Voilà le chapitre 3 de La Liberté des Rêveurs.
Alice
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Novembre: L'initiation
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La morsure de la glace brûle sa peau comme mille flammes figées. La souffrance ne s'éveille pas, cependant. Elle contemple son propre corps, nu, recroquevillé. Son âme, elle, flotte bien plus haut. Gabrielle se voit frissonner, indifférente. Elle n'est plus ce corps, cette coquille vide. Elle est bien plus que ça, elle est la terre entière. Elle est le gel qui court sur les arbres, elle est la souris qui se faufile sous les feuilles d'automne, elle est le vent qui joue dans les herbes hautes, elle est libre et insoumise. Elle est la mer qui fracasse les hommes sur les roches, elle est la flamme qui dévore tout sur son passage. Elle tourbillonne, donne ici, reprend là. Elle aspire le dernier souffle de vie du vieillard et du nourrisson, elle réchauffe l'enfant qui tremble, elle noie le père dans une vague d'écume.
Soudain, tout bascule. Ses sens reviennent, son esprit et son enveloppe fusionnent à nouveau. Elle veut hurler qu'elle ne veut pas, mais n'y parvient pas. Son corps se tend et la douleur l'envahit en un ressac farouche. Sa peau brûle, ses poumons se vident, ses os gèlent et se fendent, son sang devient lave, elle n'est plus que douleur.
Gabrielle comprend qu'elle va s'éteindre, et elle sent ce dernier souffle qu'elle a enlevé à tant d'autres, elle sent ce dernier souffle s'exhaler, brûlant et fiévreux comme la mort.
Gabrielle se réveilla en sursaut, le cœur battant la chamade et le visage moite de sueur et de larmes. Il lui fallut plusieurs minutes pour sortir de ce rêve –en était-ce seulement un ? –et comprendre où elle se trouvait. Sans qu'elle puisse les arrêter, les larmes continuaient de couler sur ses joues, chaudes et si réelles que, peu à peu, elles la calmèrent. Sa respiration était sifflante, sa peau la faisait souffrir, rougie et brûlante. L'aube ne s'était pas encore levée, mais Gabrielle savait qu'elle ne parviendrait pas à se rendormir. Elle se leva et saisit son paquet de cigarettes.
Dehors, la brise était fraîche et commença à apaiser son corps à vif. Sans prêter attention aux frissons qui la secouaient, elle glissa une cigarette entre ses lèvres et l'alluma de la pointe de sa baguette. Appuyant son front contre la rambarde des escaliers, elle ferma les yeux. Elle pensait s'être habituée aux songes qui l'habitaient depuis que Luna avait commencé à lui montrer les hauts-lieux de la Magie Originelle du Somerset. Les cercles de pierres, ces réceptacles de la Magie Ancestrale, dont l'aura était si puissante qu'elle en coupait le souffle.
Lorsque les rêves avaient commencé, Luna lui avait dit de ne pas s'inquiéter. Son exposition à la Magie qui habitait les terres avait déclenché le processus d'assimilation. Son corps devenait un réceptacle, au même titre que les pierres druidiques qu'elles avaient visitées. Lorsque le temps serait venu, elle pourrait prétendre au rite d'initiation.
Oui, elle pensait s'être habitée aux illusions qui hantaient ses nuits. En deux semaines, elle avait volé au gré du vent, enivrée par la façon dont ses muscles se fondaient dans la rafale. Elle avait plongé au cœur des vagues comme une entité marine, yeux grands ouverts pour ne rien perdre des paysages coralliens multicolores. Elle avait brûlé avec un feu de joie, montant toujours plus haut vers le ciel, elle était devenue terre, consciente de chaque mouvement en son sein.
Et, chaque matin, Luna la regardait attentivement, une expression énigmatique sur le visage, et Gabrielle espérait qu'elle lui dise les mots qu'elle attendait. Qu'elle lui dise qu'il était temps.
Mais jamais ses visions n'avaient été si grisantes et douloureuses, si terrifiantes que celle de cette nuit.
Elle exhala lentement la fumée de sa cigarette, les larmes coulant sur ses joues sans même qu'elle ne prenne la peine de les essuyer. L'aurore commençait à poindre, éclairant le ciel de nuées roses.
« Gabrielle ? »
La voix de Luna était douce, presque un murmure. Gabrielle ne répondit pas, laissant les larmes parler pour elle.
