était pas quelque chose qu'on a forcément envie d'évoquer à tout bout de champ…
- Ah, je suis désolé, je savais pas, balbutie-t-il.
- Pas la peine d'être désolé, Jorge, ça fait longtemps, maintenant.
- Combien de temps…? demande-t-il avec précaution.
- Seize ans. Pas la peine de te sentir embarrassé, c'est du passé. Mais ça mis à part, tu vas pas être en retard, si tu traînes ici ?
- Oh !
Il jette un regard affolé à l'horloge murale au dessus du bar, et récupère ses affaires en vitesse avant de s'écrier :
- J'y vais ! Bon courage pour la soirée ! Joyeux Noël !
- À toi aussi.
Les clochettes tintent quand les portes se referment, et je soupire – Joyeux Noël. Qu'est-ce qu'il y a de joyeux dans Noël ? D'ailleurs, je suis sûr que le gars que j'ai largué hier se dit la même chose – oui, parce que je n'allais pas rester célibataire un mois non plus. D'ailleurs, c'était un record, je suis sorti avec lui pendant deux semaines, assez incroyable… Mais au final, il n'était pas très amusant, comme type.
Quant à l'autre, depuis notre dernière conversation, il est passé fugitivement dans le bar une fois, mais rien de plus. Je ne lui ai plus parlé, et il ne m'a plus approché, et je me demande toujours ce que ça voulait dire, au final, mais plus le temps passe, et moins ça a d'importance, même si je me demande vaguement quand je le reverrai la prochaine fois.
Quoi qu'il en soit, c'est encore plus mort que ce que j'avais prévu : il n'y a pas une seule âme dans le bar, à part moi. C'est limite déprimant. D'habitude, il y a toujours des trucs à faire, ranger, laver la vaisselle, créer des cocktails… Mais là, j'ai déjà tout briqué de fond en comble, j'ai fait la vaisselle, et je n'ai personne à qui faire de cocktails, à part moi-même – et il ferait beau voir que le barman soit saoul.
Ça doit être la première fois depuis que j'ai commencé à bosser ici que j'ai l'occasion de m'ennuyer. Je commence une partie de flipper, suivie d'une partie de fléchettes, et au final, l'arrivée de mon premier client se fait au moment où j'ai abandonné les jeux pour mettre la télé et regarder un anime qui passe sur Game One – toutes les autres chaînes diffusent des bêtisiers, ce que je déteste profondément. En plus, je le connais, cet anime, il s'appelle Durarara !!, et j'avais trouvé les premiers épisodes plutôt sympa.
La clochette de la porte d'entrée résonne au moment où le personnage qui s'appelle Izaya se prend une poubelle de combini en plein dans la tronche et s'en va valser sur quelques mètres – un excellent passage, d'ailleurs, mais je suis distrait par autre chose : l'identité de mon client, que je vous donne en mille.
Je me relève.
- Joshua ?
- Salut, lance-t-il avec son air neutre habituel. T'es tout seul ?
- Plus maintenant, on dirait… Pourquoi t'es là ?
Oui, pourquoi, d'abord ? Deux semaines qu'il ne vient pas, et voilà que subitement, le jour de Noël, il se pointe. J'ai touché le jackpot, on dirait.
Il hausse les épaules, sans répondre – bordel, à peine arrivé, il m'agace déjà, c'est fou.
- Désolé, mais si tu veux un cocktail, Jorge n'est pas là ce soir.
- Ça m'est égal. Je suis pas venu pour lui.
Il est venu pour quoi, alors ?
J'ai peut-être un début de réponse à ma question quand il prend mon visage entre ses mains et m'embrasse brusquement, sans que je m'y attende le moins du monde… Il m'embrasse.
Il y a une pensée qui me traverse la tête, fugitivement : je le savais, il avait envie de moi ! et puis je suis distrait, parce que Joshua Lasheras embrasse scandaleusement bien. Alors, je n'essaye même pas de résister (pour quoi faire ?), et je glisse mes bras dans son dos, et je réponds à son baiser - et combien de temps s'écoule, comme ça ? Je ne sais pas trop. Il me fait courir tellement de frissons dans le dos que je pourrais faire l'amour avec lui, là, sur une des tables du bar, sans même me soucier du fait que je sois en plein service, ou que n'importe qui pourrait entrer.
