Chapitre II - partie 1/2

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Mère se montre plutôt insistante. Ou est-ce moi qui me serais bien passé de cet interrogatoire qui se profile.

— Pourquoi as-tu disparu sans prévenir ?

Je me raccroche à l’excuse que m’a fournie Evangeline.

— Trop de monde. Conversations exaspérantes. Et… un coup de déprime, j’ajoute quand les premières raisons ne semblent pas la satisfaire.

— Mais pourquoi déprimes-tu ? s’alarme-t-elle.

— Peut-être parce qu’il ne va pas nous revoir avant au moins cinq ans ! balance Evangeline, exaspérée.

Elle vient de mettre des mots sur un mal que même moi peinais à identifier. Et qui pourtant, est bel et bien là. Mère la dévisage, d’abord interloquée, avant de se plaquer une main sur la bouche quand elle revient vers moi. Dans son regard reluit de la culpabilité. Elle s’en veut et je m’en veux de la mettre dans cet état. Je tente vaille que vaille de la rassurer.

— Ça ira. C’est juste passager. Pas de quoi fouetter un chat.

Evangeline roule des iris avant de la toiser d’un air peu amène. Elle se fait juge et en général, ça fait mal.

— Depuis le temps que tu vis avec Père, tu devrais le savoir. Tu sais que les hommes de notre famille sont nuls pour dire leurs sentiments. C’est à nous de toujours deviner. Et toi tu n’as rien vu, l’accuse-t-elle.

— Mère était occupée, je tente de la défendre, la voyant de plus en plus mortifiée face aux reproches de sa benjamine.

Depuis quand Evangeline est-elle aussi perspicace ? Mais quand il s’agit de me défendre, elle est virulente. J’en ai une fois de plus la preuve. On douterait presque de l’identité de ma génitrice, dans cette chambre.

— Mais non, chéri, ça ne m’excuse pas, murmure Mère. Tu aurais dû nous dire que cette soirée ne t’enchantait pas.

— Je ne dirais pas ça…

J’avais au moins fait une belle rencontre. Mais il est vrai qu’une part de moi aurait apprécié quelque chose de plus intime. Plus familial.

— À vouloir jouer les durs, tu crées des malentendus, grogne une voix bourrue à la porte.

— C’est devenu un souk persan, ma chambre ? je grommèle alors qu’Aviyah passe timidement la tête au-dessus de l’épaule de Klaus se tenant à l’entrée. Il aurait fallu m’en tenir informé.

J’ai l’impression d’être un louveteau en mal d’amour que toute la meute est venue réconforter. Je n’aime pas renvoyer cette image de faiblesse. Je m’assois dans mon lit en vu de le quitter, quand Klaus s’avance d’un pas alarmé et approche sa main de mon front. Je recule vivement, échappant à son geste.

— Tss, laisse-toi faire, gronde-t-il avant de la poser d’autorité contre ma peau.

Il m’irrite quand il se montre aussi directif. Je dégage son bras, me retenant à peine de persifler :

— Qu’est-ce que tu cherches à faire, là ?

— C’est cela, n’est-ce pas ? lui demande Mère, de plus en plus inquiète.

— Qu’est-ce qu’il a ? s’enquiert Evangeline.

Perplexe, elle fait la navette entre Mère et Klaus, ne s’expliquant pas leur tension. Moi non plus d’ailleurs. C’est Aviyah qui lui répond, une ride lui barrant le front :

— Son Éveil… Mais c’est absurde, dit-elle dans sa barbe. Tu n’as que 16 ans, si je me souviens bien, s’étonne-t-elle.

J’ai envie de rectifier « presque 17 ». Elle questionne Klaus du regard comme pour demander confirmation. Celui-ci m’a l’air bien trop préoccupé par ma personne pour s’intéresser à elle. Va-t-on me dire ce qu’il se trame ici ?

— Il est précoce, fait Evangeline à l’encontre de sa belle-sœur avec une pointe de fierté.

Puis son regard s’agrandit lorsqu’elle me dévisage à nouveau. De toute évidence, elle vient de voir quelque chose qui m’échappe. Dans ses obsidiennes, je discerne le reflet de mon propre regard un peu perdu. Ces yeux aux iris cerclés d’or ne sont pas les miens. J’ai peut-être laissé galoper mon imagination…

— C’est rare, souligne Aviyah en se mordant la lèvre, sa tension grimpant à vue d’œil.

— Ange, chérie, appelle ton père, ordonne Mère d’une voix ferme.

