Chapitre III - partie 1/2
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Un dragon de Verre.
Sommes-nous à l’orée d’une découverte, ou avait-on déjà eu vent de leur existence ? À en juger par la note de retenue que je perçois dans leur fascination, je me doute que certains membres du Haut Conseil le savaient déjà. Theron et Père étaient au courant bien avant cette nuit. Contrairement à Na’im dont la bouche ouverte témoigne de son authentique incrédulité.
Na’im siège pourtant au Conseil. C’est donc la preuve que certains hauts dignitaires ne sont pas toujours au fait de ce qui se passe dans notre monde.
Pourquoi dois-je le découvrir le jour où mes gènes dragons décident de me mener la vie dure ? Parce que je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette somptuosité de la nature, qu’est Crystal. Mes premières crampes viennent de commencer. Mes gémissement de douleur ont tôt fait de détourner l’attention de tous de la nouvelle attraction nocturne.
— Il va s’en sortir ? murmure Evangeline, inquiète au point d’en avoir des larmes dans la voix.
Je ne laisse à personne le temps de répondre, c’est à moi de la rassurer.
— Évidemment !
Je serre mon bras droit de ma main gauche pour contrer la douleur, et me fais violence pour desserrer mes mâchoires au moment de lui sourire.
— Si Klaus y est parvenu, il n’y a absolument aucune raison que je n’y arrive pas. Je suis bien meilleur que lui. Et je serai un dragon encore plus beau, tu verras. Peut-être pas autant que Crystal, mais bien plus superbe que Blastbuster.
— N’importe quoi ! grogne-t-elle, jugeant ma vantardise déplacée.
— Ouais, n’importe quoi, appuie Klaus en croisant les bras, bougon. Tout le monde sait que Blastbuster est superbe.
— C’est vrai, soutient Aviyah.
La mine boudeuse surjouée de mon frère a le don de dérider notre benjamine. Père semble en retirer un soulagement de courte durée. Il fusille Mère du regard, l’accusant d’avoir exposé leur fille à un spectacle qu’elle n’aurait pas dû voir.
— Les Lehmann sont des durs à cuire, lâche-t-elle d’un ton de défi.
Sous-entendu : même ma fille ! Ça suffit pour qu’Evangeline se montre forte. Mais si elle reste naïve, je ne suis pas dupe. Il se passe trop de choses dans ce regard que s’échangent mes parents. En réalité, Mère est en train d’encourager Père. De lui dire que je suis un Lehmann. Un dur à cuir. Que je surmonterai l’épreuve. Si j’avais besoin d’une preuve, à présent je l’ai. Il semblerait que parfois, la première transformation soit fatale. Et Père en a déjà vu y rester.
Je comprends à présent toute l’ampleur de la peur d’Aviyah. Toute l’inquiétude dans les yeux de Klaus. Ce qu’Engel a voulu dire par « les enjeux et les risques ». Et la raison de la mise en garde de Brawn m’apparaît plus clairement, de même que le sens du regard assassin de Theron et de la désapprobation de Na’im à son encontre.
Je saisis enfin le « tout est sous contrôle » de Père. Il ne voulait pas que je panique. Les fortes émotions accélèrent le processus, d’après Engel. Alors je dois me calmer. Dominer ma douleur, même si elle est juste d’un niveau insensé. Même si à la longue, elle pourrait me laisser sur le carreau. Mais je vais y arriver. Pour ma famille. Pour moi et pour eux.
Pour Evangeline qui m’enserre à présent la taille de ses frêles bras, et enfouit son visage dans ma veste, contre ma poitrine. Ce sont nos adieux. Ils sont silencieux, contrairement à ceux de Mère qui y va de moult recommandations sous le regard agacé des hommes.
Ç’a le don de me détourner de mes souffrances musculaires. Il n’empêche que j’ai l’impression que mes muscles ont pris vie et se meuvent de leur propre chef. Comme s’ils essayent de se repositionner sous ma peau. Sincèrement, la sensation est atroce.
J’ignore comment je fais pour contenir la douleur, mais j’y parviens. Certainement par amour propre. Pour ne pas les inquiéter. L’espace d’une seconde, je me demande si je pourrais tenir sur le dos de Crystal. Mais cette angoisse est vite balayée par la perspective de chevaucher un dragon de Verre.
Un putain de dragon de Verre, c’est dingue !
— Tu n’es pas cassable, au moins ? fais-je en l’approchant, narquois.
