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Le Transfuge
Par Sanashiya
Originales  -  Romance  -  fr
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    Chapitre 5     Les chapitres     15 Reviews     Illustration    
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I x 5 - Et joyeux anniversaire !

.oOo.

(le jeudi 2 avril)

 

Dans la fac, ça fait un bail que la rumeur "Gabriel Lerielli a une relation sérieuse" s'est répandue parmi les étudiants ; j'avais espéré que ça me permettrait de passer un anniversaire tranquille, pour une fois, sans recevoir de textos en tout genre, mails enflammés, ou quoi que ce soit d'autre – et étonnamment, je n'étais pas si loin que ça du compte. Au final, seulement deux ou trois messages de la part d'inconnus ; très bien comme ça, à mon avis. Un message de Nina, aussi, envoyé comme chaque année à minuit pile – alors que moi j'oublie toujours de lui souhaiter le sien…

- Tu fais quelque chose ce soir ? me demande Lawrence quand on sort de cours.

Théoriquement, je serais censé réviser ; les examens commencent dans deux semaines, et vu que j'ai passé la moitié de mes nuits de l'année à travailler dans un bar, il serait peut-être temps que je me mette sérieusement au boulot si je veux avoir une chance de ne pas passer par la case rattrapage. Par un heureux hasard, j'ai réussi à les éviter au premier semestre – ce serait bien que ce soit la même chose cette fois-ci.

Mais ce soir, j'ai autre chose de prévu.

- Ouais, je fête mon anniversaire…

- Ah, avec ton chéri, ironise Lawrence. Comme c'est romantique.

Romantique, je ne sais pas, mais une chose est sûre, ça m'intrigue. Joshua n'est pas du tout du style à vouloir fêter ce genre d'évènements, mais là, quelques jours plus tôt, il m'a dit de réserver ma soirée, tout en refusant de me donner une seule information détaillée sur ses plans secrets. Lawrence, perspicace comme toujours, doit sans doute voir sur mon visage que ça me perturbe, car il demande :

- Un problème ?

Un jour, ça serait bien qu'il arrête de devenir aussi observateur.

- Rien de spécial…

Cette fois, je ne peux vraiment rien lui dire de plus, et pour cause – je donnerais cher pour savoir ce que Joshua a derrière la tête. J'ai tout imaginé, du romantique repas aux chandelles dans un restaurant de luxe jusqu'à la partie de jambes en l'air sauvage dans la pénombre d'une ruelle, tout. Même l'idée absurde d'une demande en mariage, dans un pays qui ne reconnaît pourtant pas l'union homosexuelle, m'est venue à l'esprit – par contre, je l'ai vite dégagée, parce qu'il faut pas charrier, non plus.

- Vraiment rien ? insiste Lawrence, qui ne se satisfait pas de si peu.

- Rien de rien, vraiment. Mystère total.

- Il ne t'a rien dit de particulier ?

- Si, il m'a dit que ce serait une soirée que je n'oublierais pas de sitôt.

- C'est en dire trop ou pas assez, observe Lawrence d'un ton sérieux. Et s'il te demandait de te pacser avec lui ?

- Arrête de dire des trucs qui font peur, tu veux ? J'ai déjà du mal à m'habituer au fait d'être en couple depuis quelques mois, alors se pacser…

- De quoi t'as peur ? demande-t-il d'un ton innocent. En fait, t'as l'air d'un dur, mais t'as le cœur aussi mou qu'une nana. C'est impressionnant.

- C'est pas ça, je me défends. C'est juste que j'ai pas envie de me faire rouler dans la farine parce que j'ai été trop confiant. C'est tout.

- Bah, si ça devait foirer, ça l'aurait déjà fait, non ? Surtout avec un type comme toi qui jette pour un oui pour un non.

- Peut-être.

Peut-être pas, aussi. En amour, ma grande théorie, c'est qu'on est jamais sûr de rien. La preuve : j'étais sûr que je resterais un type insensible pour le reste de mes jours, et voilà que le premier venu (ou presque) me met dans tous mes états rien que quand je lève les yeux vers lui – voilà que le type le plus bizarre que j'aie jamais rencontré arrive à me faire penser à lui nuit et jour, et à rendre son absence insupportable. Rétrospectivement, je n'aurais jamais pensé que quelqu'un serait capable de me faire ressentir ça pour de bon. Nina exulterait sans doute si elle pouvait entendre mes pensées, mais moi, je trouve que l'idée a quelque chose d'effrayant.

- Je veux tous les détails de la soirée ! me lance Lawrence lorsqu'il me laisse en bas de chez moi après m'avoir raccompagné.

- On verra…

Il est déjà presque 19 heures. Je ne travaille pas ce soir – pas que je me soucie réellement de mon anniversaire en temps normal, au point de poser un jour de congé ce jour-là, mais ayant remplacé Jorge au pied levé un mercredi de la semaine dernière parce qu'il était malade, il a proposé en échange de prendre ma place ce jeudi – ce que j'ai accepté, curieux de savoir ce que me réservait Joshua.

En réalité, quand j'entre dans l'appartement, il n'est pas encore là, et toutes les lumières sont éteintes. Je pensais qu'il aurait préparé quelque chose, vu que la soirée était censée être inoubliable, mais il n'y a absolument rien qui sorte de l'ordinaire dans mon salon…

… À part ses clés – ou plutôt le double de mes clés à moi, que j'ai fini par lui donner au bout d'un moment – et un petit bout de papier posé sur la table basse devant mon canapé, et qui n'y était pas ce matin quand je suis parti.

Des clés et un petit mot, et personne dans l'appartement. En général, ce n'est jamais bon signe.

