Dernier chapitre : Alambic de songes Lotus restait là, devant la dépouille de son fils. L'un comme l'autre, silencieux, patient, immobile, attendait que vienne la suite. Nezha ne la connaissait pas, et son père allait bientôt la convoquer. Autour d'eux, une plaine dévastée, arène de sable et de sang, tableau d'ocre et de vermeille. La Chaîne des Démons contemplait ce monde blanc et silencieux devenu finalement coloré et bruyant. Le vent s'était arrêté et le soleil déclinait déjà. La journée de repos s'éteignait en même temps que la lumière. Cependant, le soleil de la veille s'était enveloppé dans des draps rouges et sanguinolents, cette fois-ci, son humeur était bien plus sereine et bien moins colorée. Un air doux vint effleurer les cheveux de Lotus. La caresse du vent enveloppa doucement l'homme et un frisson lui parcourut l'échine. La brise le cajolait tendrement puis lui souffla ces mots légers. -Tu ne trouves pas ce crépuscule magnifique ? Le soleil laisse place à une obscurité légère, une grisaille apaisée, de petits nuages ternes qui ont remplacé ces moutons que nul n'avait jamais tondus. Ils ont suivi le berger et il ne reste plus qu'une légère descendance, un petit héritage, le témoignage d'un âge désormais révolu. -Ou presque... Lotus se retourna après avoir répondu à cette jeune femme, nue, aux longs cheveux d’or qui descendaient en cascade jusqu’à ses reins, apparue derrière lui. -Tu n'as pas oublié, alors, reprit la femme. C'est bien. Le marché n'est pas encore terminé. Tiendras-tu ? -Ce sera difficile, murmura le père de Nezha. Mais je ne peux plus reculer maintenant, surtout pas maintenant. -Pourtant, le temps s'est étiré pour toi. Tu aurais dû reposer maintenant et c'est Nezha que j'aurais dû guider. Lotus ne répondit pas. Il se retourna et se mit en marche vers le nord. -Tu le laisses ici, Lotus ? L'homme s'arrêta sans regarder la femme. -Il deviendra une icône, une figure emblématique d'Eros. Je laisse le corps ici. De toute manière, il me haïssait trop pour que je l'amène une dernière fois avec moi. Ici, il sera bien plus apte à trouver le repos éternel. -Le repos éternel ? Tu connais le marché. Tu sais très bien qu'il ne le trouvera pas. -Je le connais très bien Freïa. -Je préfère que tu m'appelles Hypnos... Une bourrasque brutale indiqua leur nécessité de partir tout de suite, ce qui poussa Lotus à reprendre sa marche. -Donc... il ne connaîtra pas la fin de l'histoire, Lotus ? -C'est trop tard. Et ce sera bientôt trop tard pour nous si nous ne nous pressons pas. Lotus reprit son chemin, suivi de près par une jeune femme aux longs cheveux dorés. Nezha était encore là, mort, il attendait désormais que tout se finisse. Mais rien ne finirait jamais. Il était prisonnier de son cauchemar jusqu'à la fin des temps. Lotus avait un objectif, mais la traque des Odinistes ne s'était pas poursuivie comme prévue, Eros ayant été bien plus réceptif à ses blessés, à ses morts, qu'à ceux qui les menaçaient encore. Son chemin vers son objectif était donc compliqué par la présence de barbares qui mesuraient quelques têtes supplémentaires et qui possédaient une carrure effrayante. -Tu ne peux pas les endormir ? demanda Lotus, calmement, caché derrière des rochers. -Je n'ai aucun pouvoir sur eux, leur croyance les protège de mon influence. -Pourras-tu un jour m'expliquer pourquoi une telle croyance, récente, a autant de pouvoir à l'encontre de toi, l'éternel ? -Ma venue au monde est encore récente, je ne suis pas né en même temps que le monde, je suis né en même temps que les hommes. La croyance des Odinistes est apparue aux prémices de leur civilisation. Leur croyance rivalise avec celle que j'incarne. Lotus ne répondit pas. Il voyait bien comment s'infiltrer, comment distraire ces colosses, mais il n'avait pas le droit à l'erreur et il savait qu'il n'aurait pas une marge de manoeuvre confortable. -Ils ne se couchent jamais ? chuchota-t-il à l'attention de Hypnos. -Moins que jamais, ils n'ont pas la ferme attention d'abandonner leur vie et leur combat contre Eros, contre Thanatos et contre moi. Ils ne se coucheront plus pendant des jours, mais la prochaine fois qu'ils se coucheront ce sera pour toujours. Et c'est à toi que revient la tâche de les endormir. -Oui, je sais. C'était les