Ce n’est qu’une façade. Quoique… j’espère vraiment que Crystal ne se brisera pas comme du verre en cas de choc. Sinon il devrait se déplacer avec une étiquette estampillée « fragile ». J’ai presque envie de rigoler à cette pensée. Presque.
— Tu la ramèneras moins dans quelques heures, dragonnet, me promet-il avec tout le sérieux du monde.
Le fait qu’il ne plaisante pas m’arrache un frisson d’effroi et ravive la fournaise de mes peurs. Dire que j’avais réussi à l’étouffer jusqu’ici... Je respire par la bouche pour juguler mes craintes, alors que ma main entre lentement, presque timidement, en contact avec ses écailles. Et j’oublie tout.
Le monde autour de moi.
Le lieu et l’espace.
La douleur.
Moi.
Il n’y a plus que lui.
Crystal. Si imposant. D’une aura écrasante et pourtant transparente. Lui, presque invisible, n’eurent été ses yeux aux iris de jade et ses cornes d’une opacité blanche de diamant brut. Son contact est aussi électrisant que son baiser. Je ne savais pas que le toucher pouvait procurer un tel degré d’intimité, mais à cet instant c’est le cas.
Il n’y a que lui et moi.
Il ferme les yeux, alors que ma main se meut en une caresse sur ses écailles froides comme du verre. Elles se réchauffent vite sous ma peau, comme si je lui transférais ma chaleur excessive.
Les dragons à écailles sont un paradoxe. Sous forme humaine, ils sont chauds tels des bains-marie, et ont le sang-froid une fois dragons. Crystal élève cette singularité à un autre niveau. On sent sous les doigts que c’est organique ; ce sont bel et bien des écailles. Mais elles restent en verre… Du verre vivant.
J’ai conscience de vivre un moment solennel. C’est toujours un honneur d’avoir l’approbation d’un dragon lorsqu’il est question de chevauchée. Un double honneur pour moi d’enfourcher une créature aussi divine, dont j’ai découvert l’existence il y a quelques minutes.
Jadis, il y a très, très longtemps, si longtemps qu’il ne doit plus subsister aucun vestige de cette époque, monter un dragon était un privilège accordé aux rois et aux puissants guerriers. Jusqu’à ce que les humains se mettent en tête de les asservir pour en faire de vulgaires montures et des bêtes de somme, de bât.
Le dragon n’est pas un animal appelé à se soumettre à une autre espèce. Pourquoi l’humain s’élèverait-il au-dessus du règne animal sous prétexte qu’il a une capacité encéphalique supérieure, alors que nous en avons autant ? Seulement, eux n’ont pas réellement de point faible à la manière d’une kryptonite. Ils ont découvert la nôtre et s’en sont naturellement servis…
L’histoire dragonne est reléguée au fin fond de mon cerveau lorsque celui-ci est sollicité par une décharge nociceptive. Cette fois, mes intestins s’amusent à faire des nœuds. Ils auraient pu nous en toucher un mot ou deux pour nous préparer psychologiquement à cette épreuve. C’est de la torture ! Jamais je n’ai autant maudit mon corps en si peu de temps. Moi qui le trouvais plutôt parfait jusqu’ici, aurais-je fait preuve d’arrogance et de présomption ?
Je ne sais comment je parviens à me hisser sans trop manquer de grâce sur le dos de Crystal. Ou plutôt sur ses épaules, vers la base de son cou serpentin. Lorsqu’il se redresse, j’en oublie mes crampes, paniqué à l’idée de dégringoler de trois mètres de haut. On voit vraiment le monde d’une autre perspective, d’ici. Heureusement, je rétablis mon équilibre sans trop de casse. C’est une gageüre de tenir à dos d’un dragon possédant des écailles en verre !
— N’hésite pas à te cramponner, mon mignon, gronde Crystal. À moins d’avoir des ongles en diamant, tu ne me feras aucune égratignure.
Ça l’amuse car il sait que je suis soufflé par ce que j’apprends.
— Je ne suis pas ton mignon ! je marmonne entre mes dents à sa seule intention.
Ce qui déclenche son rire qui manque de me désarçonner. Il est malade, ce dragon ! Sans plus attendre, il s’élève dans les airs d’un seul battement d’ailes qui le propulse à une trentaine de mètres au-dessus du sol. Wow, décoiffant !
L’action m’a plaqué durement contre ses écailles froides, mais la sensation est si grisante que j’en oublie ma douleur, riant des imprécations qui parviennent à mon ouïe de plus en plus fine. L’envol de Crystal a désarçonné Mère et Aviyah. Evangeline se serait littéralement envolée si Père ne l’avait pas rattrapée. Mais je l’entends rire, alors tout va bien. Elle a beau être une non-dragonne, elle n’en est pas moins la fille de Windcharger.
