Epilude : L'art de mourir @page { margin: 2cm } P { margin-bottom: 0.2Nezha se réveilla en transpirant. Un nuage imposant assombrissait son humeur. Il avait rêvé de la mort, et son rêve lui avait paru tellement réel qu'il se sentit menacé. Il se leva et prit conscience de l'endroit dans lequel il avait dormi. Une grande tente dans laquelle étaient enfermés une dizaine d'hommes blessés. La toile de tente était blanche, les draps blancs également, et ceci lui donna la vague impression d'avoir été récupéré par Eros et ainsi d'avoir été soigné par des érotiques, dans leur camp. Personne ne fit attention à Nezha, et ce dernier en profita pour s'échapper sereinement de la tente. Au-dehors, un champ de tentes avait poussé, et des centaines et des centaines d'humains couraient à droite et à gauche pour délivrer des soins. -Drôle de coutume que de soigner les hommes après la guerre, n'est-ce pas ? A Thanatos, ils enferment les blessés dans des cercueils et les y laissent moisir jusqu'à ce qu'on les sacrifie, leurs troupes se sont déjà presque toutes retirées... Nezha regarda l'homme qui venait de lui parler. Il reconnut Abend, homme qui accompagnait son père lorsqu'il l'avait croisé en allant à Thanatos. -Savez-vous où est mon père ? J'aimerais lui parler, demanda Nezha, sans conviction dans le ton. -Nous n'avons pas retrouvé Lotus. Il est probablement sur le champ de guerre, parmi les carcasses. Nos recherches n'ont pas abouti. Nezha fut surpris. Devait-il penser que son père se trouvait encore parmi les monts de cadavres ? Il s'élança vivement sur le champ de bataille transformé en cimetière improvisé. La neige présente encore la veille s'était métamorphosée en un amoncellement de flocons humains, un peu rouges, mêlé à la poussière du sol désormais fertile. Nezha traversait le champ de désolation en imaginant son père, installé sur une de ces montagnes d'infortune, le toisant de haut. Son père était forcément en vie quelque part, prêt à médire encore sur son fils. Son père ne pouvait pas mourir. Ce n'était même plus une volonté, cela devenait une évidence. Le tatoué se fichait que son père soit vivant ou mort, cela ne bouleverserait certainement pas ses émotions, bien entendu. Ce qui serait bouleversant, ce serait un monde sans ce père, sans Lotus. Un monde où il n'y aurait plus aucun repère pour Nezha, un monde où il n'y aurait plus aucune personne à haïr, un monde qui ne nécessiterait plus aucun changement. Un monde sans Lotus... Le bûcheron s'arrêtait parfois en dévisageant quelques cadavres, toujours en ayant cette appréhension de voir le visage de son père sur l'un des corps. Il prit finalement le temps de regarder chaque visage, s'arrêtant de courir. En marchant, il se baissait régulièrement pour reconnaître un visage déjà vu, déjà croisé quand il vivait encore à Eros. Sa respiration devenait presque lente, un peu comme si le rythme de cette marche diminuait et qu'il approchait de son objectif. Son coeur battait d'une manière mécanique et Nezha eut le sentiment de perdre son âme. Il sentait le retour d'une émotion originelle, primordiale. Un « boum boum » retentissant qui le martelait et l'éloignait de la réalité. Autour, le monde se transformait peu à peu. Nezha tentait de garder un oeil ouvert sur ce monde, mais il se rappela qu'il n'avait pas fermé les yeux depuis longtemps. Ces formes l'agressaient, ces amoncellements de cadavres déjà en décomposition ; ces couleurs le dérangeaient, ce vermeil poisseux qui tapissait un ocre terne, quant au plafond, il s'agissait d'un bleu dépouillé, grisâtre par endroits. Nezha se sentait à l'étroit dans ce monde. Au moment où il voulut fermer les yeux pour de bon, il entendit une voix faible murmurer son nom. Le tatoué chercha avec vivacité d'où provenait la voix, et trouva son père, adossé à un monticule de cadavres. Il constata également qu'il manquait une jambe, un bras et peut-être même plus d'organes que cela à son père. Ce fut une démythification brutale dans l'esprit de Nezha. -Tu as gagné, dit simplement Lotus. Compte tenu de la dégradation physique de son père, le tatoué fut surpris de la capacité de son