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Le Transfuge
Par Sanashiya
Originales  -  Romance  -  fr
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    Chapitre 6     Les chapitres     15 Reviews     Illustration    
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II x 1 - Anatomie de la haine

.oOo.

Le Transfuge, partie 2

.oOo.

(Le vendredi 3 avril)

Incroyable !

Sa tête ! S'il avait vu sa tête ! C'était proprement jouissif. Les yeux écarquillés qu'il avait ! Et la façon dont ses joues sont devenues affreusement pâles au moment des mots fatidiques ! Il n'arrêtait pas de cligner des yeux, incapable d'y croire. Mémorable…

Tellement mémorable, d'ailleurs, que l'image ne me quitte pas, depuis que je suis rentré chez moi. J'ai beau parvenir sans mal à oublier tout le reste, bizarrement, c'est cette expression qu'il avait, quand je le fixais, debout, et qu'il levait les yeux vers moi, qui s'imprime derrière ma rétine – ce regard ébahi, où toute la douleur du monde était clairement perceptible…

Je voulais faire les choses dans les grandes largeurs. J'ai réussi au-delà de mes espérances… Lui, la petite pute, le cœur de glace, j'ai réussi à fissurer ses sentiments, à briser en mille miettes sa confiance, à tuer dans l'œuf ses espoirs.

Ce n'était qu'un juste retour des choses, après tout… Une vengeance légitime pour des années passées à subir toutes les pires tuiles à cause de lui. Totalement justifié.

Ce regard qu'il avait…

Je ne sais pas pourquoi, mais cette petite fausse note dans l'harmonie de ma vengeance, dans la plénitude de ma satisfaction, c'est ce regard qui en est la cause. Ce type avait les yeux trop clairs, sans doute. J'ai jamais aimé les mecs aux yeux trop clairs – avec des iris d'une couleur aussi liquide, comment est-ce qu'il pourrait seulement y avoir du concret dans son cerveau ? Du vent, c'est tout. Des yeux pâles, un cerveau flottant. C'est comme ça.

Ah, c'est vrai – William (mon ex, celui que l'autre connard m'a subtilisé…) avait aussi les yeux clairs. Mais il en avait dans le cervelle, c'était la différence… Ou alors, c'est que ma théorie s'applique à lui uniquement. À cet imbécile, cette petite pute blonde, ce type dont le regard brisé ne me quitte pas, malgré tous les efforts que je fais pour penser à autre chose.

Bon – quoi qu'il en soit, c'est certainement pas en restant dans mon appartement que je vais réussir à me distraire : dans ces cas-là, il y a deux hurluberlus qui ne demanderont pas mieux que de passer leur après-midi à me déballer leurs conneries, toutes plus fournies les unes que les autres. C'est décidé, donc ; l'après-midi se passera au bar.

Pas le Nightingale, non – ça va pas la tête ? Pas ce traître de bar d'où j'ai été rejeté, où bosse ce type que je ne peux pas voir en peinture, que fréquente sa troupe d'amis tous plus débiles les uns que les autres. Non, mon bar, mon préféré, le Tarmac, qui fait d'excellents cafés en journée, et qui vous prépare des shooters du tonnerre de dieu le soir. Mon coin à moi, celui où traînent mes amis – mes vrais amis – et surtout, un endroit où je suis sûr de ne jamais croiser sa tronche de connard ; pas assez de standing pour lui, sans doute.

Et puis surtout, mon appart n'en est qu'à deux minutes à pied, et c'est pratique.

Quand j'entre dans le café, il n'y a pas grand monde ; il faut dire qu'il est deux heures de l'après-midi et que dehors, il pleut des cordes. Ça ne me dérange pas, moi, j'ai toujours bien aimé la pluie ; mais c'est pas le cas de tout le monde, au vu des passants qui couraient s'abriter le plus vite possible sous un abri. Eh ouais les gars, fallait penser à prendre un parapluie ce matin avant de partir au boulot.

- Ah, Joshua !

Quand je parlais des deux énergumènes ; eux, par contre, qu'il pleuve ou qu'il vente, ils ne ratent jamais une occasion de claquer leur fric dans un chocolat chaud.

- Ça faisait longtemps qu'on t'avait pas vu par ici !

- On commençait à se demander si t'étais pas vraiment tombé amoureux de lui…

Ces deux abrutis, qui répondent respectivement aux doux noms de Léo et Nathaniel, ont le don de me taper sur les nerfs dès qu'ils entrent dans mon champ de vision. Et le plus étonnant là-dedans, c'est que malgré tout, je les apprécie quand même.

- Moi ? Ça va pas la tête ? Comme si c'était possible de tomber amoureux de cette pute égocentrique…

Ils s'échangent un coup d'œil complice, qui doit sans doute signifier beaucoup plus de choses que ce que j'en perçois, et comme à chaque fois, cette faculté qu'ils ont de se comprendre sans rien se dire m'agace prodigieusement. J'ai horreur des messes basses et regards entendus.

