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(vendredi 5 juin)
S'il y a quelque chose de salvateur, sur terre, c'est les livres. C'est le deuxième que je lis en deux jours. Le dernier de mes exams s'est achevé, j'ai maintenant tout le loisir de glander au café en lisant tout mon saoul.
Bien sûr, lire dans un tel endroit comporte des petits inconvénients…
- Hé, Joshua…
Ainsi, Léonard de Vinci a donc servi César Borgia de mai 1502 à mars 1503… Je tourne la page.
- Fais pas semblant de pas m'entendre !
Je relève les yeux de mon livre, et je soupire, tout en me demandant qu'est-ce que j'ai bien pu faire, dans ma vie, pour mériter une telle déveine. Parce que quand ce ne sont pas les jumeaux qui me saoulent avec leurs histoires inutiles, c'est cette fille, qui a décidé, pour une raison que j'ignore, de devenir ma nouvelle meilleure amie.
- Fous-moi la paix, Noah. Je suis en train de lire.
- Ah oui, ton livre sur Da Vinci… Je l'ai déjà lu, dit-elle comme si c'était un exploit.
- Génial. Moi pas encore, alors tu vas être gentille et me laisser tranquille.
Ça ne fait pourtant pas si longtemps, depuis la première fois qu'elle s'est mise à nous parler, à peine quinze jours – mais depuis, elle est presque venue tous les jours au café pour squatter avec nous. Et même quand les jumeaux (avec qui elle échange 95% de la conversation) ne sont pas là, elle vient quand même, et elle tente de me faire parler, moi ! Comme si une nana était capable de m'intéresser assez pour ça…
- J'ai vu Gabriel, hier.
Je relève les yeux. Ok, comme quoi, finalement, ça peut lui arriver de dire des trucs dignes d'attention… Mais enfin, j'imagine que beaucoup de personnes peuvent se vanter d'avoir vu Gabriel hier – moi-même, je l'ai croisé en début de semaine. Et ce connard m'a délibérément ignoré…
Ah, j'ai les nerfs rien que d'y repenser.
- Génial pour toi, je réponds d'un ton coupant.
- Oui, je suis allée au Nightingale, et j'ai parlé un peu avec lui… Je lui ai demandé s'il te connaissait.
Arrêt sur image.
- Tu quoi ??
- Ben oui, Léo m'avait dit que vous étiez amis. Du coup j'ai demandé à Gabriel…
J'ai envie de lui jeter ma tasse de café dans la gueule, j'ai envie de défigurer à jamais cette petite connasse de lesbienne qui s'imagine qu'elle peut sans problème s'immiscer dans nos affaires personnelles ! Mais la battre à mort, même si ça me fait très envie, ne m'aidera pas trop, pour le coup – et j'ai pas envie de passer le reste de ma vie en taule. Je respire un grand coup.
- J'espère que tu vas te prendre un bus dans la gueule en sortant dehors.
- Pourquoi ? demande-t-elle, l'air tout étonné. Je voulais te rendre service !
- C'est pas "rendre service" que tu fais, c'est t'incruster dans la vie privée des gens ! Que je connaisse Gabriel ou pas, qu'on soit effectivement amis ou pas, c'est mon problème, et ça n'a rien à voir avec toi, Noah !
- Oh là là, qu'il est grognon, c'est pas possible, ça ! elle râle.
C'est très frustrant. Quand est-ce que ces trois crétins comprendront-ils qu'ils me pourrissent mon quotidien ? Déjà les jumeaux, c'était quelque chose, mais au fond, ça allait encore ; mais si cette conne s'y met en plus, on n'est pas rendus !
- Et tu ne veux pas savoir ce qu'il a dit ?
- Je m'en fous, de ce qu'il a dit !!
Elle se tait, vexée – et moi, je regrette déjà. D'abord, parce que c'est pas vrai que je m'en fous. Pas vraiment. Depuis que je l'ai croisé dans le métro, l'autre jour, depuis qu'il m'a sciemment ignoré, je ne pense qu'à lui. Tout le temps. C'est pitoyable… Et en la rabrouant comme je viens de le faire, je viens de me priver tout accès à une information beaucoup plus croustillante que toutes celles qui me sont parvenues ces deux derniers mois : savoir, enfin, ce que Gabriel pense de moi, maintenant.
- Bon. Il a dit quoi ?
Elle relève la tête et sourit, pas rancunière pour deux sous. Les filles, trop faciles à manipuler…
- Je lui ai demandé s'il connaissait un certain Joshua. Toi, donc.
- Merci de l'info.
- Et il a réfléchi, et puis il a souri et il a dit "peut-être, je ne me souviens pas bien". Visiblement, on dirait qu'il ne se souvient pas de toi, mon pauvre petit chou…
Je serre le poing – quel menteur, quel menteur !!