clauses mêmes du contrat que nous négociâmes, il y a une dizaine d'années. Je m'occupe de ce que tu ne peux atteindre... -Et je libère ton peuple de l'oppression des moutons, de la crainte de l'Ataraxie, de la peur des Odinistes. Silence. Un Odiniste s'approchait. Lotus attendit que le colosse tourne la tête, puis jeta un caillou et partit dans l'autre direction afin de se cacher derrière un autre rocher. Il avait progressé. Hypnos se déplaçait de manière bien plus énigmatique, et ne paraissait nullement inquiet, encore moins essoufflé. La tension régnait chez les barbares. La fatigue les submergeait, comme l'eau envahit les cales d'un bateau endommagé, une par une, et Lotus sut s'infiltrer. Si une rumeur avait dû éclore un jour sur la progression du père de Nezha, d'aucuns auraient déclaré que cette ascension dura plusieurs jours pendant lesquels l'homme eut peine à survivre. Cette rumeur se serait peu à peu transformée en une légende et l'on aurait affirmé des choses invraisemblables comme le fait que Lotus jetait des cailloux non pas afin de distraire les Odinistes mais afin de les assommer. Cette légende serait devenue une croyance qui prônerait alors la réussite d'un homme sur une civilisation, la puissance et l'influence du mérite individuel, de l'exploit héroïque. L'ascension de Lotus était pourtant une étape qui resterait à jamais tue. Lotus marchait seul, accompagné du pire ennemi mais aussi du meilleur ami de l'humanité. Le fait est que le temps s'empara de l'érotique, et son périple dura sans que jamais il ne le sache. Cela lui parut durer des années, alors que cela ne dura qu'un bref instant pour Hypnos. Il finit cependant par arriver là où il souhaitait arriver. Il avait atteint son objectif : une cuvette escarpée, entourée par les pics de la Chaîne, mais suffisamment plate pour que des édifices y soient construits. C’était le cas, par ailleurs, et un mur immense était dressé en plein centre de la cuvette. Sur ce mur on avait gravé des inscriptions illisibles. -Est-ce là ce que je dois détruire, Hypnos ? -Oui, une fois que tu auras détruit ce message, leur univers s'effacera définitivement, et tout ce qu'ils instaurèrent afin de parasiter vos civilisations dans le but de prophétiser à mon encontre, disparaîtra. Lotus se dirigea vers l'édifice et commença à tracer des signes au sol, préparant une magie. -Si Nezha avait été là, cela aurait été plus rapide, annonça Hypnos. -Je n'en doute pas un seul instant, mais quand les enfants meurent et qu'il faut composer avec la génération précédente, on fait avec les moyens du bord. -Qui sacrifieras-tu, afin d'invoquer ta magie ? Un Odiniste ? Toi ? -J'hésite encore. Si tu trouves un moyen d'assommer un Odiniste avec un caillou, préviens-moi. Le temps s'écoulait tranquillement. Lotus, affairé à préparer la magie, observa tout de même les alentours et constata qu'il y avait beaucoup de cadavres et qu'une certaine puanteur morbide avait investi les lieux. -C'est ton cauchemar qui a fait ce massacre ? Yamaturga ? -Évidemment, répondit la femme. -Pourquoi ne l'as-tu pas fait détruire, ce message, finalement ? -Cet édifice est un objet de culte. Inspiré par des croyances qui me sont étrangères, je n'ai aucun pouvoir dessus, à la manière d'un dieu qui protègerait fidèlement ses sujets. -Comment as-tu fait alors pour rompre la chaîne ? -Je pense que la puissance qu'a dégagée Yamaturga était suffisante et dirigée non pas vers la chaîne initialement mais vers quelqu'un d'autre. -Tu ne maîtrises pas complètement tes cauchemars? -Quand Nezha est né, l'avais-tu programmé pour qu'il fasse exactement ce que tu avais planifié qu'il fasse ? Il y eut un court silence. -C'est vrai, c'était effectivement le cas, reprit Hypnos, mais Nezha est un cas à part. Tu as eu un enfant afin de le sacrifier aussitôt. Pourtant cet enfant était la preuve même que tu t'attachais à ce monde, et donc indirectement à lui. -Pour ma cité, pour ces gens que j'aime, pour cette face que Nezha n'aura jamais vu du monde, je pensais mon bonheur amplement digne à sacrifier. Je sacrifiai autant Nezha que moi. -Et as-tu des remords pour cette femme que tu as dû assassiner ? -J'en ai encore... Mais elle comprenait... Et puis, tu m'avais précisé que plus les dégâts psychologiques