C'est ce qui se passe, d'ailleurs – après une éternité ou deux, passées à se dévorer les lèvres mutuellement, il y a deux personnes qui entrent dans le bar, et qui se figent en nous voyant nous embrasser.
- Oh ! Désolé, dit l'une d'entre elles d'un ton gêné.
C'est pile la claque qu'il me faut pour retrouver mes esprits – et ma conscience professionnelle, accessoirement ; je m'écarte de Joshua aussitôt, en priant n'importe quel dieu qui voudra bien m'écouter de faire en sorte que mes joues cessent de flamber, et je me tourne vers les deux clients, dont un type que j'ai déjà vu parce qu'il est venu plusieurs fois.
- Qu'est-ce que je peux vous servir ?
- Je peux vous laisser seuls, si vous préférez, me répond l'homme, avec un sourire qui me met horriblement mal à l'aise.
- Non, vraiment, c'est inutile. Dites-moi ce que vous voulez boire, je vous l'apporte tout de suite.
- Une Kwak, alors.
- Pour moi aussi, ajoute l'autre.
Je devine plus que je ne vois le regard moqueur de Joshua dans mon dos, et tandis que je prépare en quatrième vitesse les bières que m'ont commandées les nouveaux arrivants, il s'appuie sur le bar, en face de moi, et murmure :
- Tu finis à quelle heure ?
Le regarder ? Ne pas le regarder ?
Je lève les yeux vers lui. C'est pas un simple baiser, ni un mec comme lui, qui vont me faire rougir comme une pucelle en chaleur, tout de même…
- Minuit, probablement.
- Ok… Rendez-vous devant l'église Saint Maurice, quand tu auras fini… Tu vois laquelle ?
- Celle à l'intersection de la rue de Paris et de la rue de Béthune ?
- Ouais, celle-là. Je t'attends là-bas après ton service.
Sans même attendre ma réponse, il sort du bar en faisant tinter la clochette, et je fixe la porte, perturbé, avant de me souvenir que les clients qui nous ont interrompus m'ont commandé une bière, et que je suis censé la leur apporter. Lorsque je dépose les verres à Kwak sur leur table, ils me remercient avec un sourire entendu – ça va jaser dans le coin pendant un moment, j'imagine.
Je retourne derrière le bar – plus question de regarder la télé, maintenant qu'il y a des clients – et j'ai tout le loisir de réfléchir à ce qui vient de se passer. C'est bien la première fois que quelqu'un prend l'initiative de façon si brusque. Dire que j'ai toujours affaire à des garçons timorés, qui sont intimidés rien qu'à l'idée de me demander de sortir avec eux, on peut dire que ça change, cette fois.
Et puis, bon sang, ce type embrasse comme un dieu.
Le vrai problème, dans tout ça, c'est le point de rendez-vous. Déjà, pourquoi une église ? Et pourquoi celle-là en particulier, alors qu'il y en a une juste au coin de la rue, à l'intersection de la rue Nationale ? Et surtout… est-ce que je vais y aller, à son rendez-vous ? Après le patin magistral qu'il vient de me rouler, j'imagine que s'il me demande d'aller le rejoindre, c'est quand même pour qu'on parle de quelque chose de bien concret, comme par exemple, la possibilité de coucher ensemble cette nuit (d'ailleurs, il ne fête pas le réveillon ?) – mais ce type fait toujours autre chose que ce que j'attends de lui ; si ça se trouve, c'est juste pour me demander d'aller à la messe de minuit. Et là, je comprendrais que j'ai vraiment perdu mon temps.
Si je n'y vais pas, d'un autre côté, je ne saurai jamais ce qu'il me voulait vraiment.
Lorsque les deux clients viennent me régler leur bière, je me rends compte qu'il est déjà 23 heures et que je n'ai toujours pas trouvé de réponse à la délicate question du "j'y vais ou j'y vais pas ?" alors que le temps file inexorablement.
- Merci de votre visite, joyeux Noël !
Lorsqu'ils sortent, je me retrouve de nouveau seul. Si Joshua avait été là, je suis certain que plus personne ne nous aurait interrompus, si on avait décidé de s'y remettre – aucun autre client ne viendra, ce soir. D'ailleurs, la neige a recommencé à tomber, sans que je m'en aperçoive. Avec le réveillon en plus, personne ne prendrait la peine de mettre le nez dehors, à part deux trois clampins, ou ceux qui n'ont pas de famille avec qui fêter Noël. En ce moment, Nina, Jorge, Lawrence et les autres doivent déballer leurs cadeaux – et des vrais, ceux-là, pas des boîtes vides dans des emballages colorés pour faire illusion.
