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Janvier: Le Feu
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Janvier arriva sur la pointe des pieds. Les averses avaient petit à petit été remplacées par un froid revigorant qui pâlissait le paysage et rendait la terre dure comme la roche. Gabrielle apprenait peu à peu à contrôler le pouvoir de l'eau. Avec Luna et Sacha, elle fit naître et s'évaporer des flaques, créa des vagues dans des ruisseaux, puisa au plus profond de la terre une eau pure, limpide et glaciale.
La vie semblait en pause, figée dans les méandres d'un hiver trop long. Luna et Sacha n'avaient rien perdu de leur complicité, mais la jalousie amère de Gabrielle s'était peu à peu transformée en affection teintée de mélancolie. La nuit, parfois, elle rêvait du corps de Luna offert sur un lit, ouvert à ses baisers et à son désir. Lorsqu'elle se réveillait, moite et essoufflée, elle laissait sa main glisser sous les couvertures et lui donner un plaisir coupable.
C'était une de ces nuits ou le repos se refusait à elle, ouvrant la boîte de Pandore de ses pensées délictueuses qui la torturaient sans répit. Elle était assise sur son lit, le regard perdu dans l'obscurité.
A tâtons, elle sortit de sa chambre, décidée à marcher jusqu'à en tomber d'épuisement. Cependant, lorsqu'elle sortit sur le perron, elle s'arrêta net, abasourdie.
Tout d'abord, elle crut que ses yeux lui jouaient des tours. Mais l'éclat bleu qui luisait dans le jardin, au lieu de disparaître, s'illumina plus vivement, comme conscient d'être regardé. Plissant les yeux, Gabrielle s'approcha. Ce ne fut qu'au dernier moment qu'elle aperçut la silhouette de Sacha qui se découpait dans l'obscurité. Celle-ci était assise à même le sol, jambes croisées, et contemplait une boule de flammes flottant au-dessus de sa tête, imperturbable. Gabrielle s'arrêta, incertaine, n'osant pas briser le calme de la scène en prenant la parole, ne désirant pas effrayer Sacha qui n'avait visiblement aucune idée qu'elle était là.
« C'est un feu follet. »
Gabrielle sursauta en entendant la voix de Sacha. Celle-ci n'avait pas fait le moindre mouvement. Gabrielle s'assit sur l'herbe et leva la tête vers le phénomène. Des flammes bleues, flottant à un peu plus d'un mètre du sol, brillaient d'un éclat pâle. Curieusement, très peu de chaleur s'en dégageait, et pas la moindre fumée ne s'élevait dans l'air.
« C'est toi qui l'a fait ? » demanda Gabrielle à voix basse, pour ne pas briser le moment.
« Ma magie, plutôt. De tous les éléments, le feu est mon préféré. »
Elle se tut et tendit la main devant Gabrielle. Au creux de sa paume apparut une minuscule flammèche qui frémit au contact du vent.
« Tu vois, chaque personne pratiquant le Magie Originelle a un élément qui s'accorde le mieux avec sa personnalité. Le feu est imprévisible. Tu vois ce feu follet ? J'l'ai créé, mais je saurais pas te dire à quel moment il va s'éteindre, ni quelles proportions il va atteindre.»
Comme pour lui donner raison, la boule de flammes bleutées vacilla un instant, puis s'éteignit sans un bruit. L'obscurité retomba, et Sacha se tut un instant. Quand elle reprit, sa voix était un peu rauque.
« Ce matin, lorsque je me suis levée, j'avais ce truc dans la poitrine, ce truc qui me pousse à partir, ce feu follet qui s'réveille. L'envie d'aller toujours plus loin. »
Elle se leva et ébouriffa les cheveux de Gabrielle.
« Passe une bonne nuit, ma belle. »
Gabrielle resta longtemps assise dans le noir. Le lendemain matin, pour la première fois depuis des semaines, elle se réveilla avec la sensation d'avoir passé une nuit paisible. Elle s'étira longuement, laissant les dernières miettes de sommeil s'enfuir, puis se leva.
Elle trouva le séjour vide. Fronçant les sourcils, elle se servit une tasse de café et sortit. Luna était sur la terrasse, l'épaule appuyée sur la colonne, le regard perdu dans le vague.
« Luna ? »
Un sourire faible étira les lèvres de la jeune femme, mais elle ne répondit pas.
« Ou sont Sacha et Dylan ? »
Cette-fois, Luna répondit, d'une voix un peu tremblante :
« Ils sont partis. »
Gabrielle se figea. La phrase que Sacha avait prononcée la veille venait de prendre tout son sens. J'avais ce truc dans la poitrine, ce truc qui me pousse à partir.
« Oh, Luna, je suis désolée… »
Une larme roula sur la joue de la jeune femme, mais son sourire s'élargit. Elle secoua doucement la tête, et lorsqu'elle reprit, sa voix était plus ferme.
