chapitre I - partie 2/2
Après le baiser de mon elfe-dragon, la soirée m’a paru bien fade. J’ai perdu goût à ces mondanités. Non pas que j’en avais avant cela. Mais sur le moment, me retirer dans mes quartiers sans même un petit détour par la salle de bal m’a semblé la chose la plus logique à faire. Il s’avère que c’était aussi la plus dure. Parce que dans l’intimité de ma chambre, il m’est loisible de repenser à lui. De rappeler le souvenir de ses lèvres, à tel point que je jurerais sentir leur pression contre les miennes.
Si un simple baiser me met dans cet état… Non, il n’était pas « simple ». Il était unique et je pense m’en souvenir toute ma vie. Voilà que je deviens fleur bleue !
Quelqu’un se manifeste à ma porte. Vu les coups timides, c’est sûrement Evangeline. Mon nez le confirme lorsqu’il identifie son odeur douce de calendula, avec un soupçon de talc bébé. Elle a autorisation d’entrer. Avec un autre, mon frère, Père ou Mère, j’aurais peut-être tergiversé puis fait semblant de dormir.
— Bonsoir, mon frère.
Elle sautille jusqu’à mon lit dans sa robe de princesse en guipure rose saumon. Evangeline est à cet âge où on ne doit plus la traiter de gamine, alors qu’elle porte encore toute l’innocence du monde sur ses épaules. Chose ardue à faire quand mon nez lui donne une odeur de poupon. La voir si pleine d’entrain me rassérène en général. Mais pas ce soir. Je crois que j’ai le blues. Mon premier baiser, mon elfe, a un peu joué de son avantage d’adulte sur moi. Il avait une aura si troublante, ce dragon. Soudain, j’ai un doute. J’ai le pressentiment que c’était délibéré de sa part de ne pas m’avoir donné son patronyme.
— Bonsoir, mon ange, souris-je faiblement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-elle en se laissant choir sans grâce dans le lit, à mes côtés.
Je me mets sur le flanc pour mieux l’observer. Parfois je maudis son empathie en ce qui me concerne, car j’ai le sentiment injuste d’en être la seule victime. Mais le reste du temps, je chéris ce lien fort qui nous unis, bien qu’elle soit de trois ans ma cadette.
— Pourquoi crois-tu que ça ne va pas ?
— T’ai-je demandé si tu allais mal ? Non. Tu ne vas jamais mal, toi. Tu es si fort. Mais des choses t’arrivent, nuance-t-elle, peu dupe. (Son ironie me fait sourire pour de bon.) Alors qu’est-ce qui t’es arrivé pour que tu ailles au lit tout habillé, avant même mon couvre-feu à moi.
— C’est déjà l’heure ? fais-je, surpris d’avoir végété autant de temps sans m’en rendre compte.
— Père est très contrarié du fait que tu ne sois pas venu dire au revoir aux premiers convives sur le départ. Surtout les Richmount.
J’apprends d’elle que j’ai un peu fait mauvaise impression auprès de l’ambassadeur du Pays de Galles. Je ne suis guère surpris. Sa fille m’a vu taper la causette avec un dragon alors que je venais de l’abandonner soi-disant pour aller vomir aux toilettes. Elle a dû dépeindre un tableau peu élogieux à mon égard auprès de monsieur son père. À présent, il ne reste que les invités dont les liens avec Père vont au-delà du business. Ils ont probablement dû se retirer dans ses quartiers personnels.
— Je me rachèterai, dis-je sans trop y mettre de la bonne volonté.
— Pas sûr. Tu pars dans moins d’un jour. Et je te connais, il te faut en général une semaine pour ravaler ta fierté et faire amende honorable avec Père. C’était ta fête, Xander. Tu as brillé par ton absence. Autant te prévenir, Mère aussi l’a mauvaise.
Un long soupir m’échappe. Je n’aime pas rendre ma sœur soucieuse. Mais je ne peux étouffer ce sentiment curieux lorsqu’elle manifeste ainsi son inquiétude à mon égard. Parce que je sais que c’est une preuve de son amour. Parfois, j’aimerais que Mère soit comme elle. Si aimante. Et puis je me fustige quand je réalise que cela renvoie l’image d’un individu en mal d’amour. Ce qui ne colle vraiment pas à ce que je dégage. Concrètement, je n’ai manqué de rien dans ma vie. Suis-je trop avare ?
— Tu vas me manquer, m’avoue-t-elle au bout d’un moment de silence.
— Toi aussi.
Je la prends dans mes bras. C’est l’une des dernières fois que je le ferai, avant longtemps. Foutues traditions qui m’obligent à acquérir un surnom avant de remettre les pieds à la maison ! Tant que je n’aurai pas ce pseudonyme qui constituera mon identité dragonne, même mes vacances se passeront loin du domaine Lehmann. « Si je ne peux me trouver, il m’est impossible de revenir. » Cet alexandrin est le nerf de la lignée Lehmann depuis des décennies, pour ne pas dire des siècles. C’est franchement nul et je suis entièrement d’accord avec Evangeline sur ce point.
