C’était arrivé brutalement et, comme presque tout le reste, stupidement. Quoique ça, House n’aurait su le jurer, tant les choses étaient allées vite… Mais ça ne pouvait être que stupide, de toute manière. Il ouvrit les yeux, et cligna face à l’asphalte du sol bien trop proche de son visage. Un élancement lui lacéra la tempe, et il y porta une main tremblante qu’il retira poisseuse. Il faisait sombre, très sombre. La nuit, si tard… Mais il voyait bien que le liquide qui s’insinuait sous ses ongles était du sang. Et merde… Il y avait trente milles chandelles qui dansaient devant ses yeux, et il dût se faire violence pour se forcer à se relever. Ca lui revenait, ce qu’il s’était passé… Tellement stupide. Et tellement pas leur faute. Une route peu fréquentée, l’heure tardive… Lui-même avait un peu bu mais ça n’était pas lui qui conduisait, et Wilson était parfaitement sobre… Wilson. Son cœur s’arrêta. Littéralement : boum boum boum puis, plus rien. Stop. Où était Wilson ? Il suffoqua, et se rendit compte que sa trachée s’était réduite à un trou d’épingle. A genoux sur le sol, il tremblait de tous ses membres, d’une manière incontrôlable, violente. Ses mains moites serraient, crispées, les petits cailloux à ses pieds, les rentrant profondément dans la chair tendre de ses paumes. Il tourna la tête comme un animal affolé, et il entendit distinctement ses vertèbres craquer. Plissant les yeux et toujours à quatre pattes, incapable de se relever et tremblant toujours autant, il plongea son regard clair dans l’obscurité. Vaguement, il distinguait la forme sombre de la voiture. Lui-même avait été éjecté, il ne savait comment. Le choc avait été violent, apparemment… La silhouette du corps de Wilson, immobile et étendu sur le sol, se trouvait devant lui, à quelques mètres. Si foutrement immobile, et il s’entendit distinctement pousser un petit cri étranglé. Sa gorge ne laissait toujours filtrer que trop peu d’air, et il ne sut dire si c’était l’angoisse ou la panique qui faisait ruisseler sur ses membres cette sueur acide qui avait l’odeur aigre d’une peur mortelle. En fait, il ne savait plus rien, si ce n’est que, de là où il était, il ne pouvait pas voir si Wilson respirait ou pas. Et il se mit à ramper avant même de s’en rendre compte, dans cette direction. Sa jambe droite traînait derrière lui, et la douleur qu’elle lui causait lui fit pousser plusieurs grognements étouffés. Il rampa, sans même essayer de se relever, car il n’était pas du tout certain de pouvoir constater la vérité tout en restant en équilibre. C’était la peur, mortelle, l’angoisse qui l’étreignait d’une main de fer, et la seule chose qu’il pouvait se répéter, la seule chose qu’il pouvait se dire en toute lucidité, c’est que Wilson n’avait pas bu, que ce qui était arrivé n’était pas de leur faute, et que peut-être, oui, peut-être, il ne respirait plus. Et entre ses dents serrées par l’effort, alors qu’il traînait sa grande carcasse à même le sol, il murmurait des prières à Dieu. Mon Dieu, je vous en prie, je vous en prie, oh mon Dieu, s’il vous plaît… Il se rappelait vaguement, dans un coin de son esprit tellement éloigné à présent, qu’il n’y croyait pas. En Dieu. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à murmurer jusqu’à ce que ses doigts touchent l’habit de son ami. Péniblement, il le retourna sur le dos, et le visage de Wilson lui apparut ; la lumière des étoiles était bien faible, et la nuit encore très sombre, mais il put voir qu’il était intact, à l’exception de quelques lésions superficielles. Blessures d’asphalte, comme lui-même devait en arborer. Comme pour en être sûr, il caressa du bout des doigts l’arcade sourcilière, l’arrête impérieuse du nez, le tendre arrondi des lèvres… et la chair était tiède, chaude, bien vivante. Son soulagement fut évident, et un sourire déforma ses lèvres. Ses bras, qui tenaient le haut de son corps en hauteur, le lâchèrent, et