Mais enfin, ils sont jumeaux, et ils sont toujours fourrés ensemble : pas étonnant qu'il ne leur suffise que d'un demi-regard pour connaître la pensée de l'autre. Physiquement, ils se ressemblent comme deux gouttes de pluie ; dans leurs cerveaux, ça doit certainement cogiter de la même façon. Si j'arrive à les reconnaître, à l'heure actuelle, c'est juste parce que Léo a les cheveux courts et que Nathaniel les a plus longs, mais quand je les ai connus, c'était tout bonnement impossible de les différencier. Même nuance de châtain, mêmes yeux noisette, et sensiblement les mêmes traits et les mêmes expressions faciales. D'autant qu'ils en jouaient ; mais avec l'âge, l'envie de continuer à échanger leurs identités leur a passé.

- T'en fais une tronche, remarque Nathaniel. Y'a un truc qui va pas ?

- C'est pas tes oignons, la demi-portion, je rétorque. Occupe-toi de tes fesses.

- Oh ! Méchant ! s'exclame-t-il, pas vexé pour un sou. Alors que je suis juste un peu plus petit que toi !

- T'es encore au lycée, t'es qu'un gamin, c'est tout.

- Ah, parce que Môssieu se croit supérieur sous prétexte qu'il est en fac de droit ?

Je soupire – aujourd'hui, particulièrement, je n'ai pas envie de jouer à ce jeu-là. Je me tourne vers le barman, qui est un pote et qui s'appelle Ugo :

- Sers-moi un café stretto, s'il te plaît.

- Ça marche, répond l'autre.

Une demi-minute après, je savoure le café, que j'ai bizarrement l'impression d'avoir bien mérité, malgré le fait que je n'aie rien fait de particulièrement épuisant en cette journée (à part supporter les jumeaux, mais ça, c'est devenu du quotidien).

Ces yeux...

- Hé, Joshua ! Ça t'arrive pas souvent de rêvasser. Qu'est-ce qui se passe ?

Je lève les yeux vers Léo, qui me contemple avec son regard ouvert et son sourire engageant. Il y a quand même une différence entre ces jumeaux : c'est toujours plus facile de parler à Léo qu'à Nathaniel. Léo dispose d'une capacité d'écoute remarquable, alors que Nathaniel rebondit avec cynisme sur la moindre petite phrase.

- Rien de spécial, je réponds en haussant les épaules. Rien qui vaille la peine d'être raconté.

- Bien sûr, se moque Nathaniel. Je suis sûr que t'as des trucs à partager, allez, balance.

Il se fait aussitôt repousser sur le côté par Léo, qui demande :

- Il s'est passé quelque chose avec Gabriel ?

Grrr, ce prénom… J'aimerais tellement ne plus jamais l'entendre. Toute ma vie, tout a toujours tourné autour de ce mot. Gabriel, Gabriel, Gabriel. Maintenant que tout est fini, que j'ai réglé mes comptes avec lui, j'aimerais qu'on me fiche la paix une fois pour toutes avec ce prénom que je hais.

- Je l'ai largué, je réponds simplement. Comme une vieille merde. Vous auriez dû voir sa tête…

Nathaniel éclate de rire, ravi, mais Léo n'a pas l'air particulièrement enchanté. Ouais, finalement, ils sont différents, tous les deux…

- C'est vrai ? Tu l'as largué comme ça, brutalement ?

- C'est ce qui était prévu… Je t'en avais parlé pourtant, non ?

- Ouais, mais… Comment dire ? Je pensais que tu changerais d'avis en cours de route.

- Changer d'avis ? C'est pas le genre de la maison.

- Je sais, mais…

Il n'ajoute plus rien. Si jamais il s'avère que c'est parce qu'il a de la peine pour l'autre abruti, je serais prêt à aller le voir au Nightingale pour lui coller une nouvelle mandale. Non parce que, ça va bien un moment, les gens qui le préfèrent à moi, les amis qui se rallient à sa cause à mon détriment – mais trop, c'est trop ! Et tout aussi insupportables que soient les jumeaux, je n'ai pas envie qu'ils tombent dans le camp adverse.

- Léo, ce type est un connard. Il a largement mérité ce que je lui ai fait, crois-moi.

- Je sais…

Il a l'air encore hésitant, quand même – et moi, je réalise brutalement que j'étais venu ici pour me distraire, et qu'au final, je suis encore en train de parler de ce mec imbuvable ! C'est fou, ça…

Du coup, je me renfrogne encore plus – même quand il n'est pas là, il a le don de me mettre de mauvaise humeur. Je vide mon café d'un coup, et j'en recommande un autre à Ugo, histoire de me redonner la pêche :

- Vous avez pas plutôt un truc à raconter, vous deux ?

D'habitude, je n'aime écouter leurs babillages que modérément : ces deux là ont une propension à me saouler qui n'a d'égale que celle de l'autre abruti à déchaîner ma colère intérieure ; mais là, tout vaudra mieux plutôt que de continuer à penser à lui… et à son foutu regard.

Bordel…

.oOo.

(le lundi 20 avril)

La fac de droit, ça ne m'a jamais vraiment intéressé. Je ne sais plus la raison qui m'a poussé à choisir cette filière plutôt que de continuer mon cursus histoire, dont j'avais commencé une première année au sortir du lycée, avant d'abandonner rapidement, et de cumuler des petits boulots pendant deux ans. Quand je me suis dit qu'il valait peut-être mieux retourner à la fac histoire de trouver un vrai job, j'aurais dû y réfléchir à deux fois avant de choisir la matière. Le droit, c'est vraiment la chiantitude à l'état pur. À tout prendre, j'aurais peut-être dû faire des écoles de commerce, les boulots à la sortie auraient sans doute été plus intéressants ; mais ça coûtait trop cher, et les bourses ne couvraient pas les frais. Il a fallu se rabattre sur l'université ; j'ai quand même eu la chance, malgré mon mauvais karma, d'échouer dans une autre université que lui…

Par contre, on dirait que c'était trop demander de vouloir éviter de rencontrer ses amis.