Les autres ont intérêt à se dépêcher de nous rejoindre car Engel continue de gagner en altitude. Puis il s’élance tel un missile à tête chercheuse en direction des falaises de Slieve League.
Cramponné à son cou, je ne suis pas éjecté parce qu’il adopte une position de vol qui m’évite de lutter contre la résistance de l’air. J’ignore d’où cela me vient, mais instinctivement je sais comment me placer pour le soulager. Qu’il n’ait pas à se focaliser sur moi alors que la diligence est requise.
— Il ne fait aucun doute, dit-il avec approbation. Tu es bien un fils de Windcharger.
Le compliment est un léger réconfort à la douleur pulsatile dans mes membres. Elle n’atteint plus seulement mes muscles, mais mes os aussi. Ceux-là s’essayent à l’élasticité, je crois. Je m’évertue à penser à autre chose. Par exemple, tenter d’apprécier le vol alors que je souffre le martyre. Hey, ce n’est pas tous les jours que l’on se déplace à dos de dragon !
Un lointain souvenir perce la brume de ma mémoire et remonte à la surface. Du vent dans mes cheveux. Beaucoup de vent. Le coucher de soleil sur ma droite, qui me donne l’impression d’être à l’envers, parce que je l’observe du dessus des nuages.
J’ai cinq ans et je suis harnaché au dos de Père, ou plutôt j’y suis solidement sanglé. J’y aurais probablement été ficelé si Mère avait eu le dernier mot. Mais pour le baptême de l’air d’un Lehmann, seul les dragons ont voix au chapitre. C’était mon premier et unique vol sur le dos de Windcharger.
Je n’arrive pas à croire qu’un souvenir aussi marquant se soit réfugié au fin fond de ma mémoire durant toutes ces années. Comment en suis-je venu à l’oublier ? Quand me suis-je autant éloigné de Père ? Quand j’ai compris que je ne répondrais jamais à ses attentes si je continuais à aimer les garçons ?
Il s’avère que c’est très tôt que j’ai su que je les aimais. En grande section de maternelle, j’avais préféré embrasser Elias qu’Eliane. J’avais choisi le frère à la sœur, sur une paire de faux-jumeaux. Ils étaient mignon tous les deux, mais je préférais bécoter Elias. Et Eliane ne s’en offusquait pas le moins du monde. Pour elle, j’étais l’amoureux de son frère, donc son second petit-frère. On avait beau avoir le même âge, elle était un poil autoritaire, cette petite.
Le fait est remonté à l’institutrice. Cette mégère de la vieille école, voyant que je ne démordais pas de mon béguin pour un garçon – après tout, j’avais obtenu la bénédiction de sa sœur ! –, en a averti les parents. Si ceux d’Elias, déjà mis dans la confidence par Eliane, en avaient ri, mes parents beaucoup moins. Voire pas du tout.
Je changeais de complexe scolaire quelques semaines plus tard. C’était leur façon de m’éloigner d’eux, je le savais. Devant le violent mécontentement de Père et les inquiétudes de Mère, j’ai fait comme si je n’en étais pas chagriné. Ma peine ravalée, j’ai appris très tôt à donner l’illusion de me conformer aux attentes parentales. Sauf qu’intérieurement, je n’ai jamais pu renoncer à cette différence. Je n’ai jamais su.
— Tu es bien silencieux.
Que voudrait-il que je lui dise ? La situation n’est pas propice à taper la discute. Surtout avec un vent de façade aussi puissant, qui renverrait mes mots au fin fond de ma gorge avant qu’ils n’aient vu le jour. Crystal évolue cependant comme s’il n’a affaire qu’à une légère brise. Même son vol est majestueux. C’est vraiment un très beau dragon. Vu la force dans ses ailes, on aurait plutôt dû l’appeler Torpille. Je le lui crie alors.
— Ç’a failli, répond-il, à ma grande stupéfaction. Ma mère était contre. Crystal a plus de poésie. Et je m’y suis aussi attaché.
Je suis d’accord et ça lui va à merveille. Il n’empêche que je rajoute :
— Je me disais aussi que ça faisait fille !
Ainsi c’est sa génitrice qui l’a nommé.
Les pur-sang ne gagnent pas toujours leur surnom. Puisqu’ils naissent déjà dragon, il faut bien nommer le dragonnet. Ne serait-ce que pour l’appeler, même s’il ne sait pas encore parler. Cette charge incombe aux parents.