il s’écroula. Sa tête atterrit avec un bruit étouffé sur la poitrine de Wilson, et il la sentit distinctement s’élever et s’abaisser au rythme d’une respiration certaine. Bizarrement, il eut envie de rire, mais sa gorge lui faisait encore trop mal pour ça. Il tourna la tête et sourit encore, à présent presque euphorique. La lumière des étoiles était là, tout aussi certaine que sa propre douleur lancinante ; lui-même ne se sentait pas très bien, mais ça n’avait guère d’importance, car Wilson respirait sans difficulté… Il aurait pu essayer de le réveiller, s’il ne s’était évanoui avant, des étoiles de douleur dansant sur ses paupières closes et son pouls battant toujours un peu trop rapidement. Il avait le sourire aux lèvres, et sa dernière pensée consciente fut : Merci, mon Dieu. Merci… La première chose dont il eu conscience, ce fut le bruit. Un léger vacarme étrangement familier de petites roues sur le carrelage, de bruits secs et d’ordres clairs. La seconde chose fut l’odeur, et il eut conscience qu’il fronça les sourcils ; une odeur nette, un mélange de plusieurs miasmes, des mouvements, et une flagrance encore plus forte de désinfectant. Alors, après ça, il n’eut pas besoin d’attendre d’ouvrir les yeux et de voir le plafond uniformément blanc pour constater qu’il était dans un hôpital. Mais il le fit quand même, bien sûr, et la migraine qui lui déchira le crâne le lui fit presque regretter. Aaaargghh… Affreuse douleur qui n’était même pas si inhabituelle que cela ; pire encore, il lui semblait bien que l’alcool qu’il avait bu plus tôt dans la soirée était en cause. Génial… Tout un accident pour une simple gueule de bois précoce ? Ridicule… Bref. Il cligna des paupières et porta sa main à son front. Le contact rugueux d’un bandage le fit sourciller, et il constata qu’apparemment, on s’était déjà occupé de lui. Il tourna brusquement la tête, une vieille inquiétude refaisant surface de manière imprévue, mais il n’eut même pas le temps de la formuler avant d’être rassuré… Wilson se trouvait à sa droite, assis, aussi vivant que possible. Torse nu, il lui tournait le dos et, face à lui, un infirmier ajustait un bandage au niveau de ses cotes. House l’observa ; Wilson discutait avec l’infirmier et, rien qu’au son un peu étouffé de sa voix, il savait que son ami souriait. Juste comme ça… Et pour preuve : l’infirmier souriait aussi, parce que quand Wilson parle et vous souris, vous devenez tout de suite beaucoup plu aimable. Logique. Ca devait être à cause de cet aspect extrêmement lisse qu’il se trimballait en même temps que ses chemises Oxford rayées… Mais ça n’était pas quelque chose d’assez naturel pour bluffer House. Ca ne l’avait jamais été. Bon... Et s’il s’occupait un peu de lui-même, hmm ? Avec calme et devoir, il s’auto-diagnostiqua rapidement, avec une distance qui lui permettait d’oublier qu’il était le principal sujet. Il fonctionnait toujours comme ça, par déduction et par méthode, en s’occupant seulement et uniquement du corps. Car, en toute franchise, de quoi pouvait-il s’occuper d’autre ? Les accidents le rendaient introspectif ou quoi ? Curieusement, c’était moins grave qu’il ne s’y attendait, surtout quand il se remémora ses souvenirs d’il y a quelques heures à peine ; alors, il nageait en plein chaos… Mais finalement, ça n’était qu’un poignet foulé, des contusions et des lésions mineures, ainsi que, probablement, un léger traumatisme crânien. Après tout, il s’était évanoui… Il failli demander à l’infirmier de lui amener de quoi se diagnostiquer lui-même plus en détails quand, en tournant la tête, il croisa le regard de Wilson. Seul. L’infirmier était partit. House resta silencieux. Il ne savait pas quoi dire. Wilson était pâle, presque livide. Deux cernes violettes s’étendaient sous ses yeux, et l’ombre de sa mâchoire parût plus sombre qu’à l’accoutumée. Il était toujours torse nu, et House nota, avec un détachement