Mais en fait, lorsque je m'approche, pas de "je te quitte" sur le bout de papier, comme je m'y attendais ; simplement un "je suis sur le toit de ton appart, viens me rejoindre" – et c'est tout. Et je ris nerveusement ; bordel, j'y ai vraiment cru. Je réalise avec stupeur que pendant les quelques petites secondes qui se sont écoulées entre l'instant où j'ai vu le papier et l'instant où je l'ai pris, mon cœur s'est quasiment arrêté de battre. Pour rien, visiblement – simplement, la soirée aura lieu sur le toit plutôt que dans mon appart.

Ça doit être une des spécificités de mon appartement ; contrairement à beaucoup d'autres dans la ville, le bâtiment qui l'abrite est plat, et le toit accessible à tous. Personne n'y va jamais, parce qu'il y a beaucoup de vent et strictement rien à faire, mais moi, j'ai toujours bien aimé aller squatter là-bas, m'accouder à la balustrade et observer la ville de nuit.

Pourtant, je ne me souviens pas avoir déjà montré cet endroit à Joshua. Il a dû fouiner un peu quand je n'étais pas là, grâce au double que je lui ai donné. Quoi qu'il en soit, il m'a fait peur, cet imbécile, et j'ai encore la boule au ventre quand je monte l'escalier pour le rejoindre.

Lorsque j'ouvre la porte de service qui mène au toit, je ne vois personne ; il doit être caché de l'autre côté de la cage d'escalier.

- Gabriel !

Je me retourne ; il est là, effectivement, de l'autre côté, assis sur ce qui ressemble à une nappe, comme celle qu'on prend lors de pique-niques sur l'herbe, sauf qu'elle n'est pas rouge vichy, mais d'un bleu uni – ma nappe de cuisine, en fait… – et il a monté deux coupes de champagne, et la bouteille qui va avec. Pas mal pour un type fauché.

Je m'approche.

- Sympa, la mise en scène… Je ne m'attendais pas à un truc si romantique de la part d'un type comme toi.

Il sourit, et ne répond pas – mais il y a une nuance différente dans son sourire, et même dans ses yeux… Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais… il a l'air d'excellente humeur. Voilà – comme s'il jubilait. Pourquoi jubiler pour un simple anniversaire ? Je le regarde, un peu déconcerté.

- Installe-toi, dit-il d'une voix tranquille.

Avec ce regard, il a presque l'air d'une autre personne.

- Ça va ? je demande, surpris.

- Oui. Assieds-toi.

Je ne pensais pas que fêter mon anniversaire lui ferait un tel effet, à vrai dire…

- On ne mange pas, ce soir ?

- Impatient, on dirait, remarque-t-il – avec cette lueur qui ne quitte toujours pas son regard. Tiens, voici ton verre de champagne.

Il me tend la flûte, et l'espace d'un court instant, je me demande s'il n'a pas versé du poison dedans – avant de secouer la tête mentalement. Faudrait peut-être que j'arrête avec la paranoïa, moi.

Toutefois, au fond de mon esprit, une petite voix me souffle que je ne l'ai pas vu verser la boisson dans mon verre – il l'avait fait avant que j'arrive.

Peu importe. Bordel.

- Merci…

Je m'installe sur la nappe, en face de lui, et il sourit à nouveau – je ne l'ai jamais vu sourire autant depuis que je le connais… et c'est étrange. On dirait presque qu'il a bu (autre chose que du champagne…) ou qu'il a ingéré quelque chose de pas catholique. Un joint ? Des champignons…? 

- Ça va ? j'insiste.

- Mais oui, ça va, je t'ai dit.

Une légère expression d'agacement traverse son visage, et là, j'ai enfin l'impression de retrouver le Joshua que je connais – mais il aura fallu du temps.

- Pourquoi tu as choisi cet endroit ? je demande – en buvant mon champagne, qui n'est nullement empoisonné.

- Parce que j'avais envie de changer un peu, répond-il simplement. Je voulais un cadre un peu différent.

- Pour une soirée inoubliable ?

À vrai dire, à en juger par son début, la soirée s'annonce plutôt bien, mais je ne peux pas me défaire de cette sensation bizarre qui m'a saisi quand j'ai vu les clés posées sur la table avec le petit mot – et son étrange expression ne fait pas grand-chose pour la faire disparaître.

- Oui, inoubliable, dit-il doucement.

Il sourit tranquillement, et – décidément, il n'y a rien de normal dans son attitude. J'éloigne le verre de mes lèvres, et je tente d'en avoir le cœur net.

- Qu'est-ce qui se passe, Joshua ? T'as bu ? T'as pris un truc ?

Peut-être que c'est ce qu'il entendait par "soirée inoubliable", un shoot à je-ne-sais-quoi, à l'ecstasy, à la cocaïne… Personnellement, ça n'entre pas dans ma conception d'une soirée inoubliable (plutôt l'inverse, même), et je ne suis pas sûr d'apprécier.

Il repose son verre également, et soupire :

- Bon… Eh bien, puisque tu veux qu'on fasse ça maintenant…

- … Qu'on fasse quoi ?

- Qu'on en parle, réplique-t-il sèchement.

Qu'on parle de quoi ?

- Et je n'ai rien bu, rajoute-t-il. Pour tout te dire, ça fait un certain temps que j'attendais ce moment.

- De quoi tu parles ?

Cette fois, la lueur a disparu de ses yeux – maintenant, ce que j'y détecte, ou plutôt, ce que je pense y détecter, ressemble à un mépris sans fond ; mais c'est Joshua que j'ai en face de moi, pourtant… Et il n'a jamais eu l'air de me mépriser, alors je dois sans doute me tromper…

Pas vrai…?

- Tu attendais mon anniversaire ?

