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L'Ataraxie
Par Nehemah
Originales  -  Mystère/Fantaisie  -  fr
13 chapitres - Complète - Rating : T+ (16ans et plus) Télécharger en PDF Exporter la fiction
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L'aurore du désespoir

Chapitre 2 : L’aurore du désespoir

 

Le silence n’était troublé que par quelques incantations. Ces murmures s’élevaient dans la sombre cathédrale. Si Eros était composée dans le blanc immaculé, Thanatos, la deuxième grande ville du continent, avait taillé ses murs dans l’onyx. De loin, on la décrivait comme un amas de morceaux de nuit, qui avait absorbé une infinité d’étoiles et les réfléchissait toutes à l’unisson.

Malgré son apparente noirceur, Thanatos restait prospère et constituait un havre de paix qui condamnait la violence, la guerre et le refus de commerce. A la différence d’Eros, Thanatos se révélait très pieuse et avait développé un culte autour de la divinité à l’origine de la ville. Les personnes se prêtant le pouvoir étaient donc des prêtres mystérieux, vêtus de capes noires et qui cachaient leur visage. Leur statut même les privilégiait et mettait à leur disposition des puissances occultes dont ils étaient les seuls maîtres, notamment la magie des ténèbres, magie sombre, noire et dévastatrice. Elle avait été l’une des clés de la victoire lors de la dernière guerre contre les barbares du nord.

Yamaturga était un jeune homme, d’une vingtaine d’années, qui était un éminent membre du culte de Thanatos. Bien que pieux, son attitude désinterressée cachait pourtant une tristesse à fleur de peau. Nul n’en avait conscience autour de lui ; pire : cette tristesse dégageait autour de lui une aura qui forçait le respect de ses frères et sœurs. D’aucuns n’auraient su dire ce qui les émouvait tant, mais tous le considéraient comme un espoir de la ville et voulait le placer à la tête de Thanatos.

Une gigantesque cathédrale incarnait le cœur de la cité, le cœur du culte, où Yamaturga se rendait chaque jour. Il prenait souvent part aux cantiques et les élevait grâce aux accords de sa voix puissante et tendre à la fois. Une routine s’était par ailleurs enclenchée. Le jeune homme venait fréquemment psalmodier le matin, aux heures où le monde s’éveille, ainsi qu’au soir, aux heures où le monde s’endort. Cette routine avait attiré bon nombre de citoyens qui venaient écouter le prêtre chanter.

Alors, ils le défiguraient, l’admiraient. Sa capuche noire l’auréolait de mystère, et bien que l’on captait davantage sa silhouette que son physique, il subsistait deux certitudes : la première celle de la beauté. Quelques mèches dépassaient de la capuche, qui couvrait incessamment sa tête. Des mèches de cheveux soyeux, souples, d’un noir étincelant, qui renvoyaient à ses yeux foncés. Ses lèvres semblaient constamment humides et prêtes à embrasser la première personne, afin de le guérir. La deuxième certitude était l’incertitude même que Yamaturga soit un homme ou une femme. On avait beau regarder le jeune homme, rien n’indiquait une protubérance au niveau de la poitrine ; de même, sa tenue de prêtre empêchait de déceler la largeur de ses hanches, ni même la forme globale de son corps. Et ce n’était pas son visage d’ange qui pouvait lever le doute ; encore moins ses deux tatouages, qui entouraient chaque œil et tombaient en ligne droite et fine, noire et pure, jusqu’au cou de ce parfait androgyne.

Fort du mystère qui l’entourait, Yamaturga ne prenait pourtant pas tant de plaisir que cela à être lui-même. C’était en grande partie pour cette raison qu’il venait chanter chaque matin, chaque soir, comme pour annoncer un soleil qui se levait ou se couchait… Sauf que bien entendu, le soleil ne se couchait ni ne se levait.

Un beau jour, Yamaturga ne vint pas chanter. Ni le matin, ni le soir. Les gens s’étonnaient et s’inquiétaient, d’autant plus que le soleil avait percé ce jour là ; le jour de l’Ataraxie, seul soleil de l’année, qui irradiait les populations de chaleur et de lumière et qui, paradoxalement, les effrayait monstrueusement.

Ce fut en ce jour que Yamaturga rencontra sa destinée. Bien que conscient des dangers du soleil de l’Ataraxie, il fut conduit au-dehors de Thanatos sa route l’amena à Ponthos, et il traversa le fleuve en marchant sur l’eau. Ce n’était pas foncièrement ses pouvoirs qui lui donnaient cette grâce légère, tellement légère que ses pas n’étaient plus assez lourds pour s’enfoncer dans l’onde ; il s’agissait d’autre chose, d’une fantaisie, d’un mystère, d’un « je-ne-sais-quoi ».

La promenade fluviale le menait à une petite île, véritable trône des mers, qui s’imposait en plein milieu de Ponthos mais que personne n’avait apparemment vu, puisqu’aucune île ou presqu’île n’était recensée à ce jour dans cette partie-là du fleuve.
Yamaturga posa enfin un pied sur le sable humide. Le tatoué s’enfonça dans le feuillage dense et soudain cette petite île lui sembla s’accroître à l’infini. En effet, une jungle luxuriante le happait, et il se surprit à croire qu’il allait se perdre dans cette étendue infiniment vaste et exotique, en parfait décalage avec le climat continental habituellement sombre. Il admirait cependant mille beautés qu’il n’aurait jamais cru voir un jour, il éveillait les fleurs, s’en approchait pour humer leurs parfums enivrants et se laissa porter par une transe qui l’amena en plein cœur de cette jungle. Ce qu’il vit, à ce moment-là, ne fut pas aussi séduisant.