— Quand je reviendrai, tu seras devenue encore plus belle que Mère.
— Même pas vrai !
— Mais si. Tout le monde sait que tu es la beauté de cette famille, dis-je en la chatouillant.
Son carillon de rire s’élève et j’ai l’impression que des papillons volettent au soleil dans ma chambre. Penser au chaleureux astre ravive le souvenir de mon inconnu et celui de son manque. Je suis en mal de lui et me mets une gifle mentale pour me ressaisir.
— Pas autant que toi, renifle Evangeline. Les filles comme les garçons te regardent. Je ne suis pas sûre d’avoir cette chance, moi.
— Qu’est-ce que tu en sais ? glapis-je, surpris par cette révélation.
Parce que ma sœur de 13 ans a vu des garçons me « regarder » ?! Et elle le considère comme une chance, me souffle une petite voix que je m’empresse de bâillonner.
— Qui est-ce qui me regarde ? fais-je avec circonspection.
— Toutes les filles t’ont cherché, je te l’ai dit. Elles ont été déçues par ton absence. Quant aux garçons, j’en ai surpris deux en train de grommeler dans leur coin, en disant qu’il n’y en avait que pour ces gueuses. C’était clairement et simplement de la jalousie. Mais le plus surprenant, c’est qu’ils ne te jalousaient pas comme on aurait pu le penser, mais elles. Je leur ai mentalement demandé si Alexander Lehmann leur plaisait. Et ils se sont trahis en répondant par l’affirmatif, croyant qu’ils dialoguaient avec cette petite voix qu’on a tous dans notre tête.
— Evangeline Ártemis Lehmann !
Elle est secouée de me voir sérieusement outré. Mais ma réaction est justifiée. Père refuse qu’elle se serve de ce don en public. Il le lui a strictement interdit car c’est dangereux. À ma connaissance, aucun non-dragon n’a le genre de pouvoir psychique qu’elle développe depuis la petite enfance.
Evangeline a la faculté de se faire passer pour la voix de votre conscience. Elle vous souffle des idées, vous pose des questions, vous inspire des pensées. Et en retour, elle entend les vôtres, mais uniquement si celles-ci répondent directement à la question qu’elle vient de vous insuffler dans le crâne. Il est possible de les lui occulter dès l’instant où vous différenciez sa voix de celle de votre conscience. Depuis, elle a appris à la rendre la plus impersonnelle possible, afin de rester neutre et indécelable lorsqu’elle s’immisce dans vos pensées.
Un pouvoir redoutable qu’elle ne cesse de perfectionner, avec une espièglerie de fillette. Mère aime à penser que si Evangeline était née semi-dragonne comme Klaus et moi, elle serait un dragon d’Esprit à son Éveil. Autant dire que vu leur rareté, elle deviendrait vite très convoitée.
Même au Haut Conseil, ils ignorent cette faculté. Père prend des risques en la protégeant ainsi. Il pourrait être accusé de trahison. Nous en assumons tous la responsabilité parce qu’il est légitime de la soustraire de l’avidité de ce monde.
Dans le moins pire des cas, Evangeline deviendrait une bête de foire si cela venait à ce savoir. Et dans l’hypothèse où elle se trahirait, il faudrait monter tout un protocole de protection rapprochée. On pourrait l’enlever rien que pour cela. Mais elle n’a que 13 ans et ne comprend pas encore tous les enjeux.
Aussi je me radoucis et lui fais promettre de ne plus recommencer. Sa moue me dit que j’ai affaire à une tête brûlée. Au fond, je ne suis pas surpris. C’est une Lehmann, tout ce qu’il y a d’authentique. Elle va juste accepter pour me faire plaisir et redoubler de discrétion et de subtilité dans mon dos. Quelque part, il y a un avantage à ce qu’elle perfectionne ce don, si gagner en discrétion peut concourir à sa sécurité. En attendant, ce n’est pas d’elle dont il est question ici.
— Ça ne t’a pas choqué que je plaise à des garçons ?
Ma question semble anodine en surface, mais je ne suis pas honnête. Je crois que j’attends beaucoup de sa réponse. Elle me dévisage un instant, comme pour me faire savoir qu’elle ne sent pas toute ma sincérité. Elle me met mal à l’aise. Ce regard franc aux iris d’obsidienne, ses jolis sourcils rapprochés, son menton décidé. En cet instant, elle ressemble beaucoup à Mère qui excelle dans l’art de se passer de mots pour dire « qu’est-ce que tu me caches ? »
Il ne fait aucun doute que celui ou celle qui la courtisera devra être doté d’une mentalité d’acier. Ce ne sera pas une mince affaire. Et Père aura sacrément de mal à obtenir sa docilité face à ses décisions. J’espère pour Clyde qu’il ne commettra jamais la bêtise de lui imposer son choix de prétendant. Ou d’aiguiller sa décision comme il l’a fait avec Klaus. Evangeline ne sera pas de ce bois, c’est certain. Vous en voulez la preuve ?