- Joshua ?

Je me tourne vers la voix qui m'appelle alors que je fais la file pour acheter mon cornet de pâtes carbonara, et j'écarquille les yeux en constatant qu'il s'agit de Jorge, le barman du Nightingale – un de ses collègues. Bordel ! Les liens que j'ai avec lui ne se rompront donc jamais ?

Bon – ceci étant, j'aime bien Jorge. Il est calme et posé, pas comme ces deux imbéciles de Lawrence et de Nina ; deux plaies ambulantes, ceux-là. Jorge, au fond, la seule chose que je lui reproche, c'est d'être ami avec un type pareil…

- Jorge ? Depuis quand t'es étudiant ?

- Euh… Depuis longtemps…

Il a l'air au moins aussi surpris que moi. Il faut dire que ça fait deux ans que je fréquente cette fac, ce vendeur de pâtes, et je ne l'ai jamais croisé une seule fois.

- Alors Joshua, comment ça va ?

Il a l'air aussi aimable que d'habitude, et il ne semble pas du tout me tenir rigueur d'avoir jeté son collègue et ami comme une vieille chaussette usagée. Peut-être qu'il n'est pas courant ? Ça ne m'étonnerait pas qu'avec sa fierté, l'autre gland ait voulu cacher le fait qu'il se soit fait brutalement fait larguer.

- Ça va, et toi, Jorge ? Ça fait un bail qu'on s'est pas vus.

- C'est vrai que depuis que tu ne passes plus au bar, on n'a pas trop l'occasion…

Je le fixe. Est-ce qu'il s'agit d'un reproche voilé ? Mais j'ai beau scruter son regard, il sourit, et je ne déchiffre rien de plus que ce qu'il veut bien me montrer ; peut-être qu'il n'y a rien de plus à déchiffrer, tout bêtement.

- Je risque de ne plus passer très souvent…

- Je sais, répond-il.

Ah ! Il sait ! Alors Gabriel lui en a parlé. Ou du moins, il l'a appris, d'une façon ou d'une autre. J'ai envie de lui poser des questions, là – est-ce qu'il était déprimé, est-ce qu'il en a parlé de lui-même, est-ce qu'il a pleuré ? Autant dire, des questions auxquelles il est peu probable que Jorge veuille me donner une réponse. Ça m'apprendra à être curieux ; mais j'aimerais pouvoir contempler l'étendue des dégâts que j'ai commis – totalement impossible sans me rapprocher de lui, et ça, je n'y tiens pas franchement.

- Mais enfin, si tu veux, tu peux toujours venir le mercredi et le samedi, si t'en as envie.

Bien sûr, ses jours de repos – mais ça me ferait vraiment bizarre de retourner dans ce bar ; maintenant, il fait partie du passé, et j'ai envie de faire table rase sur tout ce qui concerne ce que j'ai pu y vivre avec ce type. Jorge y compris – mais l'autre ne doit vraiment pas imaginer ce à quoi je suis en train de penser, car il me dit :

- Et si on mangeait ensemble ?

Je pourrais dire "j'ai pas envie" et alimenter le clan anti-Joshua qui doit sans doute être né là-bas, derrière le comptoir du Nightingale ; mais, que ce soit par flemme ou par désintérêt, je n'ai pas le courage de dire à Jorge qu'il me rappelle quelque chose que je préfèrerais oublier, et qu'en conséquence, je préfère manger tout seul. Du coup, on se retrouve assis sur un banc dans un coin, à manger nos pâtes en parlant de tout et de rien. Le côté tabou d'un certain sujet n'est pas sans créer des blancs dans la conversation, mais Jorge a de la ressource, et si j'ignorais jusque là qu'il était étudiant, je me rattrape bien vite en apprenant non seulement son cursus, mais encore son année, ses profs, ses notes, et son emploi du temps en sus. Le jackpot.

Bien sûr, ça demande compensation : et je suis obligé de lui révéler également ma vie trépidante d'étudiant, tout en prenant bien soin de garder le secret sur ma fréquentation du Tarmac : pas envie de voir débouler qui que ce soit de "l'autre camp" là-bas. Le Tarmac, c'est mon havre de paix, le QG de mon clan ; et ce n'est même pas un bar homo, ce qui signifie qu'il y a très peu de chances de voir quelqu'un de l'entourage du blond débarquer là-bas ; et j'aimerais sincèrement que ces chances restent égales à zéro pendant encore longtemps. Prudence donc.

Jorge mange avec moi, l'air d'y prendre plaisir, jusqu'à ce que son emploi du temps l'oblige à me quitter. Il se lève, jette son pot de pâtes vides dans la poubelle la plus proche, et me dit :

- Je sais que la situation n'est pas franchement rêvée, mais si tu veux passer un soir au Nightingale, n'hésite pas, d'accord ?

