Chapitre 8 : Quand la chair succombe Yamaturga sentait que sa tête tournait ; le sol se déformait sous ses pieds, l’air se colorait de bien étrange façon, et les insectes abondaient dans les montagnes ; ils grimpaient et se réfugiaient par colonies dans leurs trous. Le tout formait le très mauvais tableau d’un excellent peintre ; le tout semblait déformé avec malice et les migraines du tatoué s’amplifièrent avec beaucoup de ferveur. Le jeune prêtre de Thanatos poursuivait son ascension, l’esprit vide et occupé à la fois. Vide de tout sentiment de toute motivation, occupé par la pensée de ce vide : pourquoi était-il vide ? Etait-il un défaut ? Subissait-il une anormalité due à son existence même ? Plus que vide ou occupé… Yamaturga se sentait flou. Il sentait en lui un équilibre précaire entre la réalité et la fiction. Il sentait qu’il se tenait précisément là, au lieu de rupture de ces deux dimensions, dans les limbes. Le paysage défilait lentement, et alors que le thanatien progressait, les monts perdaient de leur teinte, la vie elle-même perdait ses couleurs, et tout devint noir et blanc. Les nuances s’égarèrent en route, et la sensation se transforma en une délicieuse appréhension de ce qu’il allait trouver là-haut. Et pourquoi allait-il là-haut d’ailleurs ? Pourquoi ses actes ne parvenaient-ils pas à se greffer à sa logique, à son plan ? Pourquoi faisait-il des choses qu’il pensait absurdes ? Pourquoi accomplissait-il ce qu’il imaginait devoir faire et non pas ce qu’il souhaitait faire ? Parce qu’au fond, son plan logique et rationnel s’accouplait très bien avec son ressenti ? Avec sa sensation de devoir qu’il éprouvait sans raison ? Pourquoi ce paradoxe l’étreignait-il autant ? Pourquoi se sentait-il devenir flou ? Pourquoi s’imaginait-il dissous dans ce monde, à son simple contact ? Yamaturga leva les yeux. La grande chaîne en acier était à proximité, et sur cette chaîne se trouvait le Fléau de Yamaturga. Là, une immense et incroyable araignée se tenait, prête à piquer, tisser et dévorer. Sa gueule était pourvue de deux crocs latéraux recouverts d’une bave visqueuse, et les huit yeux vermeils qui les surmontaient ciblaient tous le jeune homme. En la voyant, là, soudainement, le nécromancien eut un frisson puissant qui lui parcourut le corps en partant de la nuque jusqu’au bas du dos. Il ne put réprimer un claquement de dents, et encore moins calmer le rythme de sa respiration qui allait crescendo. Une sueur froide roula sur son cou, puis un fluide salé parcourut ses joues ; sa sensation désagréable de flottaison dans les limbes s’échappa alors par la porte du désespoir, dont la clé de l’horreur avait ouvert la serrure. L’araignée sembla se rétracter, se mettant sur ses quatre pattes postérieures. Yamaturga reprit son calme à ce moment, avant de comprendre que l’arachnide se trouvait en position de combat, la seconde suivante elle se jetait sur lui, accompagnée d’un cri aigu et strident. Son adversaire se sentit bien maigre et resta paralysé quelques instants en voyant cette aberration venir vers lui, prêt à venir se régaler de ses délicieux (pourquoi pas ?) intestins. -Tu ne me mangeras pas encore, satanée vermine ! hurla le prêtre. Ce dernier leva son bras, dirigé vers la tête de la bête ; au bout du bras, l’air devint étrange et au moment où l’araignée rencontra la main, elle disparut totalement, et réapparut dans l’autre sens, mais son mouvement n’avait pas été interrompu. Comme si cette araignée avait traversé un miroir, et elle se trouvait désormais dans l’autre monde, celui du reflet. -Ton temps d’adaptation au monde du reflet va prendre quelques temps, car tu verras le monde tel qu’il est dans le monde du reflet, et tu seras piégée dans son illusion. L’arachnide n’avait pas autant de cerveaux que d’yeux et en se retournant elle chuta de la chaîne, comme si elle avait mal évalué sa proximité au vide ; cependant son instinct de survie avait ordonné à son abdomen de cracher un fil gluant mais solide qui s’attacha à