- Pas ton anniversaire en particulier… C'était juste que c'était un bon jour pour ça.

- Pour quoi, à la fin ?!

Bon – je m'emporte un petit peu, je crois, mais il m'énerve avec ses sous-entendus incompréhensibles, et il y a mon cœur qui s'est mis à danser la samba sans mon consentement, et j'aime pas trop trop.

- Pour que je te largue…

Il dit ça comme si c'était évident – mais moi, j'ai le cerveau qui s'est figé, je crois.

Me larguer ?

Ah, je le savais : c'est la première pensée qui traverse ma tête. Ce n'était pas faute de ne pas m'y être préparé, mais je ne sais pas, la garde devait être trop basse ces derniers temps, j'ai dû trop laisser tomber la méfiance : je suis figé.

C'est un poisson d'avril en retard d'un jour…

Incapable de faire un geste, je le regarde, les yeux écarquillés. Sur son visage, la pitié se mélange au mépris, mais il n'y a aucune trace de quoi que soit qui serait synonyme de "c'était une blague, poisson d'avril en retard!" – c'est ce qui rend la chose affreusement crédible.

- Me… larguer ?

J'arrive même pas à la reconnaître, cette voix qui doit pourtant être la mienne, puisqu'elle sort de ma bouche – elle n'a aucune substance, elle est transparente comme si on l'avait effacée à la gomme magique. Et ces mots me rappellent beaucoup de souvenirs de ruptures ; sauf que là, c'est moi qui suis largué, c'est moi le pauvre type qui en perd ses mots, c'est moi, le truc qu'on jette sur le bord du chemin avant de continuer sa route en riant. C'est moi, tout ça.

- Mais pourquoi ?

Mon cerveau, sous le choc, n'est sans doute pas en état de fonctionner correctement – le fait est que je n'arrive pas à imaginer une seule explication possible à une rupture si brutale, si inattendue.

- Je vais t'expliquer, Gabriel, dit Joshua.

Sa voix est dépourvue d'ironie, ce qui me laisse un instant le minuscule espoir qu'il s'agisse réellement d'une blague – espoir tué dans l'œuf par le reste de son attitude, et surtout par ses yeux froids, qui se posent sur moi et m'analysent comme un légiste devant un cadavre.

- Tu as vingt-trois ans, n'est-ce pas ?

Étrange entrée en matière…

- Aujourd'hui même…

Il me fixe d'un air indéchiffrable, et poursuit sans relever ma réponse.

- Tu ne le sais pas, mais ça fait plus de seize ans que tu me pourris la vie continuellement.

… Seize ans ?

Pardon ?

- Comment ça, seize ans ? je balbutie. On ne se connaissait même pas…

- Ouais, dit-il, amer. Forcément, puisque t'as jamais été fichu de me reconnaître. Mais oui, Gabriel, bordel, ça fait plus de seize ans qu'on se connaît. Ça fait plus de seize ans que t'es arrivé dans ce foutu orphelinat.

Orphelinat…?

- Tu veux que… t'y étais aussi ?

- Surprise ! dit-il d'un ton aussi grinçant qu'une vieille porte en bois. Ça te la coupe, hein ? Oui, j'étais dans le même orphelinat que toi. Les Pâquerettes, tu te souviens ? J'y étais depuis que j'avais quatre ans. Et j'étais peinard, là-bas sans toi ! Et puis quand j'avais sept ans, t'es arrivé comme une fleur, et de ce moment-là, tu t'es mis à me pourrir la vie.

Je fouille désespérément dans mes souvenirs, pour me rappeler d'un gamin au teint mat que j'aurais… brutalisé ? – impossible, je n'ai jamais été du genre violent – ou que j'aurais martyrisé, mais rien, rien, rien ne me vient à l'esprit. Je ne me rappelle pas, et il le lit dans mon regard.

- Tu me piquais mes jouets préférés à l'orphelinat. Tu me volais mes potes. On était en classe ensemble, et tu faisais toujours en sorte que je me fasse gronder. Madame Caron, tu te souviens d'elle ? Cette connasse… T'étais son chouchou, toi, mais moi, elle me détestait… et chaque fois que tu faisais une bêtise en douce, c'était pour ma pomme.

Je cligne des yeux. Des disputes de primaire. C'est pour cette raison que seize ans plus tard, il décide brutalement de me larguer ?

Dites-moi que je rêve…

- Huit ans, continue-t-il. Toi, t'en avais sept. Il y avait une famille qui disait qu'elle allait me prendre en charge. Les gars de l'orphelinat m'ont fait miroiter un tas de choses, la possibilité d'un futur heureux, peut-être des études plus tard… Et là, la famille en question arrive – les Lerielli, tu te souviens ? oui, bien sûr, tu portes leur nom – et elle te voit, elle flashe sur toi, et moi, je suis relégué aux oubliettes. Complètement mis de côté ! Résultat, celui qui est choisi, c'est toi, et moi, le rebut, je reste avec les laissés-pour-compte…

Je ne me rappelle de rien. Ou plutôt, si, de tout, de la famille Lerielli qui m'a adopté, bien sûr, de Madame Caron dont j'étais le chouchou, mais lui, il ne fait partie d'aucun de mes souvenirs. Et pourtant, avec le luxe de détails qu'il donne, je ne peux pas douter de la véracité de son histoire, et de sa présence à cette époque de ma vie.

Il continue, d'une voix glaciale.