Ce type est bizarre. Il sait pourtant pertinemment que j'ai fait de mon mieux pour faire le plus de mal possible à son pote, qui a sans doute dû tout lui raconter, dans les grandes largeurs ; et pourtant, même en connaissant les détails de la sombre histoire, il me manifeste toujours une sympathie inaltérable. Soit il est doté d'une impartialité hors du commun, soit il est un peu crétin.

Mais enfin, l'exploit, là-dedans, c'est d'avoir réussi à éviter toute mention de l'autre abruti, en une heure entière de repas. Pas un seul mot, ni même une seule allusion, rien – je n'aurais pas cru la chose possible avec un de ses amis. D'un côté, c'est reposant, et de l'autre côté, je me sens vaguement frustré de ne pas avoir de détails de sa débâcle.

Mais enfin, à la limite, c'est préférable, plutôt que d'avoir à entendre parler de lui à nouveau.

Quand Jorge disparaît en me faisant un dernier signe, je ne peux pas m'empêcher de souhaiter rapidement ne plus jamais le revoir – et par la même occasion, de ne pas découvrir à nouveau un autre proche du blond échoué dans cette fac.

Le mauvais karma, ça va bien un moment, hein.

.oOo.

(le mardi 28 avril)

- C'est Joshua ton prénom, c'est ça ?

Je considère le gars qui me tourne autour ; plutôt beau gosse, avec des cheveux bruns en boucles et des yeux verts – l'air un peu intimidé, mais avec de la détermination dans le regard, ça me plaît.

- Ouais. Et toi, tu es…?

- Je m'appelle Paul…

- Comment tu connais mon nom ?

- J'ai entendu Ugo le prononcer, tout à l'heure, et…

On n'est pas dans un bar gay, pourtant – c'est rare que je me fasse aborder au Tarmac. Ça change du Nightingale.

- Enfin… Tu m'intéressais, mais… Peut-être que tu n'es pas… de ce bord-là ?

Je souris. On dirait que la nuit ne s'annonce pas des plus solitaires, pour une fois – il faut dire que moi, contrairement à la petite pute blondinette, je ne me tape pas un mec différent toutes les semaines. Ce qui explique pourquoi je n'ai encore couché avec personne depuis que je l'ai largué ; pas envie d'avoir ne serait-ce qu'un seul point commun avec lui en me mettant à baiser avec n'importe qui.

Avant de perdre quelques mois avec l'autre idiot, ça m'arrivait parfois d'avoir un coup d'une nuit, cela dit, et ce soir, je pense qu'il est temps de reprendre les bonnes vieilles habitudes – et ledit Paul fera visiblement partie de cette catégorie. De toute façon, j'aurais encore beaucoup à faire si je voulais atteindre le niveau du blond.

Comme le Paul en question a l'air d'être open à toute idée que je lui propose, je décide qu'il est temps de le ramener chez moi, histoire de bien finir la soirée ; il m'a l'air un peu limité mentalement, mais tant qu'il est mignon, ça ne pose pas de problèmes. Et puis, comme je ne tarde pas à m'en rendre compte une fois qu'on a atteint mon appartement, il embrasse pas mal du tout. Enfin, il se défend. Bon, il faut l'avouer, il n'arrive pas tout à fait au niveau de Gabriel – ça, on pouvait dire que c'était la seule chose que l'imbécile avait pour lui. Un caractère épouvantable, égocentrique, nombriliste tout ce que vous voulez, mais au lit, je ne peux pas nier qu'il était super doué. Il faut dire que de passer de mains en mains sans arrêt, ça vous apprend les choses…

Mais enfin, le Paul s'annonce comme un bon potentiel, il a déjà enlevé sa chemise, et a découvert un corps plutôt pas moche, quand soudain, il tente de faire la chose qui casse tout.

- Pas de fellation !

- Quoi ? demande-t-il en relevant les yeux, déboussolé.

J'ai compris dès que je l'ai vu se mettre à genoux, et commencer à déboutonner mon jean – définitivement non.

- Arrête ça. J'ai horreur.

- Mais je…

- Arrête, c'est tout !

C'est vrai – j'avais oublié ce petit détail emmerdant, mais dans un coup d'un soir, il y en a toujours un pour vouloir une fellation – que ce soit pour la faire ou pour la recevoir. Et moi, je suis ouvert à toutes sortes de pratiques plus ou moins avouables, mais la fellation, j'ai juste horreur de ça, c'est dit. Et c'est seulement maintenant que je réalise qu'il n'y en a jamais eu quand je couchais avec le blond. Sans pourtant que je me rappelle lui avoir dit que je détestais ça. Peut-être qu'il l'avait deviné d'emblée, ce qui n'aurait pas été particulièrement étonnant, en considérant l'expérience qu'il a amassée en tant que vieille pute.

- Mais pourquoi tu veux pas ? demande Paul, déboussolé.

- Parce que j'aime pas ça, je te dis, t'es sourd ou quoi ?

C'est malin, il a tout cassé. J'aurais dû le prévenir d'emblée : pas de fellation par chez moi. Maintenant que j'y réfléchis, c'était comme ça que je procédais avant – mais les quelques mois passés avec Gabriel m'ont fait oublier mes habitudes. Peut-être que je m'en serais souvenu si j'avais couché avec d'autres types, dans l'intervalle, et ce n'est pas la moralité qui m'aurait arrêté ; mais Gabriel étant assez efficace, côté cul, je n'ai pas eu besoin d'aller voir ailleurs pendant cette période.