géniteur à parler sans éprouver de difficulté, mais lorsque ce dernier toussa et cracha du sang sur sa tenue militaire qui ne comportait plus aucune trace de blanc, la surprise laisse place à l'inquiétude et l'incompréhension. -Qu'est-ce que j'ai gagné ? Te voir mourir, tu crois que c'est une victoire pour moi ? -Tu as gagné le pari, murmura Lotus. Celui d'être resté en vie, tu l'as gagné. Il est vrai qu'ils avaient conclu un pari stupide aux yeux du jeune érotique, mais Nezha ne lui avait accordé que peu de crédit. Nezha se jeta sur le corps meurtri de son père et l'attrapa par le cou d'une poigne agressive. -Tu sais quoi ? Ce qui me fait enrager est de ne pas avoir pu venger moi-même la mort de maman. J'espère que tu connaîtras le désespoir dans la mort, le désespoir d'une longue souffrance et d'un repentir impossible. J'espère que maman te hait autant que moi et que tu ne trouveras jamais le repos. -Ce n'est pas moi qui ai tué ta mère, Nezha. Ce sont les Odinistes. Le rouquin eut un mouvement de recul et lâcha son père qui, lui, ne lâcha même pas un seul cri de douleur. -Que dis-tu ? -Ce n'est pas moi qui l'ai tuée. -J'étais là ! J'ai promis de la venger sur l'Ataraxie ! -Et il n'y aura plus d'Ataraxie. Nezha balbutia des amorces de phrases incompréhensibles qui trahissaient sa propre incompréhension. -Qu'est-ce qui m'empêche de t'achever tout de suite, toi qui bafoues maman, toi qui bafoues mes souvenirs, toi qui bafoues tout ce que tu touches ? Lotus toussa, cracha du sang, et commençait à s'endormir. -Réponds ! Explique-toi ! Le tatoué secoua son père pour le ramener dans le monde des vivants un court instant. -Je ne peux t'expliquer, tu ne me croirais jamais. -Qu'il y a-t-il que je ne puisse pas comprendre ? La voix de Nezha faiblissait, ses yeux le piquaient légèrement. -Qu'il y a-t-il au-dessus de moi, derrière moi ? Qu'est-ce qui est trop dur à comprendre pour moi ? Qu'est-ce qui me dépasse ? Une larme coula. -Pourquoi ne puis-je pas comprendre, pourquoi ne puis-je pas apprécier ma propre existence ? Lotus contemplait à moitié éveillé son fils se morfondre. -Ces choses nous dépassent tous et vont... trouver leur fin aujourd'hui. Il te reste une ultime mission, Nezha, et tu dois l'accomplir tout de suite... Le fils coupa la parole au père. -Je n'ai plus envie d'être promené. Je n'ai plus envie de voyager, accablé par cette sensation de ne rien contrôler... Ces envies, ces pulsions, ces passions... étaient-elles réelles ? Ma haine pour toi ? Qu'est-ce ? Une réalité que tu avais déjà programmée ? Je ne supporte plus toutes ces questions... Je n'ai plus le goût de rien, ni le courage de faire quoi que ce soit. Si tu te plais à me manipuler, laisse-moi une dernière volonté... à moins que ce ne soit la première. Et rappelle-toi, tant que tu vivras je te haïrai depuis les rivages de l'autre monde. Manipule qui tu veux, mais je ne veux plus jamais l'être. Je te laisse seul vainqueur d'un pari qui n'a plus de sens à mes yeux. Je te laisse victorieux, père. Goûte à mon amertume, tu la trouveras certainement à ton goût. Lotus n'eut pas le temps de lever son bras valide que le tatouage de Nezha s'illumina. Une lueur blanche, étincelante, rayonna dans la plaine, éblouissant le père. Celui-ci ne vit plus rien, car plus rien ne pouvait être vu, il entendait simplement un bruit désagréable, qu'il rapprocha d'un gigantesque festin. Des bruits de chair que l'on déchire, que l'on s'approprie, que l'on mâche. La lumière s'atténua, et alors Lotus vit son fils dans un piteux état, un bras et une jambe en moins, quelques blessures plus ou moins profondes éparpillées sur son corps. -Comment as-tu fait pour m'attendre aussi longtemps avec une telle douleur ? demanda Nezha. Lotus voulut lui répondre, mais il se rendit compte qu'il avait retrouvé l'usage de ses membres et une pleine forme physique en même temps que son fils mourut. Lotus vint sur la dépouille, vérifia le pouls, la respiration, la température, et tout se dégradait. Le père se leva après avoir fermé les yeux de son fils. Il resta un long moment à veiller sur le commencement du long sommeil de Nezha. |