« Ce sont les rêves ? »
« Oui. »
« Raconte-moi. »
Gabrielle leva la tête, surprise. Luna lui avait répété que ses visions devaient rester en elle, qu'elle ne devait pas les partager.
« Je suis morte, cette nuit. J'étais partout, j'étais immense, et je voyais mon corps trembler, loin en bas. Et puis mon esprit a été aspiré dans mon corps, et je suis morte. »
Seul le silence lui répondit. Puis un froissement de tissu, lorsque Luna se pencha et posa sa main sur la joue de Gabrielle, essuyant délicatement les perles salées de ses larmes avant de déposer un baiser sur son front.
« Je crois que tu es prête, Gabrielle », murmura Luna d'une voix paisible.
Gabrielle ferma les yeux, aspirant la dernière bouffée de sa cigarette et soufflant doucement la fumée dans l'air froid du matin.
« Je sais », répondit-elle simplement.
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Luna et Gabrielle marchaient depuis des heures. La jeune fille sentait sa nervosité s'accroître avec la distance parcourue. Elle n'avait aucune idée de ce qui l'attendait, et Luna ne semblait pas disposée à lui expliquer. Son perpétuel sourire ne l'avait pas quitté et, plutôt que de rassurer Gabrielle, cela ne l'en rendait que plus fébrile.
Elles atteignirent la clairière aux Huit Pierres peu avant la tombée de la nuit. La longue marche avait rendu les muscles de Gabrielle douloureux, et elle jeta un coup d'œil à sa compagne. Luna ne semblait pas le moins du monde affectée par l'effort. Elle s'assit au sol, et Gabrielle prit le temps d'admirer la façon dont la lumière du soleil couchant la baignait d'une lumière chatoyante, capturée dans ses cheveux blonds et dans ses grands yeux pâles. Son regard croisa celui de Luna et Gabrielle détourna les yeux, gênée de s'être fait surprendre à la contempler avec tant d'attention.
« Tu dois te demander ce qui va se passer, n'est-ce pas ? »
Gabrielle hocha la tête, les yeux toujours rivés sur le sol. Elle passa nerveusement la main dans ses cheveux et attendit la suite.
« Ne t'inquiètes pas, ce n'est qu'une formalité. La véritable initiation, tu l'as vécu chaque nuit durant ces deux semaines. La Magie t'a visitée et t'a jugée digne d'elle. Ton dernier rêve était un avertissement, Gabrielle. »
La jeune fille releva la tête et fronça les sourcils.
« Un avertissement ? »
« Oui. La Magie des Eléments est une magie qui t'es donnée par la nature. C'est un don, mais aussi un fardeau. La force qu'elle dégage est brute et déchaînée. Le songe que tu as fait était un message qu'il te faut prendre au sérieux. Cette Magie qui t'est accordée peut t'être reprise à tout moment, Gabrielle. Il te faudra la traiter avec respect, et ne pas tenter de t'attribuer les pouvoirs de la nature. Ceux de la vie et de la mort, ceux du changement des saisons et du temps qui passe. »
Un peu perdue, Gabrielle hocha la tête.
« Bien. » Luna se leva et désigné la Pierre central. « Place-toi à genoux devant la Pierre et pose tes mains à plat dessus. »
Gabrielle obéit sans se poser de questions, consciente que quelque-chose d'important était en train de se dérouler. Cependant, elle ne put retenir une exclamation de surprise lorsque, au contact de ses mains, la pierre devint chaude.
« Gabrielle, » lui dit Luna. « La suite ne va pas être très agréable, mais il va te falloir tenir. »
Un faible bourdonnement émanait des pierres autour d'elles, vibrant dans l'air. Gabrielle sentit des picotements traverser ses mains, comme de l'électricité statique, et la pierre était devenue ardente, brûlant ses paumes. Luna vint se placer face à elle et posa ses mains sur les siennes, sans doute pour empêcher Gabrielle de les retirer inconsciemment. Leurs yeux se rencontrèrent, froid et chaleur, glace et terre. Le bourdonnement était devenu assourdissant, le vent y mêlait sa clameur. Un profond frisson la traversa, chaque molécule de son corps protestant contre la douleur.