Paul me fixe, désemparé, à moitié désapé, tandis que moi, je fronce les sourcils, de mauvaise humeur, subitement. Pourquoi il me regarde comme ça ? On dirait un chien perdu. Ça me rappelle presque l'expression de l'autre crétin quand je l'ai largué – la dimension douloureuse en moins.

- Qu'est-ce que tu regardes ? je balance sèchement. Si t'es capable de rien d'autre que de tailler une pipe, on va pas aller bien loin !

Ce n'est pas exactement la meilleure phrase pour mettre en confiance un type intimidé, qui vient juste de se faire engueuler, mais tant pis – j'ai pas le goût d'être sympa, ce soir. Il m'a agacé.

- Mais je…

- Ah, tu me saoules avec tes "mais je". C'est bon maintenant, casse-toi.

Il écarquille les yeux, surpris, et blessé – la voilà, l'expression de Gabriel ! – et il se redresse :

- Tu veux que je me casse…? il balbutie.

- T'avais pas entendu la première fois ? Ok, alors je répète : casse-toi !

Cette fois, c'est plus blessé qu'il est, il a carrément l'air terrorisé. Il ramasse ses affaires en quatrième vitesse, et quitte mon appartement en moins d'une minute top chrono, et moi, je reste seul, dans la pièce, vaguement dégoûté et surtout furieux, contre ce type, et contre tous les autres, avec leur manie de tailler des pipes à n'importe qui, et furieux contre Gabriel, aussi ; pourquoi faut-il que le seul mec sur terre avec qui ça colle pleinement, sexuellement, soit celui que je haïsse le plus au monde ? Gabriel ! Merde, à la fin. Si ça a foiré ce soir, c'est de sa faute. Et si ça foire les fois suivantes, ça sera de sa faute aussi.

Tout est toujours de sa faute, de toute façon.

.oOo.

(le mardi 19 mai)

Je suis contrarié.

- Waouh, les sourcils !

- Ils vont te passer sous les yeux si tu continues à les froncer comme ça.

Inutile de lever le regard vers les deux abrutis qui me scrutent, à demi-cachés derrière mon journal ouvert. Pas la peine de gaspiller des gestes pour eux.

- Vos gueules.

- Ouh, on est de mauvaise humeur, ce matin ! On a mal dormi peut-être ? On a pas eu sa dose de café !

- Ugo, un café pour le monsieur !

Bon dieu, qu'ils sont emmerdants… C'est la plaie de l'humanité. Il y a des jours où la compagnie de Gabriel lui-même leur serait presque préférable… (Mais seulement presque. Faut pas trop pousser, non plus.)

- La ferme, les mioches. Occupez-vous de vos fesses.

- Mais toi, Joshua, qui s'occupe des tiennes ?

Ouh là – ça, c'était LA chose à pas dire. Surtout dans les circonstances actuelles. Je bondis, et je crois que mes cordes vocales n'ont jamais été aussi sollicitées de ma vie que quand je me mets à hurler :

- FOUS-MOI LA PAIX, NATHANIEL ! FOUS-MOI LA PAIX !

Si ma main n'a pas échoué dans sa gueule enfarinée, c'est uniquement grâce aux miettes de self-control que j'ai réussi à rassembler, mais il s'en est fallu de peu, très peu. Léo et Nathaniel (le dernier à moitié prostré pour éviter les coups) ont les yeux si écarquillés qu'on dirait qu'ils vont sortir de leurs orbites – Ugo n'est pas loin de leur ressembler, et les rares clients qui parsèment le café, de loin en loin, ont l'air de dire "oh mon dieu, cet homme est fou".

Dans le silence qui suit mon éclat, je réalise ce qui vient de se passer, que je suis debout, tremblant de rage devant un gamin qui a levé les mains pour se protéger, et que ce n'est pas glorieux, tout ça. Je me suis toujours dit que ça ne servait à rien de s'énerver pour des broutilles – sauf que là, la broutille en question tombait sur un endroit très sensible. J'ai envie de prendre ma tasse de café vide et de l'exploser contre le sol, ou bien de prendre ces deux gueules d'abrutis pour les claquer l'une contre l'autre – ça soulagerait bien, tout ça.

- Désolé, murmure Nathaniel, qui s'est vaguement redressé, et qui me regarde, l'air intimidé.

Je ne réponds rien – si t'étais désolé, t'avais qu'à pas faire la blague, pauvre con ! – et je me rassois sur mon tabouret, les mains toujours tremblantes ; depuis quand je n'avais plus perdu mon self-control à ce point ? Sans que ça ait un rapport avec l'autre abruti, en plus, pour une fois.

Quoi que. Quand on y réfléchit bien, c'est à cause de lui, quand même (comme d'habitude, en fait). Et à cause de moi aussi : nos corps n'avaient qu'à pas être si compatibles. Maintenant que je me suis remis à coucher avec d'autres types, ça m'arrive beaucoup trop souvent de trouver ça fade. Ils n'ont pas d'expérience, pas d'imagination, ils ne savent pas où toucher pour que ça fasse du bien, ils sont maladroits, ils ne savent pas y faire…

Et puis, ils sont trop maigres, trop flasques, trop grands, trop petits, les yeux pas assez bleus et les cheveux pas assez blonds…

Bordel. Qu'est-ce que je disais. Tout est toujours de sa faute.