Là, je commence vraiment à m’inquiéter. Je me touche aussi le front. À part une température élevée – de plus en plus élevée –, je ne constate rien. Je me sens pourtant en pleine forme. Je suppose qu’il est normal que je fasse cette espèce de fièvre. Mon corps est en train d’acquérir ses degrés supplémentaires. Sauf qu’en théorie, c’est l’avant dernière étape de l’Éveil… Je pensais avoir encore deux ans devant moi avant d’atteindre ce stade. Pas étonnant que ça les alerte tous !

Il faut savoir que les sang-mêlé ne souffrent jamais de fièvre, tant qu’ils sont encore humains. Les morts subites du nourrisson, les pathologies infantiles avec accès fébrile, toutes ces infections humaines qui entraînent une réaction immunitaire avec hausse de la température corporelle, les semi-dragons en sont exemptés.

Le système immunitaire du dragon en nous, bien que dormant, imprime déjà sa patte sur celui de l’humain. Quant à ce dernier, il a l’avantage d’être insensible aux maladies purement dragonnes. C’est le principal atout d’être un sang-mêlé. La nature est parfois très bien inspirée.

C’est donc cette unique poussée de fièvre à l’orée de la transformation qui détermine le moment du réveil véritable du sang dragon. Les gènes dragons dans notre génome sortent de leur dormance. Et autant dire que le corps se comporte comme un four, tellement ça s’active là-dedans. S’il faut appeler Père, c’est en effet maintenant car je suis en train de me changer en cocotte-minute sur pattes. Evangeline saute du lit.

— Père ne peut pas, la retint Klaus. Il est en plein conciliabule avec Theron.

Mère le fusille du regard, l’air de se demander depuis quand son fils aîné est devenu aussi obtus. Au moins ne suis-je pas le seul à avoir constaté ce changement. Depuis que Père l’implique un peu plus dans les affaires de Draken’heim, il se montre d’une pusillanimité presque écœurante envers le Haut Conseil.

— Chef du Haut Conseil ou pas, mon fils est probablement en train d’entrer en Éveil ! Que je sois humaine ne fait pas de moi une sotte inquiète. C’est sa première fièvre en 17 ans. Si je ne t’ai jamais vu dans cet état, Klaus, figure-toi que j’en ai vu d’autres. Alors Theron peut se mettre son titre et son respect où je pense.

Aviyah écarquille des yeux devant cette facette insoupçonnée de sa belle-mère. Elle est sur le point d’apprendre que quand Eva Lehmann devient grossière, mieux vaut éviter de la contrarier. Evangeline n’attend pas son reste et détale en hurlant.

— Papa, Xander a de la fièvre et les yeux dorés !

Son cri strident doit avoir alerté toute la propriété. Dans ma chambre, la panique atteint son comble. Surtout celle d’Aviyah qui conseille vivement à mon frère de me faire sortir de la maison. Je proteste.

— Si c’est ce que je pense, mieux vaut ne pas courir le risque que tu la détruises en restant à l’intérieur ! balance Klaus en me tirant avec brusquerie par le bras.

Je m’attends presque à ce qu’il me l’arrache avec sa force de dragon, mais je suis surpris d’avoir de quoi lui résister. Il me toise d’un air farouche et nous venons tous les deux à la conclusion que ma force de dragon se réveille. L’idée vicieuse que je sois un dragon plus puissant que Blastbuster m’effleure l’esprit. J’en aurais presque souri si Aviyah ne venait pas de lâcher une bombe.

— Le changement libère une énergie phénoménale, explique-t-elle d’une voix hachée par la crainte. Tu pourrais souffler toute la propriété.

Elle plaisante ? Hélas, avec un tel regard paniqué, je ne peux que la croire. Sa transformation date tout juste de deux ans. De fait, elle passe en 6^ème année à la D. Academy. Son dragonnet n’a pas encore de surnom, mais elle n’est pas soumise à la loi Lehmann, elle.

— Mère et Aviyah ont raison, dit Klaus.

Lorsqu’il se range volontiers de leur côté, c’est en général pour me faire céder. Sauf que là, la situation est différente. Elle est pis qu’alarmante.

— Je n’ose y croire, mais les signes sont très parlants. Tu es bien plus avancé dans ton Éveil que tu ne le devrais. C’est totalement surréaliste. Et au train où vont les choses, ce n’est plus une question de jours, mais d’heures !

— Quoi ?

J’avais ouï dire que la fièvre se manifeste un peu moins d’une semaine avant la première transformation. En même temps, cette dernière est censée survenir deux ans après les premiers signes. Donc pas de fièvre durant ce laps de temps. Je suppose que les estimations de mon frère sont fondées, si ma précocité chamboule tous les repères.