- Je vois pas comment il m'aurait oublié !!
Je n'ai pas pu m'empêcher de dire ça. Je regrette déjà ; Noah est pire que les jumeaux, quand il s'agit de farfouiller dans la vie privée des gens. Sous des dehors gentils, elle ne lâche rien, elle gratte tout ce qu'elle peut trouver. Je suis foutu.
Alors je me lève – de toute façon, j'ai déjà passé assez de temps dans ce bar pour aujourd'hui - et je sors vite fait. Sans payer, mais peu importe, Ugo fera passer ça sur ma note plus tard. Tout pour échapper à Noah… et aux imbécillités qu'elle raconte – parce que Gabriel ne peut pas m'avoir oublié. C'est juste un mensonge éhonté. Moi, qui aurais pourtant tout donné pour le faire, je n'ai jamais réussi à le sortir de mes pensées ; alors c'est certainement pas lui, amoureux de moi comme il l'était, qui aurait pu y arriver !
Je me réfugie chez moi, mon seul véritable havre de paix, finalement, puisque le Tarmac commence à être envahi de gens qui n'arrêtent jamais de m'emmerder. Chez moi, en plus, Gabriel n'est jamais venu, ce lieu ne se rattache à aucun souvenir de lui en particulier. C'est parfait comme ça…
Je me jette sur mon lit. Je ferme les yeux. Je voudrais juste qu'il disparaisse…
Une bonne fois pour toutes…
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(vendredi 12 juin)
J'en ai rêvé, un chauffard l'a fait.
Je contemple Jorge, silencieusement. Je l'ai croisé en allant chercher mes résultats à la fac, comme si ça ne suffisait pas d'avoir rencontré par hasard le blond il n'y a pas si longtemps que ça – du coup, on en a profité (du moins, il en a profité…) pour parler un peu, et pour m'apprendre des nouvelles fraîches du jour. Ou plutôt, de la semaine. Terriblement fraîches.
- Renversé par une voiture ?
Eh ouais. Même moi je n'arrive pas à y croire. Comment un conducteur a pu ne pas voir un type aussi flagrant que Gabriel ? Si ça avait été moi à sa place, je l'aurais vu de loin, et j'aurais freiné à temps quand il aurait voulu traverser…
Ouais, ou pas, en fait. Mais ça aurait été plus par revanche personnelle que parce que je ne l'avais pas vu.
Le chauffard, lui, il ne l'a pas vu.
Et ça me choque. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me choque affreusement. Peut-être parce qu'il s'est fait envoler le jour où j'ai souhaité le voir disparaître de ma vie pour de bon… Je ferais bien de nuancer mes souhaits, à partir de maintenant.
- Il est mort…?
- Bien sûr que non, répond Jorge sur le ton de l'évidence. Il est déjà sorti de l'hôpital.
Aaah, mais qu'est-ce qu'il me foutait la trouille, cet imbécile ! J'y ai vraiment cru, moi, l'espace d'un instant ! Et je sens mon cœur tambouriner dans ma poitrine comme un fou, et ça ne pouvait définitivement pas être de la joie à l'annonce de son accident, alors quoi ? Quoi d'autre ? Le choc de voir mourir quelqu'un avec qui j'ai déjà couché ? Je me connais assez bien pour savoir que je ne me mettrais pas dans tous mes états pour un truc pareil.
Non, c'est parce que c'est lui…
Et ce n'est que maintenant, alors que Jorge m'annonce qu'il va bien, que cet imbécile d'organe consent à se calmer un peu. Je suis franchement pitoyable – il va falloir que je fasse une sérieuse séance d'auto-psychanalyse, en rentrant chez moi, pour déterminer où est-ce que ça cloche, à la fin.
- Il a le bras dans le plâtre, ajoute Jorge. Mais bon, il est tellement têtu qu'il n'a pas voulu prendre un congé maladie, donc il bosse toujours au Nightingale. Si tu veux passer le voir…
- Ah, non. Désolé Jorge, mais non.
Ça n'a pas l'air de l'étonner. Il sourit.
- Je m'en doutais, mais bon, on ne sait jamais.
- De toute façon, ça ne lui aurait pas fait très plaisir de me voir.
- Je sais, mais... Peut-être que ça l'aurait touché quand même… C'était sérieux pour lui, après tout.
Pour lui. C'est vrai que c'était loin d'être sérieux pour moi… Si – ma vengeance, elle, elle était sérieuse. Malgré ça, les mots de Jorge me font ressentir une culpabilité indéniable vis-à-vis de Gabriel, pour la première fois. C'était une juste revanche, bordel ! Telle qu'elle convenait à un type qui m'a piqué parents, amis, amants, et boulot, qui m'a pourri la vie sans relâche depuis l'âge de six ans.