seraient élevés, plus la réussite serait grande. -Sa détresse, sa volonté de destruction autant envers lui qu'envers le monde, étaient parfaitement adaptées à ta requête. Eros pourra enfin vivre dans la plénitude et le progrès et non plus cette crainte primitive. La réussite est là, Lotus, elle se profile. Même si tu ne la goûteras jamais, c'est uniquement grâce à toi qu'elle verra le jour. -J'ai terminé l'invocation. -Alors vas-y. Les vents se soulevèrent. Lotus eut l'impression l'espace d'un instant que les monts s'aplatirent, mais il ne s'agissait que de sa propre vision, perturbée par une profusion de relents magiques qui le confina à l'ivresse. La densité des souffles qui tourbillonnèrent autour de Lotus fut telle qu'il ne put respirer davantage, poussant un râle immense, alors que la terre s'affaissa dans un bruit rendu sourd par la puissance des rafales. Le père de Nezha lança un dernier regard à Hypnos. Ce dernier n'était aucunement affecté par le déchaînement des éléments, seul, debout, il semblait étranger à ce maelström. Il semblait étranger, mais il paraissait également réel. Dans ce vacarme composé essentiellement du roulement tonitruant d'une force tellurique et d'une intensité éolienne prodigieuse, Hypnos semblait tout à fait réel, entouré de ce monde qui s'effondrait. Hypnos soutint le regard de Lotus jusqu'à ce que celui-ci finisse par ne plus pouvoir tenir dans cette puissante lutte entre le ciel et la terre, où le seul point de ralliement était ce dieu profane qui s'élevait sur le cimetière de demain d'une civilisation éteinte. Et seule cette réalité survécut au raz-de-marée. Ponthos déborda jusqu'à engloutir la Chaîne des Démons. La puissance du tsunami qui submergea la partie nord du continent fut telle qu'en Eros et Thanatos, la terre trembla. Des nuages noirs, évoquant les moutons, se réunirent rapidement et scintillèrent. La foudre s'abattit à multiples reprises sur ces terres en proie à un profond changement. Elle s'abattit avec fracas sur de multiples endroits et de nombreuses forêts prirent feu, se répandant bientôt à l'ensemble des paysages. Dans le lointain, requiem rapporté par de bruyantes bourrasques, un grincement strident sonnait comme le son d'un violon que l'on écorche. Il s'agissait de la gigantesque chaîne d'acier, désormais rompue, qui suivait le remous et l'acrimonie de Ponthos et qui semblait tirer cette partie du continent vers les profondeurs marines, déchirant la terre et la mer. L'autre partie de la chaîne, envolée avec le continent flottant, répondait à l'appel de sa moitié, provoquant une sorte de tension électrique supplémentaire qui rendait chaque coup de tonnerre plus effrayant, chaque éclair plus éblouissant. Du sud du continent, on pouvait apercevoir, si un quelconque fou s'en était approché, ce continent qui sombrait progressivement ; des cieux jusqu'à l'océan, il chuta lentement, prenant le temps de se poser au bon moment. Là où il échoua, nul regard d'Eros ou de Thanatos ne put l'apprendre, en revanche, les murs aqueux qui en résultèrent furent éprouvés par les deux cités, piégées dans un infernal vortex où les éléments dansaient, ignorant tout de leur suprême égocentrisme. D'abord, une fine pluie vint annoncer la fin de l'orage ; les éclairs se turent afin de laisser place à l'étonnant spectacle qui allait suivre. La pluie tombait crescendo, avec toujours plus de résonance, comme un chant de soprano qui montait haut dans les aigus et qui soudainement retombait dans la tessiture d'une basse en profonde rupture. De ce hiatus, naquit un mur qui se rapprochait, et se fracassa contre les enceintes des deux cités. Après quelques minutes de silence, un deuxième mur vint cette fois-ci détruire les défenses d'Eros et Thanatos, alors qu'un troisième mur explosa contre les parois restantes puis s'insinua dans les deux cités. La pluie n'avait pas cessé et poursuivrait encore quelques jours. De violentes vagues viendraient encore mourir sur les cités presque détruites durant les quelques heures suivantes. La foudre reprendrait encore quelques minutes puis, décrescendo, annoncerait la fin du ballet. Le vent se calma enfin et la terre n'eut plus à lui répondre. La musique s'arrêta et le monde devint silence. Seule restait une réalité, Hypnos. |