- Ensuite. Le collège. Après l'orphelinat, je pensais vraiment être débarrassé de toi une bonne fois pour toutes. À dix ans, j'ai été pris en charge par une famille, et ils m'ont envoyé dans ce collège privé, derrière le conservatoire, tu vois lequel ? Oui, bien sûr que tu vois lequel. Au début, c'était sympa. Sixième, cinquième, quatrième… ça allait. Mais quand j'étais en troisième, qui c'est qui débarque ? Mais c'est notre ami Gabriel, bien sûr. T'avais pas changé depuis l'orphelinat… Toujours à te prendre pour le centre du monde, avec ta cour d'admirateurs autour de toi… Et puis bien sûr, toujours à accuser les autres gens de tes conneries.  Le club scientifique, et les sites pornos que toi et tes crétins d'amis alliez visiter en douce… Le prof a hurlé quand il a vu ça. Qui c'est qui a été accusé ? C'est moi !

Ah !

Je me souviens…

Enfin, je me souviens de l'incident en question, et je me souviens d'avoir fait porter le chapeau à quelqu'un d'autre – pas glorieux, je sais, mais que celui qui n'a jamais fait de connerie durant sa jeunesse me jette la première pierre…  En revanche, je ne me souviens pas que c'était lui, la personne en question.

Petit à petit… je commence à concevoir le pourquoi du comment…

Mais le fait de comprendre n'atténue en rien la douleur dans ma poitrine. Au contraire.

- Dans un collège privé, t'imagines le scandale, continue Joshua d'un ton froid. Renvoyé immédiatement. Et toi, avec ta bouille d'ange, lavé de tout soupçon… T'imagines pas comme j'avais les nerfs, Gabriel…

Je le fixe – ok, je suis obligé d'avouer que je n'ai pas fait que des jolies choses vis-à-vis de lui (et sans même savoir qu'il s'agissait de lui, le comble…) et j'admets qu'il ait des raisons de m'en vouloir…

Mais enfin, quand même…

- Joshua, c'est du passé, ça… Ça date du collège…

Il vide sa coupe de champagne, et reprend calmement :

- Ça, ça date du collège, c'est vrai, mais j'ai pas fini. J'ai eu la chance de ne pas être dans le même lycée que toi, et ça, c'était inestimable… Mais comme on dit, toutes les bonnes choses ont une fin.

Il remplit à nouveau son verre vide, l'air presque insouciant, et relève les yeux vers moi, la flûte à la main.

- J'ai entendu parler de toi à nouveau vers dix-huit ans, quand quelques-uns de mes potes gays se torchaient la gueule dans le bar où j'allais – devine quoi : le Nightingale – et qu'ils finissaient en pleurs parce que tu les avais largués de façon dégueulasse. T'étais en terminale, et moi j'avais déjà fini le lycée. C'est là que je me suis dit que t'avais obtenu des nouveaux galons de connard. En fait, ça, ça ne me touchait pas personnellement ; si ces types étaient assez bêtes pour sortir avec quelqu'un comme toi, ça les regardait. Mais qui a dû s'occuper de tous ces cœurs brisés que tu laissais derrière toi ? C'est moi ! Ton nom était sur les bouches de tous mes potes. Ça me donnait la gerbe…

Il me regarde d'un air vaguement dégoûté, et personnellement, je suis dans mes petits souliers, là… Décidément, je ne me rendais pas vraiment compte que j'avais été un tel connard tout au long de ma vie. Enfin, si, à vrai dire – je le savais, mais je ne me doutais pas que mon attitude avait eu tant de conséquences sur la vie de quelqu'un d'autre.

- Tu devais les prendre à la douzaine au mois, je sais pas, parce que rien que dans le cercle de mes potes, y'en a la moitié qui s'est fait avoir. Mais à tout prendre, c'était assez marrant, on se réunissait dans le bar et on te pourrissait toute la soirée. J'aimais bien.

Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé d'entendre le type que vous aimez vous balancer que dans le temps, il se faisait des réunions entre potes pour dire du mal du vous, et sous-entendre que cette époque lui manque – à moi, personnellement, ça me reste en travers de la gorge. Et le pire, c'est que je n'ai même pas d'excuses.

- On passe, dit-il brusquement. Joshua, dix-neuf ans, pas d'études et pas de boulot. Un jour, le bar où il va tout le temps cherche à recruter un nouveau serveur. Il se dit, cool, je suis gay, j'ai le profil pour, et ça m'aidera à payer mon loyer ! Et j'en avais vraiment besoin, crois-moi. Bref – je me présente. Je me disais que j'étais un régulier du bar, que j'avais peut-être une chance d'être pris. Je poste mon CV, je donne ma lettre de motiv, je passe un entretien. Le patron me connaît, il m'aime bien, il me dit que je l'intéresse, et qu'il lui reste un candidat à faire passer, mais que j'ai mes chances. Ok donc. Je sors – et je croise le prochain candidat ; c'était qui, à ton avis ?

Je l'écoute, totalement immobile – je me rappelle parfaitement bien de ce jour où j'ai passé l'entretien… et malgré ça, je ne me souviens pas du tout que la personne qui soit sortie de la pièce avant moi, c'était lui. Ok, ça peut tenir au fait que j'étais affreusement stressé, mais… à ce point, tout de même…

- Ouaip. Toi. Résultat ? Le patron qui m'appelle et qui me dit que je n'ai pas été retenu. Je savais déjà que c'était toi qui avais été pris : vu mon karma, ça ne pouvait pas être quelqu'un d'autre. Je suis allé vérifier tout de même, au cas où ; je me suis pointé, peu de temps après, et j'ai regardé par la vitre, et t'étais là, à servir les verres des gens. T'avais l'air si fier, Gabriel… On aurait dit un dindon, en train de fanfaronner… Ton nouveau boulot, tes nouveaux clients, ton nouvel environnement… et ta cour, comme toujours.

Il y a de la lassitude, dans son regard, et moi, je n'ose même plus respirer.