Il y a cependant deux écoles. Celle qui préfère que le dragonnet mérite son surnom et donc se départisse du premier, celui donné par les parents, une fois faite l’acquisition du second. Et celle qui le nomme comme on nommerait un bébé humain, de telle sorte que tous l’appellent ainsi.
— Je me demande ce qui me retient de piquer une tête dans la mer, puis de te faire tutoyer la stratosphère[1]. Tu crois que tu te changeras en glaçon ?
Je déglutis. Il ne plaisante pas, il se pose vraiment la question. Je ferais mieux de ne pas prendre Crystal pour Engel. On a beau partager le même corps, le dragon a sa propre personnalité. Cependant, je croyais que ça ne concernait que les sang-mêlé. Les pur-sang naissent dragon. Alors je m’étais dit que Crystal et Engel ce serait du pareil au même, mais il semble qu’ils auraient aussi une double personnalité. Lorsque je lui en fais part en hurlant par-dessus le vent, il ricane.
— Tu as encore beaucoup à apprendre, dragonnet. (Puis un soupir triste me parvient.) Foutue Omerta Séculaire, grommelle-t-il.
De toute évidence, Crystal aussi a du mal avec cette loi du silence. Je trouve tout à fait déplorable d’en ignorer autant sur notre nature parce que des vieux de la vieille ont décidé qu’il fallait nous taire la vérité avant notre admission à une Académie de dragons. C’est ridicule !
Mais je suppose qu’ils ont leurs raisons et qu’elles sont fondées. En tout cas, elles l’étaient à l’époque du décret de l’Omerta Séculaire. Mais sont-elles toujours d’actualité aujourd’hui, plusieurs millénaires plus tard, maintenant que la race humaine a complètement oublié l’existence des dragons ?
Hélas, avec un Père siégeant au Haut Conseil, il m’est interdit de formuler ce genre de questions. Je serai considéré comme un dissident anarchiste révolutionnaire et contestataire. Rien que ça.
Soudain, s’élève une voix grondante :
— Crystal…
— Père, dois-je m’élever encore plus ? demande-t-il, coupant ce qui devait être un rappel à l’ordre.
Nous dialoguons à présent avec les nuages, et par moment je distingue la silhouette sombre de Père et celle un peu moins obscure de mon frère de part et d’autre de Crystal. Je ne vois Mirage nulle part.
— Où est-il ?
Ma voix perce à peine le vent qui hurle entre les ailes des dragons mais Crystal parvient à m’entendre.
— Tu ne le verras pas. Il est droit devant, mais en mode furtif. Lui aussi, on aurait dû l’appeler Furtif.
— C’est une insulte à mon pouvoir, fiston, renifle Mirage, lui arrachant un rire.
J’aime son tempérament jovial. Qu’il soit dragon ou sous forme humanoïde, il est prompt à rire. Je ris souvent avec Evangeline. Je n’ai pas souvenance d’une telle complicité entre Père et moi. Ni même avec Klaus qui n’est autre qu’un Clyde mini version. Quelques rares fois avec Mère…
Une méchante crampe à la cuisse met fin à cette introspection déprimante. Grincer des dents n’est plus suffisant lorsque la contracture sollicite mon nerf sciatique et voyage en un aller-retour de mon aine à la plante de mon pied. Je crois que je tuerais pour un patch chauffant.
— Tu n’en es pas encore là, dit Crystal. Crois-moi, quand tu auras envie de tuer, je serais très loin de ta personne. Pas entre tes cuisses.
— On se passera de ce genre de commentaire ! intervint la gueulante de Blastbuster.
Son ton est fielleux. Je ne serais pas à l’agonie, j’aurais sursauté. Je réalise que c’est la première fois que je l’entends. Elle est si caverneuse, cette voix. Presque sépulcrale comparée à celle de Père.
— Concentre-toi sur ta route, gronde ce dernier.
J’ai comme l’impression que ce n’est pas ce qu’il a voulu dire. La remarque a pour but d’éviter que Crystal et Blastbuster n’en viennent à se chamailler. Avec moi juché sur le dos de l’un, je passe mon tour ! Sans façon. Une chamaillerie de dragons sans coups de griffes est un non-sens. Ç’a le don de me détourner un instant de ma douleur.
— Pourquoi vous détestez-vous ? je demande, réalisant après coup qu’une chose étrange vient de se passer.
Comment Crystal a-t-il su que j’avais des envies de meurtre pour un décontractant musculaire ? Soudain, l’horreur me saisit à la gorge.