- Désolé, Joshua, reprend Nathaniel. Je voulais pas te vexer…

C'est la première fois qu'il demande pardon pour quelque chose, celui-là. Je lui jette un regard torve, pas franchement décidé à l'excuser, parce qu'après tout, il y a des choses sur lesquelles il ne faut pas plaisanter, et la vie sexuelle des gens fait partie de ces sujets, à mon sens.

- Quelque chose qui va pas, Joshua ? demande Léo en s'installant à côté de moi. On peut t'aider ?

- Rien, fous-moi la paix.

- Joshua, reprend Nathaniel en s'installant sur le tabouret de l'autre côté, si tu gardes tout pour toi, ça finira en désastre. Il faut que tu nous en parles.

- J'ai pas envie de te dire quoi que ce soit à un bouffon comme toi !

Léo jette un regard d'avertissement à son frère, qui ne passe pas inaperçu à mes yeux – mais au moins, il arrive à le faire taire. Quand j'y pense, si Nathaniel n'était pas là, peut-être que j'arriverais à supporter Léo bien plus facilement. Mais bon, ils sont tellement proches que je ne les ai jamais vus une seule fois l'un sans l'autre.

- Bon, Joshua, reprend Léo. C'est quoi le problème ?

Je suis excédé – c'est peut-être pour ça que je réponds un peu trop rapidement :

- Que veux-tu que ce soit, le problème ? C'est toujours le même !

- Encore Gabriel ? demande-t-il, étonné. Mais ça fait plus d'un mois et demi que vous ne vous voyez plus…

- Je sais ça.

Ah, il m'énerve. Et je regrette d'avoir jeté cette phrase trop vite. Lancer le sujet Gabriel avec les jumeaux, c'est toujours beaucoup trop de discussion qui s'ensuit, et je n'ai pas envie de parler de lui. D'ailleurs, je ne sais même pas ce qui cloche, bordel…

- Il a encore fait quelque chose ?

- Non…

C'est bien ça le problème. J'ai beau ne plus avoir de nouvelles de lui depuis tout ce temps, il continue à me pourrir jusqu'à ma vie sexuelle ! Finalement, peut-être bien que mon plan génial pour le faire tomber de son piédestal n'était pas si génial que ça…

- Et pourquoi t'irais pas le voir ? demande brutalement Nathaniel. Il bosse toujours au Nightingale, Gabriel, non ?

Le voir ? Quelle idée stupide ! Mais avant que j'aie le temps de répondre à Nathaniel que si c'est pour dire des âneries pareilles, il peut la fermer, quelqu'un s'incruste dans la discussion.

- Oh, vous parlez du Gabriel du Nightingale ?

Tous les trois, et même Ugo, on jette un regard surpris (et agacé pour ma part) à la personne qui vient de s'immiscer dans la discussion : une fille, probablement mon âge, l'air un peu métis, avec ses longs cheveux bruns ondulés et sa peau bronzée, qui s'est discrètement installée à côté de Léo pour espionner notre discussion. Faut pas se gêner, hein !

- Tu le connais ? demande Léo.

Quel imbécile, celui-là ! C'est pas ça, la première chose à dire. Je rectifie le tir :

- Qu'est-ce que ça peut te foutre qu'on parle de lui ou pas ? C'est pas tes oignons, dégage !

Les filles, c'est des calamités ambulantes. Je les déteste encore plus que le blondinet. En plus, elle m'écoute pas, la connasse, c'est à Léo qu'elle répond !

- Oui, je le connais. Il ne parce pas inaperçu, là-bas… Et puis, je vais souvent boire un verre au Nightingale.

Comment ça, il ne passe pas inaperçu ? Et voilà, encore une qui tombe dans le panneau ! C'est pas parce que Môssieu a les cheveux blonds et les yeux bleus que ça fait de lui le roi du monde ! Mais il faut croire que dès que les gens ont une belle gueule, le reste ne compte plus.

Et puis d'abord, si elle l'aime tellement, le Nightingale, cette gonzesse, pourquoi c'est pas là-bas qu'elle va squatter, plutôt que de venir nous emmerder ici ? Je ne me gêne pas pour lui poser la question, et elle n'a absolument pas l'air offusquée par mon ton sec.

- J'attends une copine ici. Mais je vous ai entendu parler de Gabriel, alors…

- Alors, c'est pas une raison pour s'insérer dans des conversations privées ! je grogne.

Cette fois, elle a l'air de comprendre mon message, et elle fait une moue boudeuse – les filles, putain ! Toujours en train de tirer la gueule, même quand c'est elles qui sont en tort. Béni soit le seigneur, ou je sais pas qui là-haut, de m'avoir fait homo.

- C'est bon, j'ai compris…

Elle se décale un peu, mais Léo – le traître ! – doit certainement trouver son allure exotique plutôt à son goût, car il la retient, et dit :

- Et il va bien, Gabriel ?