- De toute façon, il a dû passer à autre chose depuis…
Admirez la technique du "je glane des informations sans en avoir l'air". Bon, d'accord, c'est très très flagrant, mais Jorge est un type plutôt naïf, ça a des chances de marcher, avec lui.
- Ouais…
Mince. C'est une réponse redoutable que ce petit "ouais", qui peut aussi bien vouloir dire la chose et son contraire. Ça ne m'apprend rien du tout. Soit c'est très finement joué de la part de Jorge (même si ça m'étonnerait…) soit il n'a pas envie de me parler de ça, soit il n'en sait rien – après tout, ça se peut aussi. Peut-être que Gabriel ne lui dit pas tout.
De toute façon, je m'en rends bien compte ; que ce soit Jorge, ou Noah, ou même les jumeaux (qui vont parfois espionner Gabriel), qui m'apportent des informations, ce n'est jamais assez détaillé, ça ne correspond jamais à ce que je veux entendre. Si je veux vraiment régaler ma curiosité sur ce point, je n'ai pas d'autre choix que d'observer de mes yeux la façon dont il a évolué depuis que je l'ai quitté.
Le problème est le suivant : si Gabriel m'aperçoit dans ses environs, il ne m'accueillera pas exactement par un "tiens, mon chéri, tu reviens vers moi ?". Pas vraiment. Ce qui ne serait pas le cas, d'ailleurs… Puisque j'irais juste pour observer les dégâts que j'ai causés. Juste histoire de savoir à quel point je lui ai fait mal. Savoir si ma vengeance a copieusement porté ses fruits. Ce sont toutes ces questions qui titillent mon intérêt… Et plus il sera malheureux, plus moi, j'en serai ravi.
- Tu veux que je dise à Gabriel que je t'ai vu ?
- Pourquoi faire ?
- Je ne sais pas, peut-être que… Je ne lui souhaite pas non plus un bon rétablissement de ta part ?
- Ça serait vraiment ironique, vu ce qui s'est passé la dernière fois qu'on s'est vus.
La différence entre le chauffard et moi, c'est que le chauffard, ses dégâts étaient physiques, les miens étaient psychologiques. L'un dans l'autre, on a œuvré au même but : blesser Gabriel. Je ne sais pas lequel des deux a le mieux réussi, cependant.
Jorge hausse les épaules.
- Comme tu voudras… Bon, bah, si tu veux passer un jour au bar… Quand Gabriel n'est pas là, si tu veux. Je t'offrirai un verre.
Jorge – un mystère sur pattes. Pourquoi continue-t-il à bien m'aimer alors que moi, j'ai tout fait pour faire le plus de mal possible à son ami ? Peut-être qu'il n'a pas eu tous les détails de l'affaire ? Non, il sait tout, ça se ressent dans ses paroles. Je ne comprends pas. Il est peut-être tout bêtement trop gentil.
- Et toi alors, avec Louis ?
- Oh – il rougit. Baah… Je dois remercier Gabriel, il m'a un peu forcé la main, du coup je l'ai invité au resto…
- Oh, génial.
Ça prend enfin une tournure intéressante, on dirait ; j'ai bon espoir de les voir ensemble dans une petite dizaine d'années. Gêné, il finit par s'éclipser (si j'avais su qu'il suffisait de parler de Louis pour qu'il se barre, je l'aurais fait plus tôt…) et moi, resté seul, ayant totalement oublié que j'étais venu consulter mes résultats, je réfléchis. Passer au bar quand Gabriel n'est pas là. C'est peut-être pas une si mauvaise idée… Ça m'évitera la confrontation brutale, tout en me mettant dans l'ambiance…
Et puis, bordel, le Nightingale est à tout le monde, après tout, pas vrai ?
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(samedi 13 juin)
Généralement, j'aime pas trop la foule, le bruit, et les gens ridicules. Et puis, je ne suis pas non plus un homme de convictions. Je n'aime pas soutenir les grandes causes, et se lever contre l'injustice du monde, c'est pas mon genre. C'est pour ça que jusqu'à présent, je n'avais jamais foutu un doigt de pied dans une gay pride de ma vie – et pourtant, plus pédé que moi, tu fais pas (à part la pute blondinette, peut-être).
Cette année, Noah, la lesbienne qui a décidé de s'incruster dans ma vie depuis quelques semaines, a décidé que c'était une honte, et m'y a emmené de force. Non que je ne sois pas capable de résister à une faible femme, et si elle n'avait pas disposé d'arguments aussi dévastateurs, j'aurais refusé aussi sec ; mais elle a menacé de révéler à Gabriel que je passais tout mon temps au Tarmac, et j'ai cédé face à la menace. Je ne sais pas vraiment ce que l'autre aurait pu faire d'une information pareille, de toute façon ; c'est certain qu'il ne viendrait pas là-bas – mais enfin, j'ai préféré éviter les ennuis.