— Ça ne me choque pas que tu aimes les garçons, mon frère, finit-elle par dire d’une douce voix. Ce que j’ai fait à ces deux idiots, je l’ai déjà fait avec toi. Et à la question « aimes-tu les garçons » tu as répondu « oui ».
Je pense être devenu livide, vu le vertige qui m’assaille. Mon sang a dû déserter mon cerveau, mon visage, pour se retirer je ne sais où. Dans mes mains sûrement, à en juger par leur transpiration excessive et leur lourdeur. J’inspire fortement pour me ressaisir. Lui mentir est la dernière chose intelligente à faire. Je baisserai inévitablement dans son estime, là où mon homosexualité ne m’a pas encore fait dégringoler.
Elle le sait depuis un moment, sans que ça n’ait changé sa manière de me percevoir. Elle attend à présent de moi que je l’assume, et mon déni sonnera le glas de toute son estime pour moi.
— Tu viens de traiter ton frère d’idiot, là !
— Non, proteste-t-elle avec bonne foi.
— Si je suis tombé dans le panneau comme ces deux idiots, ça sous-entend que j’en suis un !
— Tu joues avec les mots, s’insurge-t-elle. Ces abrutis étaient des idiots de jalouser des greluches qui ne t’intéressent même pas le moins du monde. Attends, ça se voit que leur compagnie t’ennuie. Ça ne me surprend finalement pas trop que tu aies quitté la réception si tôt. L’une d’elles a certainement dû t’affliger au plus haut point. Je compatis.
Sans prévenir, je la prends à nouveau dans mes bras et la serre contre mon cœur. Fort. Très fort. À lui faire mal. Elle bronche à peine. C’est dire tout l’ampleur de son amour.
— Tu vas vraiment me manquer, mon ange, dis-je d’une voix étouffée par ses cheveux.
— Mais on s’écrira. Et c’est pas sympa pour son inventeur de reléguer la webcam aux oubliettes, me sermonne-t-elle.
Je n’ai pas le cœur à lui dire que ça fonctionne à peine, où je vais. Elle tente de me consoler comme elle peut. Elle sait que je suis émotionnellement secoué. Au bord des larmes. Elle les entend dans ma voix. Evangeline ne m’a jamais vu dans cet état. Moi non plus. Et pour cause, je viens tout de même de faire mon premier coming out. Ou plutôt, elle a tu le secret de mon outing, sans que je ne perde de mon aura de grand-frère. Je le vois dans ses yeux.
En dépit de tout cela, je reste son frère préféré. Elle me le dit souvent, sans que ce ne soit mesquin envers Klaus. C’est probablement justifié par le fait que de nous deux, je suis celui qui joue avec elle. Nos 3 ans d’écart ont permis ce que les 13 ans la séparant de Klaus n’ont pu faire. Mais même sans tout cela, je ne l’aimerai jamais assez, je pense.
— Je sais. Mais… ta chaleur va me manquer.
Ton inconditionnel amour. C’est vraiment un ange que nous a donné le ciel.
— Prends un gros chien dans ce cas. Ça te tiendra chaud. Du moins jusqu’à ton Éveil.
J’éclate de rire. Il n’y a qu’elle pour me faire passer des larmes d’émotion à celles d’hilarité.
Notre rire masque le bruit de la porte de ma chambre qui s’entrebâille et une silhouette apparait sur le seuil. Mère nous dévisage, mains sur les hanches, attendrie.
— Ce n’est pas juste, moi aussi je veux savoir, dit-elle.
— Tu sais qu’il faut frapper avant de recevoir l’invitation d’entrer ? je questionne, profitant qu’elle ne soit pas de mauvaise humeur comme j’aurais dû m’y attendre.
— Ce n’est pas comme si vous faites des cochonneries tous les deux, renvoie-t-elle en pénétrant dans la chambre.
Honnêtement, je suis choqué. Quelle mère nourrirait de telles pensées déplacées à l’encontre de sa progéniture ?
— La nôtre, mon frère, répond Evangeline d’un ton blasé, me faisant réaliser que j’ai posé ma question à voix haute.
— Qu’est-ce qui se passe, fils ? demande-t-elle en s’asseyant d’une fesse sur mon lit.
Elle passe une main sur mon front pour le dégager de quelques mèches rebelles. Son air soucieux finit de m’inquiéter. Encore plus que le fait qu’elle soit particulièrement empathique à cet instant. Mais c’est une mère qui aime ses enfants, même si elle ne le montre pas souvent. Je me sens un peu honteux de l’avoir dépossédée de son instinct maternel. Du coup, je ne peux pas lui dire « rien », elle saurait que je mens.
Elle a beau être humaine, c’est elle qui m’a fait.
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TBC. Chapitre II |