- Alors, pendant cette période, je ne suis plus revenu au bar… et je ne suis même pas sûr que quelqu'un l'ait remarqué. Tout comme toi, tu ne m'as jamais remarqué. On s'est fréquentés à l'orphelinat, au collège, et on rôdait dans le même environnement au lycée et après, et malgré ça, tu ne m'as jamais vu. Peut-être que l'excuse, c'était que j'avais les cheveux plus courts à l'époque, mais t'aurais pu me reconnaître, quand même !! Mais non, Gabriel. À part toi et ta petite personne, tu ne remarques jamais rien, jamais. T'es la personne la plus égocentrique que j'aie jamais vue.

Il y a un long silence, et je ne sais pas quoi dire – mon esprit n'a pas encore assimilé tout ce qu'il vient de me raconter.

- Quand c'est toi qui as été choisi pour le poste, reprend-il lentement, j'avais l'impression de revenir au temps de l'orphelinat… Et j'ai commencé à me dire que j'en avais marre, et qu'il serait peut-être temps que je fasse quelque chose, sinon à tous les coups, avec mon karma, je serais enchaîné à toi jusqu'à la fin de ma vie. Mais je n'ai pas agi tout de suite, et t'as encore réussi à frapper une fois : l'année dernière, tout récent, comme tu vois. Juin, juillet, ou quelque chose comme ça. J'étais venu boire un verre au Nightingale, en prenant bien soin de choisir un jour où tu ne bossais pas, avec mon copain à l'époque.

«On était ensemble depuis quelques mois. William, il s'appelait. Il avait du répondant et en plus il était canon... Maintenant, je me dis que si je ne l'avais pas emmené dans ce bar, on ne serait même pas là à discuter, peut-être. Quoi qu'il en soit, il n'était jamais venu, et il a adoré la déco et l'ambiance du Nightingale. Il y retourné, sans moi, mais toi, par contre, t'étais là. Toi, le blond aux yeux bleus et aux fesses moulées dans ton jean. Gay jusqu'au bout des ongles. Toi, connard, et il ne lui a suffi que d'un seul regard, à toi et à tes fesses, pour qu'il oublie complètement que j'existais. Un seul !

«Tu devais avoir largué un autre pauvre type dans la semaine, ou quelque chose du genre, et t'étais célibataire ; et vous avez couché ensemble, ce soir-là. Le lendemain même, il est venu me dire qu'il me larguait parce qu'il était tombé amoureux de quelqu'un d'autre, un vrai coup de foudre. Et moi, j'ai dit : "c'est qui ?" et là il m'a dit "un barman du Nightingale qui s'appelle Gabriel…" et bon dieu, Gabriel – si tu n'avais pas couché avec lui, j'aurais peut-être fini par arriver à t'oublier, toi et le lien de haine qui me lie à toi depuis qu'on est tout gosses. Mais là, j'ai pété un plomb. Et le mieux – ou le plus con, ça dépend du point de vue – c'est que tu te foutais tellement de lui que tu l'as largué à peine trois jours après.

Il y a un éclair sanglant qui passe dans ses yeux et moi – je n'existe plus, je suis un courant d'air dans le vent. Enfin, j'aimerais bien. Parce que pour le coup, je me sens vraiment mal. Vraiment.

William – même le nom de ce pauvre gars ne me rappelle rien. Même en essayant de recadrer mes souvenirs et de les situer en juin, juillet de l'année dernière, je n'arrive pas à me souvenir. Il ne m'a pas marqué, ça c'est sûr ; et la conséquence de cette relation inutile, je suis en train de la vivre maintenant, assis sur cette nappe, glacé de partout, à écouter ce type – le premier mec dont je sois réellement tombé amoureux, et mon souffre-douleur sans même que je le sache – me raconter pourquoi, au juste, il éprouve une haine si incoercible envers moi.

Que quelqu'un me réveille, par pitié, tout ça n'est qu'un cauchemar…

- L'occasion, c'est cet imbécile de Vincent qui me l'a fournie. Je ne pensais pas que ce pauvre type me servirait à quelque chose – comme quoi, les deux mois que j'ai passés avec lui n'ont pas été tout à fait perdus. Un soir, je le quitte – le lendemain, il me rappelle. Apparemment, il est en train de se saouler dans un bar, le Nightingale, et il faut vraiment qu'il me parle ; il en est au point de se faire consoler par les serveurs, ça ne va plus. Alors, dans ma tête, pendant qu'il m'appelait, j'ai calculé vite fait. Un lundi, en soirée, et il y avait de fortes chances que tu sois là. J'ai hésité à venir. Et puis, je me suis dit que c'était peut-être l'occasion d'en finir avec toi, alors je suis venu. À ce moment, je me disais que tu me reconnaîtrais peut-être, mais alors, j'étais loin du compte. Non, tu ne me reconnais pas – d'ailleurs, malgré le fait que moi, je te connaissais depuis l'enfance, je ne suis même pas sûr que toi, tu aies su un jour que je m'appelais Joshua, avant de l'apprendre ce soir-là. Mais c'était assez logique, puisque tu ne faisais pas attention à moi. Quoi qu'il en soit, non seulement tu ne me reconnais pas, mais en plus, tu me fais les yeux doux, et c'était presque marqué sur ton front "ce type sera ma nouvelle proie".

Je l'écoute, en silence – je vois toute la scène de ses yeux, et je déteste particulièrement l'image que j'y vois de moi.

- Mais moi, je ne suis pas un crétin comme les autres, pas vrai, Gabriel ? Je me dis que si je t'aborde comme ça, en une semaine, c'est réglé. Et j'aurais eu raison, pas vrai ?