Alors on défile, au milieu des gens déguisés, des types avec des caleçons en cuir et des ailes noires dans le dos, des beaux gosses bien moulés qui se tiennent la main, des filles très féminines et des filles très masculines, derrière les banderoles aux couleurs de l'arc en ciel, devant les camions qui diffusent de la musique (pas mon style de musique, d'ailleurs, mais passons). Il y a aussi de ci de là des couples hétéros qui défilent avec nous ; je suis sûr qu'ils se sentent limite plus impliqués que moi. Soit, l'ambiance est pas mauvaise, mais j'aurais préféré rester tranquille chez moi, avec une tequila, un ventilo, et la télé allumée pour regarder la demi-finale féminine de Roland Garros. C'est pas que la vision de sportives en jupettes me fait quelque chose, mais j'aime bien le tennis. Mais enfin, je me rattraperai demain pour la finale masculine.
Est-ce que Gabriel est là ? Connaissant son caractère, ça ne m'étonnerait pas trop qu'il se soit jeté dans la foule. Lui qui adore les trucs flashy, les jours qui sortent de l'ordinaire, les fêtes, les ambiances survoltées, c'est juste impossible qu'il ne soit pas là. Mais bon, relativisons ; dans ce millier de personnes en train de défiler dans la rue, la possibilité qu'on se croise est presque de zéro…
Enfin, j'espère…
- Souris un peu, Joshua ! On dirait que tu marches pour un cortège funèbre plutôt que pour une gay-pride !
Elle hurle, Noah, pour que j'arrive à l'entendre avec tout ce bruit. Si je ressors de là vivant, je serai sourd pour un mois au moins, ça, c'est certain.
- Noah, y'a une fille accrochée à ta main !
- C'est ma copine…
Ah tiens, elle était donc casée, celle-là ? Je n'aurais pas cru que quelqu'un puisse la supporter non-stop… Et pourtant.
Alors, intrigué, j'observe sa copine : elle n'a rien de particulièrement spécial, à part une douceur dans le regard qui me fait aussitôt me dire qu'elle doit être du genre à se laisser marcher sur les pieds. Peut-être qu'il faut bien ça, pour cohabiter avec l'agaçante Noah. Physiquement, elles sont complètement à l'opposé, avec Noah, grande brune bronzée, fine et élancée, pure beauté des îles, et sa copine, plus petite et un peu rondelette, plus pâle, et blonde – mais pas d'un blond immatériel à la Gabriel, non ; un blond plus franc et plus solide, un beau blond vénitien.
- Ça fait depuis le début qu'elle est avec nous, me dit Noah d'un ton de reproche, t'aurais pu la repérer avant, quand même.
- Désolée, mais moi, les filles, c'est pas le genre de truc auquel je prête attention, d'habitude.
La blondinette – zut, maintenant ça fait deux blondinettes dans mes connaissances… il ne me restera plus qu'à ajouter le qualificatif "petite pute" à Gabriel pour le différencier de cette fille – bref, l'autre me fixe d'un air relativement intimidé. Qu'est-ce qu'elle a, encore ? Je mords pas, à la fin.
Sans daigner faire les présentations, Noah se tourne et se retourne dans la foule, et soudain, sans le moindre avertissement, elle m'explose les tympans en hurlant à côté de moi et en gesticulant comme une folle.
- Hé hooo !! Nathaniel et Léooo !!
Tous les gens qui paradent près de nous se retournent vers elle, avec un sourire qui dit clairement à quel point ils la trouvent arrangée, et moi, je fais comme si je ne la connaissais pas, tandis que les jumeaux nous rejoignent.
- Qu'est-ce que vous foutez à la gay pride, vous, les deux hétéros convaincus ? je demande, un peu étonné. Vous devriez pas réviser pour le bac, plutôt ?
- Écoutez-moi le moralisateur ! s'exclame Nathaniel. Comme si t'avais pas passé la plus grande partie de l'année à sécher…
- Oui enfin, j'ai eu mon année quand même, je te signale. Toi tu risques pas de l'avoir, ton bac…
- Mais si, mais si, assure-t-il, l'air confiant. Les doigts dans le nez, tu verras ! Et puis, qu'est-ce que tu fais là, toi aussi ? Je croyais que t'avais horreur des manifestations dans le genre.
- C'est Noah qui m'y a tiré. Je réfute toute responsabilité.