— Tu lis dans mes pensées ?
C’est effectivement catastrophique. Parce que ça voudrait dire qu’Engel avait vent de mes pensées depuis le début. Le connard s’est vraiment joué de moi. Oui, le connard ! J’insiste pour qu’il ne rate rien à cette pensée. T’es un connard, t’entends ça, Engel ? Un connard !
— Le pauvre, rigole Crystal. Il est peiné. Mais non, je ne lis pas les pensées. C’est plus subtil que ça. J’écoute, ou plutôt je sens, je hume, je renifle le fumet des émotions. Et j’excelle dans l’exercice comparé à lui. Il faut dire que c’est assez délicat à interpréter. Ça demande beaucoup de doigté parce que les émotions ne reflètent pas toujours les pensées.
Il a réussi à me captiver. À me faire oublier ma colère envers Engel, et accessoirement mon sentiment de honte de m’être fait avoir comme un bleu. Au fond, c’est ce que je suis. Un pauvre puceau qui essaye de jouer les durs. Donc quoi, en plus d’être invisible, Crystal est un dragon d’Esprit ? Ou est-il encore d’une autre classe ? Ce dragon est époustouflant !
— Comment est-ce possible ? On ressent ce que l’on pense.
— Pas toujours, Alexander. Il est possible de nourrir des pensées colériques, alors que l’on ressent une grande affliction. Ou de dégager des remugles capiteux de haine, et penser qu’on est dans son bon droit. Comment t’illustrer cela ? fit-il mine de réfléchir. Tiens, celui d’un hétéro qui détesterait son prochain homo tout en étant persuadé d’être dans la justice. Quelqu’un qui considèrerait l’homosexualité comme une tare contagieuse ; une perversion transmissible probablement par le toucher. Eh bien, il reste convaincu qu’il est dans son bon droit. De facto, son acte d’homophobie envers un étranger – sur la simple base d’une sexualité différente – protège les siens. Ses émotions se veulent nobles, mais ses pensées n’en sont pas moins négatives.
Un frisson me parcourt l’échine. De tous les exemples à prendre, c’était sur ce sujet tabou que s’était porté le choix de Crystal. Je suis peut-être naïf en ce qui concerne les dragons, mais je pense être suffisamment intelligent pour saisir la portée de cette allusion. De toute façon le grognement virulent de Blastbuster en dit bien assez.
Klaus sait qu’Engel est gay. Par conséquent, il ne supporte pas sa proximité avec moi. Il doit craindre qu’Engel me pervertisse, et je suppose qu’il met Crystal dans le même sac. Il n’y a rien d’étonnant à ce que son dragon éprouve la même chose. Je crois que mon cœur vient de se taire. De se figer dans ma poitrine.
Mais quelque chose cloche. C’est pourtant mon frère qui m’a accordé la permission de faire faire le tour du propriétaire à Engel, même si on n’a pas « visité » grand-chose, si ce n’est la bouche de l’autre. À moins que… Oh bon sang ! Dans mon envie de m’éclipser avec le pur-sang, j’ai complètement mésinterprété le langage corporel de mon frère.
Son signe de tête n’était pas une approbation, mais une injonction à le rejoindre. « Viens-là. Éloigne-toi de ce type. Aller, viens près de moi, petit-frère. » Voilà ce qu’il me disait. Mais Klaus ne pouvait se montrer explicite, pour ne pas offusquer un convive dont la mauvaise humeur impacterait indubitablement sur les relations de Père. Parce qu’on a beau dire, Mirage reste une voix convoitée par le Haut Conseil, que son fils soit gay ou non. Causer du tort à Engel pourrait refroidir Brawn.
Je me demande si c’est la raison pour laquelle on ignorait – j’ignorais – jusqu’ici l’existence d’Engel. Son Père le cacherait-il par honte de son homosexualité, ou pour le protéger justement de l’homophobie de ses pairs ? Si contrarier Engel a des répercussions négatives sur les humeurs de Brawn, il serait plus facile d’opter pour la seconde raison. Mais je ne sais plus que penser.
De toute façon je n’en ai pas les dispositions, là, échine pliée, membres contractés et poings serrés, alors que je gémis de douleur, plaqué contre les écailles de Crystal. Dites-moi que ça va passer mais surtout, que ça va passer vite !
— Je crains que la route ne soit encore longue, chaton, murmure Crystal. Je suis désolé.
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[1]Plus on approche de la stratosphère, plus la température décroit. On perd 6° tous les 1000 mètres.
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À suivre - partie 2/2 |