- … Je sais pas…

- Mens pas, dit-il froidement. J'aurais eu raison. Alors, je me dis que je vais plutôt jouer au type difficile d'atteinte. Pourquoi faire le type intéressé, puisque tu n'as qu'à lever le petit doigt pour qu'ils se jettent à tes pieds ? Un de plus, un de moins, pas grande différence. Alors j'ai joué le jeu. Je suis venu souvent, assez souvent pour que tu te mettes enfin à faire attention à moi pour de bon, assez pour que tu te dises que j'en avais peut-être après tes fesses. Je laissais tomber des regards et des allusions pour te dérouter. Et puis je ne suis plus venu pendant un certain temps. La technique du chaud et du froid, ça s'appelle, ça a marché du tonnerre de dieu. Le soir de Noël, quand je t'ai dit de venir devant l'église, t'étais complètement ficelé.

Il vide sa flûte d'un coup, et me fixe droit dans les yeux, tandis que je le regarde sans respirer.

- Mais ça, ce n'était que la première partie du boulot. La deuxième, c'était de t'intéresser assez pour passer le stade fatidique de la première semaine. Que faire ? J'ai joué le type froid, en me disant que tu devais en avoir marre des mollassons prêts à tout pour toi. Bingo. J'ai passé la première semaine. On a couché ensemble, et t'avais l'air d'aimer ça, assez pour ne pas me larguer tout de suite. J'ai passé la deuxième. Puis le mois. Et là, j'ai commencé à me dire que je te tenais pour de bon…

Il fait tourner doucement sa coupe vide entre ses doigts, et me regarde – ou plutôt m'observe ; il pose son regard sur mes cheveux, mon nez, ma bouche, mon cou, et mes yeux, finalement. Le regard que nous échangeons semble le tirer de ses pensées.

- Mais c'était pas fini, pas encore. Le jour où ça s'est vraiment fini, où j'ai vraiment gagné, c'est cette nuit où tu m'as dit tu m'aimais, pendant que tu croyais que je dormais. J'étais tellement content, Gabriel… Ouais… J'étais tellement content que tu m'aimes. T'as vu comme cette phrase pourrait être différente, rien qu'en changeant de contexte ? J'étais content, parce qu'enfin, je tenais entre mes mains la réussite de mon œuvre, tes sentiments, comme une grosse boule de verre, et que je n'avais plus qu'à la jeter de toutes mes forces par terre pour la briser, et toi avec. C'est ce que je fais ce soir. Je voulais que la date soit marquante.

À nouveau, une lueur d'ironie teinte ses propos, et le sourire réapparaît sur ses lèvres. Et moi, je le regarde, incapable de prononcer une parole ou de faire un geste – incapable, tout simplement. Doucement, il se lève, pose les yeux sur la ville nocturne, et je le suis des yeux, sans même avoir conscience de bouger la tête.

- Tu m'as pourri la vie, dit-il lentement. Je te pourris la tienne. J'espère que comme ça, on sera quittes.

Il baisse les yeux vers moi, et ajoute encore :

- J'ai laissé tes clés sur la table, j'en ai plus besoin. J'ai repris le reste de mes affaires qui traînaient chez toi, mais je suis bon prince ; je te laisse le champagne. Oh, et joyeux anniversaire.

Sur ces bonnes paroles, il se détourne, et s'éloigne sans ajouter un mot – et moi, je suis tellement choqué, tellement stupéfié, que je n'arrive même pas à ouvrir la bouche, et il a disparu, avant que j'aie pensé à faire un geste pour le retenir.

Disparu, en laissant la boule de verre éclatée sur le sol – des bris de glace jusqu'au fond de l'âme.

Dieu que ça fait mal.

 

.oOo.

(Dimanche 5 avril)

- C'est quoi, ce bandage ?

Jorge est en train de secouer le shaker qui lui sert à faire ses cocktails, et il fixe d'un air étonné le bandage qui entoure ma main droite, qui ne peut évidemment pas passer inaperçu dans un boulot comme celui-ci. Il n'est pas le premier à me poser la question, d'ailleurs, ça n'a pas arrêté de toute la soirée.

- C'est rien.

- Tu t'es blessé ?

- C'est rien, je te dis, Jorge, fous-moi la paix !!

Gros silence. Quelques clients surpris lèvent les yeux vers moi, mais rien de comparable au regard éberlué de Jorge, qui ne m'a jamais entendu crier contre lui auparavant…

Bordel. Il faut que je me calme…

Mais j'ai beau me répéter cette phrase sans cesse, ça ne marche jamais. Ça n'a pas marché non plus quand j'ai claqué cette foutue bouteille de champagne contre mon mur, ni quand il a fallu ramasser les éclats et que je me suis entaillé la main. Au lieu de la faire exploser, cette bouteille, j'aurais dû la boire ; ça m'aurait anesthésié l'esprit, rien qu'un peu, et je n'aurais pas eu cette douleur poignante dans la paume qui me rappelle, à chaque fois qu'elle se réveille, que je suis de nouveau célibataire.

J'ai toujours du mal à y croire, et pourtant, ça fait déjà trois jours. Trois jours pendant lesquels je me suis demandé si ce n'était pas une simple blague, pendant lesquels j'ai scruté mon portable comme un cabot qui contemplerait sa gamelle vide. Mais il va falloir que je me rende à l'évidence, un jour ou l'autre : il était plus que sérieux.

Trois jours que je n'ai pas fermé l'œil, non plus… Pas évident, quand on tombe de si haut. Nina, connasse ! Je la retiens, avec ses conneries de Grand Amour ! Plus jamais. Plus jamais on ne m'y prendra, à ce jeu-là.