C'est difficile de s'entendre, avec ce bruit, alors on décide d'un commun accord de remettre la discussion à plus tard – il y a trop de cris, trop de trompettes, trop de bousculade pour pouvoir faire une conversation sensée. Le mieux, c'est encore de s'asseoir à une terrasse pour regarder le défilé passer, et c'est ce qu'on finit par faire, après une heure de marche ; et c'est quand même plus sympa que d'être dans le cœur de la tornade.
- Regarde, ils distribuent des petites BD yaoi! s'excite Noah.
- Des quoi ?
- Mais si, tu sais, les mangas avec des histoires de gays.
Jamais entendu parler de ça – ils font même des mangas homo, maintenant ? Agitée comme une puce, Noah le feuillette pendant qu'on commande notre boisson, et pendant ce temps, je me dis que si Gabriel fait réellement partie du défilé, j'ai bien plus de chances de le voir en restant immobile que si j'avais continué à marcher. Mais enfin, tant pis – je cours le risque. De toute façon, en admettant qu'on se voie, il va détourner le regard de moi comme la fois dernière, et ça sera tant mieux.
- Ce soir, c'est Nightingale ! s'exclame brutalement Noah en claquant le fanzine sur la table. C'est ze-place-to-be un soir de gay pride. Tu viens avec moi, Joshua ?
- Non.
Léo et Nathaniel ricanent. Noah me regarde d'un air navré et sa copine – qui s'appelle Cléo, comme je l'ai su un peu plus tard – n'a pas l'air de comprendre mon refus catégorique.
Mais, en y réfléchissant…
- Attends… Gabriel bosse pas le samedi, en fait… Je pourrais peut-être y aller, finalement…
- Mais oui, s'exclame Noah, on va s'amuser !
D'autant que si j'en crois ce que m'a dit Jorge hier, il sort à peine de l'hôpital ; il ne devrait sans doute pas se sentir assez bien pour aller squatter dans un bar, et encore moins le sien, un jour de repos, alors qu'il y est fourré presque tous les autres jours de la semaine. Les chances s'amenuisent.
- Allez, on y va ensemble ! décide Noah, qui prend beaucoup trop de décisions pour moi, ces derniers temps.
On prend juste une pause le temps pour Noah de prendre une douche, et pour nous autres – mâles en pleine croissance – celui de dévorer notre repas du soir, puis, à huit heures tapantes, on est devant le Nightingale. Ça faisait un bail…
Noah avait raison. C'est vraiment l'endroit branché de cette journée de gay pride, à en voir le nombre honorable de personnes en train de papoter devant, et de fumer une cigarette. À l'intérieur, ça doit être plein à craquer. Qu'importe – je jette un coup d'œil à travers la vitre. Beaucoup de monde dans le bar, comme prévu, mais on peut me faire confiance pour repérer du premier coup d'œil mon ennemi juré. Je pourrais détecter sa présence dans un rayon de cent mètres, dans un endroit bondé et avec un foulard sur les yeux, s'il le fallait (Dieu veuille qu'il ne le faille jamais).
Là, je ne détecte rien – il est sans doute absent, comme prévu.
- Tu le vois ? je demande à Noah.
- Qui ça ?
- Le pape, crétine.
- Le pape viendrait certainement pas dans un lieu de débauche comme celui-ci, elle glousse.
Décidément, impossible de compter sur elle pour les choses sérieuses ; je continue mon inspection tout seul comme un grand. Je repère Jorge, et je repère Louis aussi, qui est au bar devant lui – ça s'annonce bien, un jour de gay pride, comme ça… C'est presque une déclaration. Mais personne d'autre de ma connaissance, si on omet la dizaine de péquenauds sans aucune importance que je connais de vue pour les avoir déjà rencontrés dans des bar gays en ville, ou pour avoir été au lycée avec eux, pour certains.
On entre dans le bar, et c'est là que je m'en rends compte que je n'aurais jamais dû franchir cette porte : c'est tout un fatras de souvenirs qui s'abat sur moi en cet instant précis. Comme par exemple lorsque je suis entré dans la pièce, un soir de neige, pour découvrir Gabriel seul dans le bar, en train de regarder la télé. Je me suis vaguement demandé pourquoi il ne fêtait pas le réveillon avec sa famille adoptive, mais je n'ai posé aucune question, pour ne pas éventer ma vengeance ; et maintenant que j'y pense, de tout le temps que j'ai passé avec lui, il n'a jamais évoqué une seule fois le sujet.