qui n’avait rien de clinique mais bien trop émotif à son goût, qu’il était couvert d’hématomes et que le bandage recouvrait une bonne partie de sa poitrine. - Cotes fêlées ? demanda t-il, et sa voix lui parût terriblement éraillée. - Oui, répondit Wilson, et sa voix à lui ne valait guère mieux. Etait-ce du soulagement que House lu dans ses yeux ? Wilson s’avança et, avec précaution, il s’assit sur le rebord du lit de House. Celui-ci se redressa et cala son dos contre le mur. Ils portaient toujours les mêmes vêtements qu’il y a quelques heures à peine, mais on avait déchiré la chemise de House pour pouvoir l’examiner plus facilement. Pour pas grand-chose, visiblement… C’est ce qu’il dit à Wilson, se sentant toutefois étrangement troublé alors qu’il n’y avait absolument aucune raison à cela… N’est-ce pas ? -Ca aurait pût être pire, répondit Wilson. -Pire ? rétorqua House. Bah ! Il se tu, ne sachant que rajouter. Alors quoi ? Qu’était-il censé dire ? Il savait bien, au fond, ce qu’il ressentait. Et jamais il n’avouerait à Wilson que ces quelques instants où il l’avait cru mort, étendu sur l’asphalte, sans le moindre mouvement de sa part pour le rassurer, avaient été… parmi les pires qu’il avait jamais eues. C’était absurde. Et, en regardant Wilson, son regard calme et sa respiration régulière, il sentit plus que jamais à quel point c’était fragile. Tout ça : le corps, et la personne. Wilson. Quelque chose dût vaciller dans ses yeux, car Wilson le remarqua. Il fronça les sourcils et tendit la main vers l’épaule de House, n’osant pas la toucher. Il n’y avait jamais de contacts physiques entre eux, et la première fois est toujours la plus difficile. Mais House tremblait presque, et Wilson, parce qu’il était inquiet, parce qu’il ne voulait pas le laisser, surtout pas, jamais, osa faire le premier geste. C’était quoi ? Presque rien. Sa main sur l’épaule de House, sa peau contre la sienne, une hésitation presque palpable et, définitivement, rien de sensuel dans ce geste. Seule en ressortait une intense fragilité, comme si tous deux étaient faits de verre et craignaient, à se toucher, de trop s’ébrécher. C’était idiot, finalement. Mais parce qu’il avait connu cela aussi, Wilson, l’attente interminable et la peur dévorante durant les quelques instants où il avait attendu, pétrifié et inquiet, l’attente des secours. Parce qu’il avait connu la peur de perdre, tout simplement, et l’angoisse de ne rien pouvoir faire, pour tout cela et aussi pour cette espèce d’affection qui ne dit pas son nom qui les liait, eh bien… Wilson comprit sans que House n’ait besoin de lui expliquer. Et sa main sur son épaule osseuse valait mieux que le meilleur des discours, n’est-ce pas ? Parce que ce n’était pas un accident qui allait leur donner, comme un miracle, le courage de se dévoiler enfin. C’était dommage, quelque part… Mais ça leur prouvait bien à tous les deux à quel point ils étaient finalement trop vieux pour se remettre en cause de manière aussi radicale… Tant pis. Il n’y avait rien à dire. Rien d’autre que la main de Wilson sur l’épaule de House, rien d’autre que leur silence et la vague sensation d’être des naufragés sur une terre inconnue, une terre d’inquiétude qui leur apportait bien trop de blessures… Et rien que ces mots qu’ils ne disaient pas et qui planaient entre eux, invisibles et pourtant si fort, de leurs cœurs qui avaient battu au même rythme d’une peur frénétique il y a peu. Et le reste, tout le reste… n’existe tout simplement pas. LE CLIENT : Essayez de m’atteindre, vous n’y arriverez pas ; essayez de me blesser : quand le sang coulerait, eh bien, ce serait des deux côtés et, inéluctablement, le sang nous unira, comme deux indiens, au coin du feu, qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pourrez rien attendre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela. Bernard-Marie Koltès : Dans la solitude des champs de coton |