Sans cesser de m’entraîner au pas de course vers l’extérieur, Klaus demande à Mère de diriger Père vers les écuries, du côté du terrain des chevaux. Puis, sans se concerter, Aviyah et lui me passent chacun un bras sous les aisselles. Leur but est de me porter jusqu’à cet endroit dégagé. J’ai peut-être gagné en force, mais elle fluctue beaucoup et ne m’assurera aucune vélocité surhumaine.

À peine ai-je le temps de m’indigner qu’ils avalent toute la pelouse en un temps record. Ils traversent ainsi la moitié du domaine en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous plongeant au cœur de la nuit.

Ma vision nocturne est si nette que j’en ai le souffle coupé. Si j’ai bien compris, j’ai entamé mon processus de transformation en dragon, à mon domicile familial. Pour une aberration, ça l’est complètement. Mais pas autant que l’idée de me changer en être ailé et écaillé sous le regard terrorisé de nos chevaux. On en entendra parler, dans la famille !

Je devrais me réjouir de savoir que la propriété Lehmann est un vaste domaine sur des terres enclavées, dont l’accès est plus que réglementé. Mais je n’ai pas le temps de gérer ce genre de préoccupation. Je suis pris de sévères palpitations et mon réflexe est de demander le médecin de la famille.

— Il ne peut rien pour toi, petit-frère, grimace Klaus. Le fait est que tu n’es pas malade. Tu grandis.

— Si tu crois que ça m’aide, tu peux garder ton sarcasme !

Je le fusille d’un regard noir, aidé en cela d’Aviyah qui semble de plus en plus terrorisée par la suite des évènements. J’ai le sentiment qu’elle garde un mauvais souvenir de sa transformation. Du coup je n’ose demander. Est-ce douloureux ? Passerai-je pour une chiffe-molle si je les questionne à ce sujet ? Je veux dire, c’est normal d’appréhender ce qu’on ignore. Surtout quand autour de soi les réactions ne sont pas pour vous rassurer.

Hélas, personne ne raconte ses heures d’Éveil. Jamais. Il y a une sorte de tabou dessus ; quelque chose qui relève de l’Omerta Séculaire. Seulement, je m’apprête à révéler ce que tout dragon de sang-mêlé considère comme très intime, à un public bien fourni. La vie est belle !

En effet, Père nous gratifie de sa présence, le visage grave, accompagné d’un homme-dragon et de trois pur-sang. J’en oublie ma principale préoccupation lorsque je réalise de qui il s’agit. Mon elfe et Brawn Hartmann Mirage sont deux des trois dragons, flanquant Theron Seelenfreund Aydan, chef du Haut Conseil. L’homme-dragon est un vieil ami de Père et un autre membre du Conseil, Na'im Basil Spiroth, le parrain de Klaus.

Mais c’est mon inconnu qui focalise toute mon attention. Je ne sais pas pourquoi j’avais cru qu’il quitterait la réception en même temps que les premiers convives.

Ma respiration est de plus en plus laborieuse. Je le mets sur le compte de cette découverte qui vient de me frapper en plein ventre. Maintenant que je les vois côte à côte, la même expression interrogatrice sur le visage, il devient évident que Brawn et mon elfe sont parentés. Seulement, le père arbore une crinière blonde vénitienne foncée lorsque le fils est blond cendré, presque argent.

Comment ai-je fait pour ne pas noter la ressemblance ? Peut-être parce que sous l’effet de mes hormones, j’ai plus tendance à visualiser Brawn comme Mirage, la rockstar sex-symbol célibataire et sans oreilles pointues. Peut-être parce que jusqu’ici, comme tant d’autres, j’ignorais que Brawn avait un fils…

En réalité, le père est un peu trapu quand le fils est un top-modèle. Il a des iris sombres pailletés d’or là où son rejeton les a lumineux. Il a le nez cassé et mal fixé d’un boxeur contre celui droit et aquilin de sa progéniture. Il est fort possible qu’Elfy ici présent tienne tout simplement de sa maman... J’ai envie de rire aux éclats. Jaune. Donc mon inconnu est un Hartmann. Le fils d’un homme dont je suis doublement fan. Le fils d’une star internationale. Autant dire, quasi inaccessible.

Parfois je m’épate. Je le savais que le charme serait rompu quand je découvrirais son identité. Car j’ai beau essayer de me convaincre du contraire, je ne peux me départir de la pensée qu’il s’est bien joué de moi.

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À suivre - partie 2/2