Ou bien, en remontant encore plus loin, la fois où il papotait de ses aventures d'une semaine avec sa Nina et Jorge, assis juste à côté de moi, sans même me remarquer… C'était mon anniversaire, ce jour-là. Tu parles d'un cadeau. Ou bien, encore plus vieux, quand Vincent m'avait appelé dans le bar, et que j'étais venu, et que lui aussi était là, évidemment… Comme c'était dur, quand je l'ai découvert derrière le bar en entrant, de conserver un visage neutre, et de ne pas laisser toute ma rancune envahir mes traits… De faire comme si je n'avais pas passé toute ma vie à lui en vouloir. Et lui qui commençait son numéro de charme… S'il ne m'avait pas dragué, ce soir-là, peut-être que la vague idée de vengeance que j'avais ne se serait pas réalisée, et que tout serait resté à l'état de fantasme.
Mais non. Il m'a dragué, j'ai vu une porte ouverte, j'ai foncé.
- Joshua !! Tu es venu !!
Si je voulais me faire discret, c'est raté. Jorge me regarde avec un sourire extatique, et tous les regards se tournent vers nous, parce que sa voix, quand il crie, elle porte loin.
- Qu'est-ce que tu veux boire ? Je t'ai dit que je t'offrais un verre, tu te souviens ?
- Je m'en souviens… vu que c'est hier que tu me l'as dit. Mets moi une Margherita.
- C'est noté ! Et pour le reste de la troupe ?
Il prend les commandes avec la dextérité d'un expert, et avant qu'il ne s'en retourne à son bar – c'est plus fort que moi – je ne peux pas m'empêcher de l'arrêter :
- Euh, Jorge…
- Il est pas là.
Il sourit. Et moi je suis plutôt soulagé qu'il ait compris sans que j'aie eu besoin de rien dire.
- Par contre, je ne garantis pas qu'il n'arrive pas un peu plus tard, ajoute Jorge. Je lui ai dit de ne pas venir, mais c'est une vraie tête de mule.
Ça, tu l'as dit… Je soupire – prions pour qu'il ne vienne pas. Noah me regarde d'un air un peu déconcerté, et ce n'est que quand Jorge s'est éloigné qu'elle demande :
- Tu comptes m'apprendre un jour ce qu'il s'est passé avec Gabriel ?
- Non, je réponds sèchement.
Malheureusement, c'est une fille, et les filles disposent d'atouts qu'elles savent remarquablement bien utiliser sur des hétéros. Elle s'appuie sur la table, les bras croisés sous sa poitrine mise en valeur par un décolleté plongeant, et sourit aux jumeaux :
- Dites-moi, les garçons, il s'est passé quoi entre Gabriel et Joshua ?
Je jette un coup d'œil aux deux gamins – quel malheur ! On dirait qu'ils se sont fait lobotomiser, en trois centièmes de seconde. C'est à peine si la bave ne leur pendouille pas aux lèvres. Y'a pas à dire, c'est triste, l'adolescence…
C'est Léo qui, le premier, répond d'un ton monosyllabique :
- Ils sont sortis ensemble pendant quatre mois.
- Mais Joshua l'a largué brutalement et douloureusement, ajoute Nathaniel.
Vous pouvez toujours compter sur ces deux là pour révéler votre vie privée en détails dès qu'une paire de gros lolos leur bondit sous le nez. C'est pathétique – en plus, les nichons en questions sont rangés dans le placard et le décolleté un peu refermé dès que Noah a obtenu ce qu'elle voulait. Elle me sourit d'un air vainqueur, l'air de dire "j'ai plus d'un tour d'un mon sac !", et malheureusement, je ne peux pas contester ce point. Les filles sont redoutables.
- Alors, tu l'as largué ? demande-t-elle. Pour quelle raison ?
Si je réponds "pour faire parler les crétins", elle va certainement ressortir ses deux obus et tenter d'amadouer une nouvelle fois Léo et Nathaniel par les hormones. C'est totalement indécent. Est-ce que j'essaye de charmer les gens avec ma paire de couilles, moi ? Non. Les filles n'ont vraiment aucune honte…
Bref – comme je préfère m'éviter une autre vision des deux ballons (c'est fou ce que c'est moche, une paire de seins!), je réponds franco, comme ça, histoire qu'elle me lâche les baskets une fois pour toutes.
- Je l'ai largué pour le faire souffrir. T'es contente ? Je suis sorti avec lui pour pouvoir le jeter comme une merde une fois qu'il serait tombé amoureux de moi.
Elle rit, et je hausse un sourcil – généralement, les rares personnes à qui j'ai raconté l'épisode m'ont plutôt traité de monstrueux connard après avoir entendu ça ; le rire, première fois que j'obtiens cette réaction.
- Il est marrant, ce type ! rigole-t-elle. Mais en vrai, c'était pour quoi ?
Ah oui, évidemment, si elle ne me croit pas, je comprends mieux. Je soupire, et Léo se penche sur la table, avec un air de conspirateur (peut-être pour voir trois centimètres plus loin dans son décolleté?), et dit :
- Tout est vrai, c'est ça le pire. Il a vraiment fait ça.