Et lui, pourquoi est-il venu me voir ce soir, précisément ? Comment savait-il que le bar était ouvert, et que j'y bossais, alors qu'on est le réveillon et qu'en plus de ça, je ne travaille jamais le mercredi ? Rien que pour avoir les réponses à ces questions, j'ai envie d'y aller, à son rendez-vous. De toute façon, ça ne me coûte rien, et ce n'est qu'une petite déviation sur le chemin pour rentrer chez moi.
A minuit moins le quart, je ferme boutique ; comme prévu, personne n'est venu, alors s'en aller un peu plus tôt n'a pas grande importance. Lorsque je ferme à clé les portes d'entrée après avoir éteint toutes les lumières, et que je me retrouve dehors, sous les flocons, j'hésite. Je passe par l'église, pour rentrer chez moi ?
Bordel. Foutu dilemme.
Bon – je ne vois pas pourquoi je fuirais, après tout, et je n'ai rien à perdre non plus (et peut-être un bon amant à y gagner) alors j'y vais.
Lorsque j'arrive devant l'église, la neige tombe toujours, il est minuit pile, les cloches sonnent pour annoncer la messe de Noël, et ce connard n'est pas là. J'ai beau regarder dans toutes les directions, impossible de détecter sa silhouette. Peut-être qu'il est caché derrière un des arbres qui bordent l'église, mais d'habitude, quand quelqu'un donne rendez-vous, il se place de façon à être bien visible, n'est-ce pas ?
D'ailleurs, à bien y regarder, l'endroit est plutôt glauque pour un rendez-vous. L'église est à peine éclairée, et les arbres qui la bordent, dépouillés de leurs feuilles, ressemblent à des squelettes lugubres. Ce serait même légèrement flippant, s'il n'y avait pas quelques passants pour aller à la messe de minuit.
Et après un nouveau tour d'horizon, il n'est toujours pas là – ça m'énerve ! Dire que je consens à venir le voir au rendez-vous qu'il m'a fixé, et il se permet de me poser un lapin !
- Salut, Gabriel.
Je sursaute. Il a posé une main de fer sur mon épaule, et sa voix était tout près de mon oreille. Et là, il me vient à l'esprit, pour la première fois, que c'est peut-être un type vraiment louche, un assassin, ou quelque chose de ce genre – mais quand je me tourne vers lui pour le regarder, c'est toujours le même visage qui m'observe, et décidément, il n'a pas une tête de tueur, malgré ses lèvres qui ne sourient jamais et l'arrogance de ses yeux noirs.
- Je ne m'attendais pas à ce que tu viennes, commente-t-il, l'air presque étonné.
- Pourquoi ?
- Je sais pas. Tes yeux avaient l'air de dire que tu ne viendrais pas, tout à l'heure.
- Ben, faut revoir tes capacités de déchiffrage, alors.
Si c'était n'importe quel autre gars, la conversation serait totalement banale, mais parce que c'est lui, je suis sur la défensive, et de son côté, il n'a pas l'air franchement détendu non plus. Et je fais tout mon possible pour ne pas penser à la phrase rituelle : "qu'est-ce que je fous là, déjà ?" qui rendrait le tout encore plus glauque – pas évident.
Pour penser à autre chose, je l'observe ; il a changé de fringues, depuis tout à l'heure ; sans doute qu'il n'habite pas très loin d'ici. La lumière n'est pas très forte, mais j'arrive tout de même à distinguer son expression, aussi neutre que d'habitude.
Bon, j'ai pas pour habitude de tourner autour du pot, alors je lui demande franco :
- Pourquoi tu m'as demandé de venir ?
- J'avais envie de parler avec toi.
- On pouvait parler au bar…
- J'avais envie que ce soit ailleurs.
- Pourquoi une église ? Y'a un message caché là-dedans ?
- Bah, elle est jolie, tu trouves pas ? Architecturalement. Gothique flamboyant… Je la trouve classe.