Tiens, justement, la voici qui entre dans le bar, avec son sourire naïf. Si heureuse de me voir, si ignorante… Elle s'installe au comptoir, avec un "salut Gabriel" prononcé sur un ton lumineux. C'est fou de voir comme votre monde peut s'arrêter, et de constater à quel point tout le monde s'en fout ; pire, à quel point personne ne remarque que c'est la débâcle. Nina, elle ne voit même pas le regard glacial que je lui jette, elle commande un verre tranquillement, et elle me demande, tout sourire :

- Alors Gabriel, ça s'est bien passé ton anniversaire ?

- Super bien.

Ce n'est que là, à entendre mon ton acide, à voir le bandage de ma main lorsque je lui sers son verre, qu'elle comprend que quelque chose va de travers.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? demande-t-elle à voix plus basse.

- Oh, trois fois rien. Le meilleur de mes anniversaires. Un jour inoubliable.

- Gabriel, arrête de tourner autour du pot…

- Ah, tu veux savoir ? Eh bien je vais te dire, Nina : tes conneries d'Amour Parfait ou je sais pas trop quoi, c'est fini pour moi. Fini, t'entends ? Et tu peux te les mettre bien profond là où je pense.

Elle met ses mains devant sa bouche, l'air presque horrifié – ça y est, elle a deviné. Bravo Nina.

- C'est Joshua ?

J'aurais préféré ne pas avoir à entendre son nom, qui m'évoque mille sentiments contradictoires, mais c'était logique que je ne puisse pas y échapper. Le mieux, c'est de tout lui expliquer maintenant, histoire d'en être débarrassé une bonne fois pour toutes…

- Il m'a largué.

J'ai la gorge nouée – c'est tellement stupide, tout ça ! J'ai la gorge nouée à cause d'un type qui jubilait de me laisser tomber comme une chaussette moisie le jour de mon anniversaire, parce que je lui ai pourri la vie depuis notre enfance sans jamais en être conscient.

- Il avait étendu une nappe sur le toit de mon immeuble, avec du champagne, et il m'a largué…

Elle écarquille les yeux, tout comme Jorge qui ne peut pas s'empêcher d'écouter notre conversation – et moi, brusquement, j'ai l'impression que mes yeux vont déborder de larmes, que mon cœur va exploser de douleur. C'est quelque chose, de le vivre – mais le mettre en mots, ça rend le tout encore plus intolérable…

Et pourtant, je suis pris d'un inexplicable besoin de tout raconter, de vider mon sac, pour soulager cette plaie béante dans ma poitrine, cette douleur dans ma main.

- C'est… complètement tordu, comme histoire, je balbutie. Tu sais ce qu'il m'a dit, Nina ? Il m'a dit qu'on se connaissait depuis l'orphelinat, et que je n'ai jamais cessé de lui pourrir la vie depuis…

- Et c'est vrai ? s'exclame-t-elle, ébahie.

- Mais j'en sais rien, moi ! Je me rappelle pas de lui…

Rien de rien. Pourquoi ce vide total ?

Je revois l'orphelinat. Mes amis, il y avait Marie, Hélène, Théo, Guillaume – Guigui la tomate, on l'appelait – mais pas de Joshua. Même dans le clan de mes ennemis. Nulle part. Et en cours, avec Madame Caron… Il était là ? Toutes les bêtises que je faisais, et pour lesquelles je n'étais jamais grondé, c'était lui qui en payait les pots cassés ? J'ai beau chercher, je ne me souviens pas. Je n'arrive pas à l'imaginer enfant. Quelle tête pouvait-il bien avoir ? Impossible de m'en rappeler.

Et puis, le club scientifique. Je m'en souviens parfaitement… On n'était pas si nombreux, pourtant, mais je n'ai jamais fait attention à lui. J'avais mes amis autour de moi, j'étais comme un petit prince, vaniteux et aveugle, et c'est vrai – je ne l'ai jamais remarqué. Et pourtant, c'est sur lui que j'ai fait porter la responsabilité de "l'incident des sites pornos". Avec une simple phrase : "je sais qui c'est, c'est celui qui est toujours collé à l'ordi !". Je ne connaissais même pas son nom, et la seule chose dont je me souvienne, c'est de sa silhouette de dos, sur le pc. Un incident qui lui a valu d'être renvoyé : je ne l'avais jamais su.

Peut-être qu'il avait raison (sans doute, même), je lui ai pourri la vie. Et le coup du site porno n'était pas franchement l'idée du siècle, mais en ce qui concerne le reste, je ne peux pas m'empêcher de me demander ; est-ce que c'était vraiment de ma faute ? Le fait de me faire prendre en charge à sa place par la famille ; je n'étais même pas au courant qu'il avait fait partie des choix potentiels. Le fait de sortir avec ses amis au lycée et de les larguer les uns après les autres relevaient plus d'un problème de mon mode de conduite que d'un acte délibérément fait pour l'emmerder. Quant à l'offre d'emploi de barman, avait-il plus de droits que moi sur son obtention ? Être un régulier de l'établissement n'est pas censé être un critère déterminant lors d'un entretien d'embauche, et je ne peux pas m'empêcher de penser que j'avais autant que lui le droit d'être pris. Bien sûr, considérant notre passé en commun, c'était logique qu'il m'en veuille au point de me haïr encore plus – mais je ne peux pas me résoudre à admettre qu'il s'agissait d'une erreur de ma part.

Et puis, par rapport à son ex – dont je me rappelle même pas… Peut-on considérer que j'étais coupable, puisque l'autre ne m'avait même pas dit qu'il était en couple ? Peut-être que je l'ai dragué, ce jour-là, je ne m'en souviens plus, en vérité ; mais s'il m'avait dit qu'il avait déjà quelqu'un, je n'aurais pas insisté. J'étais peut-être une pute, à l'époque, mais je n'avais aucune prétention à devenir un briseur de couples.