Et là, elle écarquille les yeux – toutes les deux, même, sa copine aussi. Voilà la réaction habituelle, je suis rassuré.
- Oh mon dieu, Joshua, t'as pas fait ça ?!
- Eh si. C'était génial.
Après tout, plus ma réputation de connard se répandra, moins les gens viendront me faire chier. Si ça peut dissuader Noah de me coller aux basques tous les jours, ça pourrait avoir son intérêt aussi. Visiblement, je l'ai tellement choquée qu'elle ne veut pas y croire ; c'est pour ça que lorsque Jorge revient avec les boissons, elle lui demande franco :
- Jorge, c'est vrai que Gabriel s'est fait larguer par Joshua ?
Il la fixe, étonné, puis il me jette un regard indécis, l'air de dire "t'as envie que je réponde à ça ?" mais comme elle sait déjà tout, de toute façon, sa réponse ne changera pas grand-chose. Je hausse les épaules, et il se tourne vers elle :
- Ben… Oui, c'est vrai.
- Et… il l'a vécu comment ?
Ça, par contre, ça m'intéresse – je n'ai jamais eu de retour sur le sujet, après tout… Je lève les yeux vers Jorge, qui réfléchit à sa réponse.
- Je ne sais pas… Quand il bossait au bar, il était comme d'habitude. Mais peut-être que chez lui… Enfin, j'en sais rien. Il ne m'en a pas beaucoup parlé, en fait…
Ça ne m'apprend pas grand-chose, tout ça… Foutu Gabriel. Il aurait au moins pu se confier à Jorge. Qui a l'air gêné, d'ailleurs, et c'est compréhensible ; ça n'a rien de très marrant de discuter d'un ami qui s'est fait larguer par le client avec qui vous êtes en train de papoter. De fait, Jorge ne tarde pas à s'éclipser, et Noah me regarde d'un air incrédule.
- Mais pourquoi t'as fait ça, Joshua ?
- Ça te regarde pas. J'en avais envie, c'est tout.
Merde à la fin, je suis quand même libre de faire ce que je veux, et elle n'a aucun droit de me juger là-dessus ! Mais elle me fixe d'un air incrédule, parce qu'apparemment, pour elle, "en avoir envie" ne constitue pas une excuse suffisante. Mais peu m'importe, à l'instant même ; je ne la regarde même plus.
Non, je regarde par-dessus sa tête, dans le bar, un spectacle autrement plus intéressant que celui de Noah en train de m'engueuler. L'entrée de la Sainte Trinité, comme je les appelais auparavant. Marie et Joseph un peu en retrait, et un Jésus de vingt-trois ans devant eux, au milieu, le bras dans le plâtre. Ses cheveux blonds lui servent d'auréole.
Noah doit sans doute toujours être en train de m'invectiver ; mais je n'écoute plus rien, et je ne vois plus rien, non plus. Rien d'autre qu'eux trois, avec tous les souvenirs qu'ils font ressurgir en moi. Gabriel, je l'avais revu depuis, mais ses deux toutous fidèles, Nina et Lawrence, ils étaient restés sagement enfermés dans mes souvenirs – ceux qu'on garde sous clé, avec la mention "à éviter de ressortir". Ces deux imbéciles qui se disputaient toujours pour un oui pour un non. Il y a du changement, de ce côté-là, puisqu'ils sont en train de se tenir par la main, comme un joli petit couple…
Et Gabriel, lui, il n'a plus rien de l'intello que j'ai croisé dans le métro récemment. On est samedi soir, un jour de gay pride, il fallait qu'il soit séduisant, pour autant que ça puisse être possible avec un bras dans le plâtre. Oui – pour lui, c'est possible. Un bras en écharpe, ça ne change rien à sa façon de sourire, à la couleur de ses yeux, à la fossette presque invisible qui se creuse dans sa joue droite lorsqu'il sourit. Ça m'énerve. Même à moitié handicapé comme il l'est là, il subjugue les foules. Et je ne peux pas en détacher mon regard, moi non plus.
Vu la place que j'avais choisie, dans un coin à l'ombre, je ne pensais pas que ma présence serait détectée ; mais ce type, Lawrence, qui me tournait le dos, pourtant, il doit avoir un instinct, un flair du tonnerre de dieu. Il se retourne brusquement, alors que ça fait bien un quart d'heure que j'observe leur petit groupe, et je n'ai pas le temps de bouger – son regard vient frapper le mien de plein fouet.