Etait-ce en premier lieu le spectacle de cette humaine, nue, attachée, prisonnière de deux cordes qui reliaient chacune un bras à un tronc d’arbre ? De cette femme somptueusement belle mais au faciès déformé par l’horreur, par la douleur ? Ou bien était-ce plutôt cette horde d’insectes qui la rongeaient, la dévoraient ? Les millions de parasites semblaient être le ventre de la forêt, qui avalaient ceux qui s’y perdaient, dans un vacarme assourdissant, mélange de cris de souffrance de cette femme et de couinements de cette vermine.

Etait-ce la femme qui tétanisait Yamaturga ? Ou bien ces insectes qui le pétrifiaient ? Il contempla ce tableau jusqu’à ce que la femme soit complètement dévorée, véritable carnage de la nature qui retrouvait ses droits. Lorsque cet assemblage de petits ventres, qui constituait un énorme estomac, n’eut plus rien à se mettre sous la dent, Yamaturga prit considération de sa faiblesse actuelle et comprit vite que les insectes tenteraient sûrement d’en faire un amuse-gueule supplémentaire. Il était une dernière chose que le thanatien souhaitait : mourir dévoré petit à petit au milieu d’une foule barbare et impitoyable, répugnante. Il sentit une larme courir sur sa joue et sauter jusqu’au sol. C’était le premier signe de sa surabondance magique.

Ce jour-là, l’Ataraxie ne persista pas. De sombres nuages s’accumulèrent, comme attirés par le parfait androgyne. Le soleil s’y cacha, et la nuit tomba, elle fut plus dense, plus obscure que jamais. Un fluide sembla couler en Yamaturga, ce qui lui prodigua avant tout une désagréable impression, puis rapidement une sensation de toute-puissance, d’invincibilité. Ses deux tatouages s’illuminèrent en même temps qu’une rafale écarta un bon nombre d’insectes : certains furent éclatés contre des arbres, d’autres furent projetés dans les airs. Les survivants de cette rafale, guidés par l’instinct, se retournèrent aussitôt contre l’instigateur de ce jugement fatal pour un grand nombre de la colonie ; alors l’humain fut soulevé par le vent. Il regardait désormais ces cloportes avec un regard de tyran, et un sourire de bourreau. La foudre tomba à l’endroit où il était peu avant, détruisant une nouvelle partie de la colonie, et créant un incendie qui se propagea rapidement, brûlant arbres et insectes.

Yamaturga prit de l’altitude. Ses tatouages diffusaient maintenant une lumière sombre qui cachaient ses yeux, son regard. Au bout de ses doigts naquit une matière sombre, qui semblait molle, visqueuse. Il jeta cette matière sur l’île qui semblait gigantesque à présent. Aussitôt, cette substance sombre enveloppa la forêt, le feu, les insectes, et dessécha tout sur son passage. Le tyran regardait ce génocide avec émerveillement et son sourire devint celui d’un enfant. Le vent le ramena à la surface de l’île où le taux de survie des insectes demeurait proche de zéro. Yamaturga se pressa d’écraser tous les cadavres calcinés de ces cloportes à l’aide de ses pieds, accompagné d’un rire amusé, et de reniflements qui trahissaient ses larmes. Autour de lui, les arbres avaient perdu leur verdure et l’île retrouvait progressivement sa taille, les eaux dévorant à leur tour cette terre souillée.

 

 

 

On retrouva Yamaturga dans la cathédrale le lendemain matin. Ses fidèles auditeurs furent heureux de le retrouver et d’entendre à nouveau ses lamentations, mais une désagréable sensation les éprit : dans les anciens psaumes du jeune prêtre, on entendait parler de tristesse et de foi. Désormais, ceux-ci puaient la mort et la folie.
Très bientôt, il n’eut plus d’auditoire, et s’en satisfit pleinement ; la solitude l’accompagnait bien mieux que tous ces cloportes. Oui, car ils étaient tous des cloportes, de sales insectes. Il en était sûr. Il aurait tout donné pour les tuer eux aussi. Sa peur le nouait et il commença à pleurer en silence, ses larmes décrivant alors avec précision le chemin de ses tatouages.

-Qui suis-je pour que pareille tragédie s’abatte sur moi ? implora-t-il en se tournant vers le plafond de la cathédrale.

-Seriez-vous en peine, mon frère ? répondit un autre prêtre, ce qui surprit l’androgyne.

-Je veux tuer tous les insectes du monde.

-Alors que la foi vous accompagne dans votre mission, dit l’homme encapuchonné.

Il ajouta un sourire et repartit, laissant Yamaturga à son triste désarroi. Il était sûr que le prêtre n’avait rien compris à son histoire… N’avait-il pas compris qu’il demeurait lui-même un cloporte ?

Ou alors… Etait-ce une invitation à le tuer en premier ? Oui. Oui, Yamaturga avait compris. En réalité le prêtre le savait parfaitement, oui ! Il réclamait la mort !
Yamaturga adorait ce genre de cloportes, qui se comportaient avec humilité et résignation ! Il acheva son psaume en remerciant mille fois la divinité qu’il adorait, puis se leva afin de rejoindre le prêtre.

 
 
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