Je sais – je suis juste en train d'essayer de me décharger de toutes ces accusations, ni plus ni moins ; mais moi, acteur principal du drame, protagoniste, je ne suis pas au meilleur endroit pour déterminer mon degré de culpabilité dans l'affaire : il vaut mieux que je délègue, de toute façon, je suis sûr que Nina a un tas de choses à me dire. Elle a toujours un tas de choses à dire.

- Tu crois que c'est vraiment de ma faute ?

Mais là, cette fois, elle a l'air hésitante.

- Je… C'est vraiment vrai, cette histoire de site porno ?

- … Je sais. Là, c'était de ma faute. Mais le reste ? Tu crois qu'il peut me blâmer pour le boulot que je lui ai piqué, le copain qui est tombé amoureux de moi, les amis à qui j'ai brisé le cœur, le couple de parents qui m'a adopté à sa place ?

- Hum…

Elle fixe son verre, pensive.

- Peut-être qu'il a menti ? Pour avoir une excuse pour te larguer ?

- C'est encore plus tordu que la vérité. Et puis, t'aurais vu son sourire jubilatoire… Ça ne pouvait pas être inventé.

- Pourquoi tu ne demanderais pas à tes parents ?

- … Mes parents adoptifs, tu veux dire ?

- Ben oui. Ceux qui ont failli adopter Joshua…

Je me gratte la joue, mal à l'aise.

- Ça m'enchante pas.

En vérité, je n'ai jamais été si proches d'eux, malgré le fait qu'ils aient tout fait pour qu'on s'entende bien ; sept ans, c'était peut-être déjà un peu tard pour être adopté. Je n'ai jamais vraiment pu les considérer comme mes vrais parents, et à mesure que je grandissais, ils me mettaient de plus en plus mal à l'aise. Des gens adorables, mais on était probablement trop différents à la base. Peut-être que si c'était Joshua qui avait été adopté, il aurait fait leur bonheur ? Au lieu d'être un fils indigne comme moi, qui passe les voir une fois tous les deux ans à peine…

- Déjà que je suis mal à l'aise quand je les vois, si en plus j'y vais pour leur dire "dites-moi, papa et maman, vous avez pas failli adopter quelqu'un d'autre que moi à l'orphelinat où j'étais ?", ça va être la débâcle.

- Pourquoi ? demande Nina. Ils seraient peut-être contents d'avoir une conversation avec toi…

- Avec leur fils adoptif gay et déserteur ? J'ai des doutes.

La communication, ça n'a jamais été notre fort, à ma famille adoptive et moi…

- En tout cas, je rêve, murmure Nina. Je n'aurais jamais cru…

- C'est bien le problème, je réponds d'un ton acide. Tu ne crois jamais. Moi, tu vois, je n'ai jamais cru, et c'est parce que tu m'as dit d'y croire que je m'y suis mis ! Et c'était une putain d'erreur. On me refera plus jamais le coup du Grand Amour ou je sais pas quoi. Je tomberai plus jamais dans le panneau.

- T'avais déjà dit ça en quatrième, soupire Nina – mais elle n'en dit pas plus, et elle ne tente pas de me faire revenir à de meilleurs sentiments ; elle sait sans doute à quel point la cause est perdue, maintenant.

Alors j'essaye de ne plus y penser, et je m'affaire dans le bar, à servir les commandes. Beaucoup de monde, ce soir, pour un dimanche. Mais j'aime mon boulot, et j'aime servir tous ces gens, et j'aime focaliser toute mon attention sur leur commande pour ne rien oublier et pour ne pas me tromper. Ce n'est pas pour me jeter des fleurs, mais je suis un serveur efficace… Je méritais bien d'avoir ce poste.

Non, vraiment, rien à faire : à part pour l'histoire du site porno, je ne parviens pas à me sentir coupable de ce qu'il m'a imputé. Ça relève plus d'une énorme mauvaise blague cosmique, d'un manque de bol faramineux, que d'une volonté de l'emmerder : comment j'aurais pu, déjà, ignorant jusqu'à son existence ?

C'est injuste. Injuste qu'il ait décidé de me faire payer quelque chose que j'ignorais. Même plus qu'injuste, ignoble, cruel. Le fait de s'y prendre de cette façon, de s'insinuer dans le cercle de mes proches, de s'installer à la place du petit copain, de se frayer un chemin dans mon cœur, et d'attendre d'être maître de la situation pour tout briser, et surtout, pour contempler les dégâts avec un sourire extatique : c'est juste une ignoble trahison. Qui a fait plus que de mettre à mal ma vision de l'amour en général, mais qui réduit également en miettes tout le potentiel de confiance que j'étais jusque là capable d'accorder à quelqu'un.

Le pire, c'est que je n'arrive même pas à le détester totalement, malgré tout… Tout simplement parce que… ouais, c'est quand même vrai que les pires tuiles lui sont arrivées à cause de moi. Même si je n'arrive pas à m'en sentir pleinement responsable, il a vu filer sous son nez parents adoptifs, boulot, petit copain, et il s'est fait renvoyer à cause de moi par-dessus le marché. Ça a de quoi alimenter une haine sérieuse, en effet…

Putain… Quel karma de merde… Je ne sais plus quoi penser – c'est le boxon total.

La chose claire qui surnage dans tout ça, c'est que maintenant, ma ligne de conduite est limpide : à la manière de Maître Corbeau, je jure, mais un peu tard, qu'on ne m'y prendra plus.

Fin du couplet, bye bye. À la revoyure.

 .oOo.

 

FIN DE LA PARTIE 1.

 

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