Tout personnellement, l'architecture, c'est bien un art qui me laisse de marbre. Mais bon, ok, c'est vrai qu'elle est sympa, cette église…
- Tu m'as fait venir ici juste pour me montrer l'église ? Maintenant que je l'ai vue, je peux rentrer chez moi, du coup ?
Il soupire – il soupire ! Mais c'est moi qui devrais soupirer, nom de nom ! J'ai quand même plus de raisons que lui d'être mécontent.
- T'es vraiment impatient, hein ? dit-il. Bon, alors on va passer à la vitesse supérieure. Pourtant, j'avais réuni la neige et l'église, c'était plutôt joli, comme cadre. Tant pis, je vais faire court : sors avec moi.
C'est bien la première fois que j'en reste comme deux ronds de flan quand un type me dit ça.
- Hein ?
- Et sourd, en plus ? Sors avec moi. T'es redevenu célibataire, pas vrai ?
- Comment tu le sais ?
- Je ne le savais pas, c'était juste une hypothèse. Puisque c'est vrai, et que t'acceptes de sortir avec tout le monde, sors avec moi.
Je le fixe – il a l'air on ne peut plus sérieux, et puis, au fond, voilà enfin une réaction qui va dans le sens que j'attendais. Quoi que légèrement bizarre… Sors avec moi, c'est la première fois que quelqu'un fait de cette phrase un ordre.
J'aurais envie de protester, de dire "je sors pas avec tout le monde", mais le fait est que ce serait faire mentir la vieille pute que je suis. Et puisque c'est la vérité, et que je sors avec n'importe qui, la réponse est prévisible.
- Ok, si tu veux.
J'aimerais ajouter mon traditionnel "mais je ne te connais à peine" – le problème, c'est que je le connais déjà vachement mieux que les autres, celui-là. Combien de fois j'ai couché avec un type en ignorant jusqu'à son nom de famille ? Lui, ça fait un moment que je sais qu'il s'appelle Joshua Lasheras.
En fait, c'est une grande première : ça sera la première fois que je sors avec un type qui ne m'était pas inconnu au départ.
- T'es d'accord ? demande-t-il, l'air un peu surpris.
- De toute façon, vu comme tu l'as formulé, ça ne me laisse pas trop le choix, pas vrai ?
- C'est pas comme si je t'y forçais non plus. Mais t'acceptes, alors ?
- Je te dis que oui.
Il ne sourit pas – on dirait que l'expression "aimable comme une porte de prison" a été inventée pour lui – mais dans les ténèbres de ses yeux, je vois danser une lueur de satisfaction tout à fait surprenante, venant de lui. Et une fois de plus, je me dis que ce type est un mystère ambulant.
Mais enfin, à tout prendre, ça peut se révéler intéressant…
- Tu ne fêtes pas le réveillon ? je demande subitement.
- Et toi ?
- Bah… Non, comme tu peux le voir.
- Voilà. Pareil pour moi.
Lui non plus, il n'a pas de famille avec qui la passer ? Ou alors, elle habite loin, ou alors elle l'a jeté hors du foyer quand elle a appris qu'il était gay ?
- Et Noël ? Tu le fêtes ?
- Non, répond-il. Je ne fais rien du tout demain.
Bizarrement, le fait qu'il me dise qu'il passe les fêtes seul, tout comme moi, alors qu'à côté, il y a une église pleine de personnes réunies pour entendre la messe de minuit, alors que tous mes amis fêtent le réveillon avec leurs parents, juste cette petite phrase me donne l'impression d'être plus proche de lui, en cet instant, que de n'importe qui d'autre. Le clan des deux laissés-pour-compte, finalement…
- Moi non plus, je réponds. T'as qu'à venir chez moi…
Et là – miracle ! – je vois un sourire, le tout premier que j'ai jamais vu, éclore sur ses lèvres. Bon, à peine perceptible, et pas dénué d'une certaine ironie, mais quand même.
- On fait ça, alors.
Et là, il décide qu'il est temps de m'embrasser une nouvelle fois pour sceller notre pacte, sans doute – et moi, je décide que c'est le domaine dans lequel je suis le plus à l'aise, et donc que je n'y vois pas d'inconvénients.
Et quand les gens de la messe de minuit en sortent, au son des cloches de l'église, je crois qu'on est toujours en train de s'embrasser, les pieds enfoncés dans cinq centimètres de neige fraîche, les doigts glacés et les lèvres brûlantes.
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