Il y a beaucoup de choses, dans l'expression de ses yeux, trop pour que je puisse les analyser en détails – mais à mon avis, ça ne doit pas être du genre "oh, trop bien, y'a Joshua là-bas !". Pas exactement. Il se détourne, et je m'attends à ce que Gabriel, alerté, tourne la tête vers moi l'instant d'après, mais pas du tout. L'autre ne doit pas lui avoir révélé ma présence, soucieux sans doute de ne pas lui gâcher sa soirée ; le blond continue à rire avec insouciance, son bras dans le plâtre, et tenant un verre de bière dans sa main valide.
Mais c'est au tour de Nina, une demi-heure après, de me repérer ; et là, par contre, il fallait s'y attendre, c'est une fille – réduisant à néant tous les efforts de Lawrence pour passer ma présence sous silence, elle en avertit Gabriel, qui lève les yeux vers moi. Qui me découvre. Qui me regarde.
Et j'avais oublié à quel point ses yeux pâles pouvaient être profonds, quand il voulait. Et encore maintenant, je suis subjugué par cette capacité qu'il a à faire s'évanouir tout le bruit d'une salle bondée, à faire disparaître toutes les personnes autour de moi, rien qu'en me regardant. La haine obsessionnelle que je lui voue prend le pas sur tous mes autres sens, de sorte qu'il n'y a plus que lui et moi, dans ce bar, en cet instant ; plus un seul bruit, plus une seule personne, juste lui assis au comptoir, à demi-tourné vers moi, la lumière nimbant ses cheveux dorés comme un ange éclairé par la lumière de dieu, et moi, au fond de la pièce, dissimulé dans l'ombre qui convient à un serviteur du mal.
Combien de temps il dure, ce regard ? Je serais incapable de le dire, puisque tout s'est arrêté, autour de moi. C'est Gabriel qui a les clés du Temps : c'est lui qui l'a stoppé en me regardant, c'est à lui de le remettre en route en détournant les yeux. Mais je ne sais pas combien de secondes ou de siècles se sont écoulés entre cette pensée et le moment où il la met en pratique – et dès que son regard se détourne du mien, les secondes recommencent à filer, tout doucement au début, avant de reprendre leur vitesse habituelle.
Il s'est passé quelque chose de si extraordinaire – le temps s'est arrêté ! – mais quand je tourne les yeux vers mon groupe d'amis, ils n'ont rien remarqué, occupés à papoter avec animation. Ils n'ont rien décelé, rien vu – de toute façon, ils n'auraient rien compris.
Je relève les yeux vers Gabriel, mais il a sans doute décidé, comme lorsque je l'ai croisé dans le métro, qu'il n'était plus question pour lui de se tourner vers moi à nouveau, et il reste obstinément dans la même position, face au bar, et il parle avec ses amis comme si de rien n'était, et il sourit, il rit, même, comme pour me faire comprendre que ma présence dans ce bar, dans son royaume personnel, est loin d'être assez importante pour l'affecter.
Et je me dis que je n'aurais pas dû venir – encore une fois, je suis partagé entre la colère que lui seul a le don de provoquer en moi, et cette frustration qui débarque toujours chaque fois que je pose les yeux sur lui. Je n'arrive pas à détacher mon regard de ses putains de cheveux blonds. Et de sa chemise blanche, qui me rappelle avec beaucoup trop de clarté le corps qui se cache en dessous.
Je ne le quitte pas des yeux, malgré moi, et il faut que Nathaniel me secoue pour que je réalise que je ne suis pas tout seul, que je suis venu avec des potes, et que ça fait dix minutes qu'ils attendent une réponse à une question. Alors je lève le menton pour leur indiquer le bar, et il leur suffit de découvrir la silhouette blonde qui y est assise pour comprendre ; l'instant est important, et le débriefing se fera plus tard – de toute façon, je ne suis pas en état de suivre une conversation avec eux. C'est Gabriel qui accapare ma concentration ; je ne veux pas rater le moment où il lèvera une seconde fois les yeux vers moi…
Mais il ne le fait pas. Toujours pas. J'ai beau faire très attention, ça ne sert à rien ; pas une seule fois, il ne tente d'accrocher à nouveau mon regard. Et lorsqu'il se lève pour partir, je me dis que c'est bon, cette fois, il va poser les yeux sur moi – mais encore une fois, je me trompe du tout au tout. Il regarde partout ailleurs dans la pièce, sauf vers l'endroit où je suis assis, et sort, les yeux fixés sur la porte, en serrant au passage des mains et en distribuant des sourires, mais en évitant mon regard de manière parfaite.
Le salaud.
Et c'est très efficace, comme manière de faire, c'est ça le pire – longtemps après être rentré chez moi, je ne fais que passer en boucle dans ma tête ce regard qu'on a échangé, et la façon dont il m'a ensuite superbement ignoré.
Et ça m'agace, nom de nom, ça m'agace terriblement…
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