la chaîne. L’araignée grimpa le long de son fil blanc et laiteux, puis une fois sur le lien de métal, elle entama une fuite en grimpant le long de la chaîne. En voyant ceci, Yamaturga sentit ses joues s’enflammer : les tatouages s’illuminèrent et il s’envola enfin, poursuivant son fléau. Ce dernier l’avait bien observé et se retournait de temps en temps pour lancer des filets gluants sur le thanatien, qui les esquivait tant bien que mal. L’ascension dura une bonne heure, et déjà la Chaîne des Démons semblait petite. Yamaturga concentrait tout son pouvoir, car il voulait éradiquer l’araignée en une seule fois, hélas le temps que cette action requerrait était particulièrement long, de plus son attention décroissait, ce qui l’empêchait de correctement esquiver les tentatives de capture de l’araignée. Chaque vision de cette horreur qui grimpait redoublait la nausée de l’homme, et il se surprit en train de se faire distancer par la bête, il était à moitié concentré sur son sort, à moitié concentré sur son malaise et, de fait, ne prêtait plus autant d’attention à l’araignée en elle-même ; d’ailleurs cette dernière ne tenta pas de le remarquer et sa capture se révéla fructueuse. La toile s’étendit comme un filet de pêche face auquel Yamaturga fut contraint à endosser le rôle du poisson ; de plus, la toile n’étant pas reliée à l’arachnide, la prévision immédiate était la chute, celle à plus long terme se portait davantage sur l’écrasement au sol. Affolé, le thanatien dut s’obliger à regagner son sang froid, mais en touchant avec sa main la poisseuse texture blanche extraite des entrailles de ce répugnant insecte, il subit une perte de conscience qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant. Les tatouages déjà bleus devinrent noirs, comme une nuit sans étoiles, et la toile disparut comme par enchantement. Un nuage de ténèbres enveloppait Yamaturga. Ce dernier rattrapa son retard en un clin d’œil et vint se poster face à son fléau. -Puisque tu trouves délectable le cauchemar de ceux que tu effraies, j’aimerais te faire partager le mien. Un sourire monstrueux apparut sur son visage, et dans son regard, une lueur pâle brilla un vif instant. De même, sa toge noire semblait être un voile de vapeur obscure prêt à s’élever aux cieux à chaque instant. Jamais Yamaturga ne fut si proche de l’entre-deux mondes. Il leva à nouveau le bras vers l’araignée, mais cette fois-ci il se trouvait à son bout une énorme sphère qui brillait d’une lugubre lueur violacée très proche du noir. Cette sphère semblait être une sorte de glue, en mouvement perpétuel, sans doute réclamait-elle avec beaucoup d’impatience son tribut de sang. Le sortilège fut projeté à une vitesse ahurissante, provoquant une explosion dont le souffle dégagea une fumée noire et nocive. D’un geste du bras, Yamaturga dissipa le brouillard et là il vit avec joie que l’araignée se trouvait prisonnière de sa magie, et encore plus amusant, la chaîne de métal était rompue. Ce ne fut pourtant pas le détail sur lequel s’arrêta le jeune homme, alors que ce fut l’évènement qui retentit historiquement comme le plus important. Non, Yamaturga, quant à lui, se délectait de cette araignée qui se consumait dans ces ténèbres gluantes. La bête se dissolvait lentement, et quoique son faciès fût peu peu expressif, ses traits traduisirent paradoxalement très bien l’expression de la détresse et de la souffrance. Ses hurlements aigus et stridents ne cessèrent pas tout à fait, mais au bout de quelques minutes, quand il ne restait plus que la tête, ils s’arrêtèrent enfin. Yamaturga jubilait. Il avait accompli sa mission, il pensait qu’en tuant cette araignée tout serait détruit. Il pleurait d’émotion et le nectar de sa réussite était la souffrance de la bestiole à laquelle il s’abreuvait sans remords. Le moment où tout devint définitivement noir chez Yamaturga fut le moment précis où avant de disparaître complètement, la tête de l’araignée avait pris celle de Yamaturga. Le prêtre tomba dans un abîme. |