Maintenant que j'y pense, c'est juste ; cette fille, toute emmerdeuse qu'elle soit, constitue pour l'instant mon seul moyen de savoir ce qui se passe là-bas, de savoir comment a réagi Gabriel après la rupture. Est-ce qu'il a arrêté de coucher avec n'importe qui, ou est-ce qu'il les enchaîne encore plus qu'avant ? Il avait dit qu'il m'aimait, tout de même. Pour qu'un type comme lui dise ça, surtout pendant que je faisais semblant de dormir, c'est pas anodin. J'aimerais vraiment savoir si mon annonce brutale l'a affecté autant que je l'espérais.

- Je le connais pas très bien, avoue-t-elle. On a juste échangé deux-trois mots. Mais pour ce que j'en sais, il a l'air d'aller bien…

Merde. Dommage. J'aurais préféré qu'il souffre le martyre, mais enfin, c'est vrai que sa fierté doit sans doute l'empêcher de craquer en public. Et cette fille, elle ne sert à rien – ce serait plutôt de Jorge dont j'aurais besoin, si je voulais vraiment avoir des nouvelles pointues.

- Vous êtes des amis à lui ? demande la nana, qui n'a visiblement pas l'intention d'arrêter de nous faire chier.

- Nous pas vraiment, répond Léo, tout sourire, mais lui là, déjà plus.

- Amis ? je rigole, amer. Ami avec ce pauvre naze, moi ? Non mais t'as vu la vierge, toi !

Moi et Gabriel, amis ? J'arrive même pas à concevoir le fait. C'est comme si Anne Frank était pote avec Hitler. Comme si Arsène Lupin et Herlock Sholmès allaient dîner tous les jours ensemble. Non, il y a des associations qui ne pourront jamais se faire, et Gabriel et moi amis, ça en fait partie. C'est aussi improbable que de voir le jour se lever à l'envers, c'est tout.

- Très bien, dit la fille, qui a enfin compris que ça ne servait à rien d'insister, et qui se lève enfin. Eh bien, désolée d'avoir interrompu votre conversation…

- Minute ! s'exclame Léo. Tu t'appelles comment ?

- Noah, répond-elle en souriant. Mais je veux juste te dire que si tu veux me draguer, tu perds ton temps ; je suis de l'autre bord.

Tiens, étonnant, ça ! Enfin, pas qu'une lesbienne soit plus supportable qu'une autre nana, mais enfin, ça change un peu mon regard sur elle ; et visiblement, celui de Léo aussi, qui soupire d'un air déçu.

- Pourquoi les seules filles qui m'intéressent sont toujours lesbiennes, à la fin ? il râle.

- T'as qu'à t'intéresser à ton copain, répond doucement Noah, il est plutôt mignon…

Elle me sourit comme si elle pensait me faire plaisir, mais franchement, les compliments d'une gonzesse, qu'elle soit lesbienne ou pas, ça ne me fait ni chaud ni froid.

- Ouais mais il a trop mauvais caractère..

- Et pas assez de poitrine, ricane Nathaniel, qui n'a rien perdu de la discussion.

Pas de poitrine, ouais – encore heureux ! J'aurais pas aimé me traîner toute ma vie une malédiction comme celle-là. Quoi qu'il en soit, la fille a l'air de nous trouver marrants (je m'en serais bien passé) et elle dit qu'elle repassera sans doute dans le bar, et qu'on se croisera peut-être. Je n'espère qu'une chose : pourvu que non.

Toutefois, son intervention m'a permis de savoir que Gabriel bosse toujours au Nightingale… Je m'étais dit que peut-être, avec le choc de se faire larguer par le type qu'il aimait, il arrêterait son boulot, ou quelque chose du genre… Pas le cas, visiblement. J'en viens même à me demander si ma bombe a vraiment eu l'effet que j'avais escompté. Peut-être qu'il s'est déjà remis de la rupture, et dans ce cas, j'aurais perdu plus de quatre mois de ma vie avec lui…

Mais bon, je ne peux être sûr de rien.

Et c'est très emmerdant.

.oOo.

(Lundi 1er juin)

Pour aller à l'université, je dois prendre le métro, la ligne une – la jaune. Il y a un métro toutes les minutes en heures de pointe, et six portes pour deux rames ; relativement peu de chances de tomber sur une figure connue, en considérant toutes les probabilités. Et pourtant !

Je le repère dès qu'il entre, une porte plus loin. Comment louper des cheveux aussi blonds ? Je ne suis même pas le seul à me tourner vers lui. Et il ne remarque rien, bien sûr, parce qu'il est huit heures du matin, et que je l'ai toujours connu avec la tête dans le cul à huit heures du matin. Monsieur est une créature nocturne.