« dī aidu ku loutwi,dī weto ku torano
dī iskā ku dumāko, ke dī dijarā ku kolanī
bot eni-genā ke mātīr,bot meino ke sme swīs
menman meino brīgā wereo tū. »
Peut-être était-ce la voix de Luna qui prononçait les mots, mais Gabrielle ne la reconnut pas. La voix rauque et puissante traversa son corps et son esprit. La vague de Magie la heurta de plein fouet, et le sol s'ouvrit sous elle.
Elle tombait, tombait sans fin.
« dī aidu ku loutwi,dī weto ku torano
dī iskā ku dumāko, ke dī dijarā ku kolanī
bot eni-genā ke mātīr,bot meino ke sme swīs
menman meino brīgā wereo tū. »
Elle plongeait sans fin dans l'immobile, le vide la clamait. Des lumières tournoyaient autour d'elle, des éclairs. Puis, plus rien.
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Gabrielle ouvrit les yeux sur le plafond de sa chambre. Sa première réaction fut de lever ses mains devant son visage. Aucune douleur ne subsistait, et pas la moindre trace de brûlure ne marquait la peau pâle. Elle se leva, grimaçant lorsque son corps courbatu la rappela à l'ordre.
Luna était dans la cuisine. Elle contemplait la fumée de son bol de thé, parfaitement immobile. Lorsque Gabrielle entra, elle leva la tête, tirée de sa rêverie.
« Eh bien, j'ai cru que tu ne te réveillerais jamais !»
« Je…quelle heure est-il ? »
« Plus de midi. Tu as faim ? »
Gabrielle ouvrait la bouche pour refuser lorsque son estomac gronda, répondant à sa place. Luna rit. Son rire était clair et limpide, songea Gabrielle. Avant de secouer la tête pour chasser ces pensées étranges qui la traversaient lorsqu'elle était avec la jeune femme.
Luna s'affaira devant la cuisinière, et bientôt, Gabrielle fut attablée devant une assiette d'œufs brouillés et de toasts. Luna la regarda manger avec appétit, un sourire affectueux sur les lèvres. Lorsque Gabrielle eut terminé, un coup de baguette envoya l'assiette dans l'évier. Elle mourait d'envie d'une cigarette, mais n'osait pas en allumer une dans la cuisine.
« Comment te sens-tu ? », demanda Luna.
« Bien. » Gabrielle réfléchit un instant. « Un peu courbatue, un peu nauséeuse. »
« Les courbatures ont sans doute à voir avec la marche que je t'ai fait subir hier, » sourit Luna, « et la nausée, c'est ton corps qui assimile ses nouveaux pouvoirs. Cela passera, mais j'ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour te soulager. »
« Je survivrai. », Gabrielle hésita. « Luna…Hier j'ai entendu des mots avant de m'évanouir. Comme une incantation dans une langue que je ne comprenais pas. C'était toi ? »
Luna avait relevé la tête, l'air intéressée.
« Non, ce n'était pas moi. Tu penses que tu pourrais me les redire ? Chaque rite d'initiation se passe différemment, et j'aimerais travailler un peu sur le tien aujourd'hui, si tu t'en sens la force. »
« Oui, je crois que je m'en souviens. »
Luna se leva. Avant de sortir de la cuisine, elle se retourna, les yeux pétillants de malice.
«Ah, et Gabrielle ? »
« Mh ? »
« Tu peux fumer à l'intérieur, si tu veux. »
Sur ce, elle ferma la porte, et Gabrielle, sans pouvoir s'en empêcher, sentit un sourire familier étirer ses lèvres.
Ce sourire rêveur, ce sourire à la Luna.
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à suivre...
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NdA: L'incantation que Gabrielle entend pendant le rite, je l'ai écrite en me basant sur le dictionnaire proto-celte élaboré par les chercheurs du Celtic Research Centre de l'Université du Pays de Galles dans le cadre d'un projet nommé The Celtic Languages and Cultural Identity. C'estun travail fabuleux basé sur des textes écrits en langue celtes. Plusieurs langues ont été utilisées pour son élaboration: L'Irlandais moderne, L'ancien Irlandais, le Gaélique écossais, le Manx, le Gallois, le Breton, le Gaulois...et beaucoup d'autres. Vous pouvez trouver ce travail sur le site officiel de l'Université du Pays de Galles: wales.co.uk
Je vous donne la traduction (supposée) de l'incantation:
"Du feu à la cendre, du vent à l'orage
de l'eau à la brume, et de la terre à la chair
tu es fille et mère,tu es mienne et je suis tienne
Sens mon pouvoir devenir tien."
J'attends vos avis :) |