Il est totalement différent de l'image intérieure résiduelle que j'ai gardée de lui ; de séducteur dans son bar, dans son habit de serveur, là, il a plutôt l'air intello, avec son livre à la main, ses cheveux attachés et ses lunettes sur le nez. Je ne l'avais jamais vu avec des lunettes…

Merde ! Pourquoi je suis obligé de tomber sur lui, à cet instant précis, alors qu'il aurait pu prendre le métro d'après ? C'est vraiment injuste. Encore cette histoire de karma qui me poursuit. J'ai l'impression que décidément, quoi que je fasse, peu importe les distances que je puisse prendre, mon destin et le sien sont inextricablement liés, et pas pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

Je regarde la mèche qu'il coince d'un geste rapide derrière son oreille, avant de se replonger dans son livre. Il est appuyé sur le rebord en face des sièges assis, et là d'où je suis, à moitié caché par un type qui lit un journal, je peux l'observer à loisir, de profil – rien n'a changé, dans sa physionomie, du moins, rien de perceptible pour quelqu'un qui le regarde en douce à trois mètres de distance. Je le vois s'asseoir quand un siège en face de lui se libère ; je le vois se lever à l'arrêt d'après pour permettre à la vieille dame qui vient d'entrer de s'asseoir. Il doit être content, il aura fait sa bonne action du jour, ce bon Samaritain…

Il y a une chose que je ne peux pas nier, par contre ; il est toujours aussi beau. Même encore plus que d'habitude, ce matin – peut-être que c'est dû à ses cheveux attachés… Quand il est plongé dans un livre, il fait nettement moins pute que d'habitude. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, il n'est accompagné de personne. Encore célibataire ? Ça ne veut sans doute rien dire, certes, mais…

Ce que je déteste le plus, chez Gabriel, c'est qu'il a toujours eu le don de provoquer mille émotions contradictoires en moi. Et là, ce qui me vient à l'esprit, quand je le regarde lire son livre tranquillement, c'est que j'ai beau haïr ce type de toute mon âme, il était aussi le meilleur coup que j'aie jamais eu. Et ça, mon corps, ce traître, ne l'a pas oublié. Rien qu'à le voir, je sens toutes les fibres en moi se contracter, s'agiter à sa vue. Je me rappelle ces nuits extraordinaires entre nous, que j'aurais peut-être préféré ne jamais vivre, quitte à louper un amant aussi doué – au moins j'aurais eu tout le loisir de continuer à le détester sans vouloir désespérément coucher avec lui.

Merde, je suis bien obligé de l'admettre. J'ai encore envie de son corps – son corps-poubelle, où tout le monde rentre comme dans un moulin, où a déjà échoué au moins la moitié de sa fac… Son corps terriblement bandant.

Là, à huit heures du matin, dans ce métro bondé, une moitié de moi a terriblement envie de le tabasser, et l'autre moitié veut presque le violer sur place. Incapable de faire l'un ou l'autre, je continue à la fixer, avec l'impression que mes yeux vont finir par fondre si je continue à y déverser une haine aussi brûlante. Si j'avais eu le pouvoir de le tuer du regard, il serait déjà mort…

On est le 1er juin, aujourd'hui. Demain, ça fera deux mois jour pour jour que je l'ai quitté, et pourtant, les détails de la scène n'ont toujours pas été évacués de mon esprit. Tout particulièrement ce regard foudroyé qu'il a eu au moment où je partais… Impossible de l'oublier. Alors je l'observe, là – je grave une nouvelle image de lui en moi, pour pouvoir me débarrasser de l'autre, beaucoup trop obsédante.

La voix annonce le nom de son arrêt de métro. Il relève le nez, range son livre, enlève ses lunettes – il n'en a besoin que pour lire, alors ? – et se redresse pour s'approcher de la porte la plus proche. Je reconnais ce pull, il le portait déjà quand on était ensemble. Pas de manteau – on est juin, après tout.

Et puis l'homme devant moi ferme son journal. Il se déplace vers l'autre porte pour laisser passer ceux qui voudraient sortir. Il supprime tout obstacle entre Gabriel et moi – rien d'autre que du vent. Ça se passe lentement ; d'abord, il pose les yeux sur mes chaussures. Puis, il fait glisser son regard sur mon pantalon, de plus en plus vite, parce qu'il connaît ces fringues, il connaît ces chaussures, comme s'il les avait cousues : et quand, après être passé par ma chemise et mon cou, son regard rencontre enfin le mien, je vois son expression se décomposer – comme si c'était un revenant qu'il avait devant lui (quelque part, ce n'est pas très loin de la vérité…).

Va-t-il dire quelque chose ? Va-t-il ne serait-ce que prononcer mon prénom ? Je le fixe en silence – mais trop tard, les portes s'ouvrent, et poussé par la foule d'étudiants qui descendent avec lui, il sort de la rame. Son regard essaye toujours d'accrocher le mien, et peut-être me parlera-t-il une fois dehors, avant que les portes ne se referment ?

Non, il ne dit rien. Il se détourne, simplement, et prend le chemin des escalators, tandis que les portes se referment, et que j'ai l'impression que toute la scène se déroule au ralenti.

C'est comme ça, donc… Il a décidé de se détourner. De moi ! Du type qu'il a aimé – qu'il aime peut-être toujours. Il préfère tourner le dos et s'en aller plutôt que de m'adresser un mot ! Le métro se remet en marche, et je suis des yeux le blond jusqu'au dernier moment, pour voir s'il va relever la tête vers moi, pour voir s'il va essayer de me chercher du regard ; mais non. Il contemple avec obstination le dos de la personne devant lui. L'air de dire "ça m'est égal que tu sois là ou pas". Bordel, j'ai envie de péter cette vitre, de colère. C'est moi, qui suis censé me détourner de lui ! Pas l'inverse !

Je sens la rage pousser mon cœur plus vite, et j'ai tellement envie de tabasser quelque chose, là… Quelqu'un… Lui…

Bordel… Je le hais…

.oOo.

 
 
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