« Ne le sois pas. Sacha veut être libre. Elle ne pouvait l'être en restant ici. »
« A quoi sert d'être libre, si il faut renoncer à ceux que l'on aime ? »
Gabrielle se sentit rougir. La question avait jailli d'elle-même, sans qu'elle ne parvienne à l'en empêcher. Luna tourna un regard pensif et sérieux vers elle.
« La liberté nécessite parfois des sacrifices, Gabrielle. »
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xXx
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« Luna ? »
« Oui ? »
« J'aimerais apprendre la magie du feu. »
Luna posa son parchemin, mais ne tourna pas la tête vers Gabrielle. Lorsqu'elle répondit, sa voix était calme et indifférente.
« Le feu est le plus difficile des éléments. Il peut être très dangereux s'il est mal contrôlé. Es-tu certaine d'en être capable ? »
Gabrielle baissa les yeux. Trois jours avaient passé depuis le départ de Sacha et Dylan, et elle voyait encore la flamme bleutée, sa beauté farouche et imprévisible. Elle sentait la magie palpiter en elle, impatiente, écorchant son esprit, dénudant ses nerfs à vif.
« Je suis prête. »
Luna haussa un sourcil au ton ferme de Gabrielle, mais elle ne commenta pas. Elle se contenta de hocher la tête. La jeune femme était devenue plus silencieuse depuis le départ de Sacha, comme si elle chérissait au fond d'elle le souvenir de son amante. Gabrielle sentit la jalousie revenir au grand galop, plus vive qu'auparavant. Elle avait envie de hurler, de hurler à Luna qu'elle était là, de la forcer à la voir, de faire disparaître l'absence dans son regard qui ne la quittait plus depuis quelques jours. Elle n'en fit rien. Elle serra les dents, laissant la vague de colère affluer et refluer comme elle le faisait toujours. Laisser place à une amertume qui lui n'était que trop familière, qui nichait dans sa poitrine comme un serpent satisfait.
Luna ne voyait rien. Luna, si sensible aux émotions des autres, était devenue aveugle à la rage contenue de Gabrielle.
Luna se leva et sortit, suivie par son apprentie. Elles marchèrent sans échanger un mot, jusqu'à ce que le silence devienne insoutenable pour Gabrielle. Lorsqu'elles s'arrêtèrent enfin, Luna étendit sa paume. Après quelques secondes, une petite flamme s'en échappa, frémissant doucement sous la brise. Luna ne cilla pas, bien que la chaleur dégagée par la flamme soit évidente. Là où une brûlure aurait dû apparaître, la peau restait intacte, pâle et rendue translucide par la clarté de la flammèche. La scène était si semblable à la veille du départ de Sacha que Gabrielle ressentit un pincement dans la poitrine.
«La première expérience avec la magie du Feu est difficile. Cet élément fait appel aux émotions les plus profondes. Il s'en nourrit, les attise et les fait remonter à la surface. Je ne suis pas certaine que tu parviennes à faire naître une flamme à ta première tentative. C'est très rare. »
Gabrielle hocha la tête et attendit les instructions.
« Le principe est assez semblable que celui de l'eau. Tu dois te concentrer, visualiser une flamme. La suite, tu la connais déjà. Chaque personne réagit différemment à la Magie du Feu. Ne panique pas si tu te sens mal. Contente-toi d'ouvrir les yeux et de laisser la magie refluer. »
Gabrielle s'assit sur le sol. Elle tenta en vain de faire le vide dans son esprit. Tendant une main qu'elle savait tremblante devant elle, elle visualisa une minuscule flamme, et se concentra de toutes ses forces sur elle. La flamme vacilla, comme agitée par un vent chimérique.
Soudain, tout bascula.
Elle sentit la chaleur l'envahir. D'abord dans sa poitrine, puis s'étendant dans tout son corps, de plus en plus puissante. Dans son esprit, la flamme grossit, gonfla. La chaleur devint brûlure
Un murmure naquit au fond d'elle, un flot continu de mots amers, s'imprimant dans son cerveau comme une coulée de lave nuisible.
Elle ne te voit pas. Elle ne te verra jamais. Elle ne t'aimera jamais. Personne ne t'aimera jamais. Tu es mauvaise.
La colère et la rancœur la submergèrent. Sa peau brûlait.
La flamme devint brasier, destructrice. Ses paumes s'ouvrirent d'elles-mêmes. Le grondement du feu devint plus présent, plus réel. Soudain, derrière le bruit assourdissant, elle entendit un hurlement épouvanté. La réalisation la frappa comme un coup de poignard dans la poitrine.
Luna.
Elle ouvrit les yeux. Ne vit que du feu.
Du feu, partout. Un mur de feu l'entourait, impitoyable. La fureur qui l'habitait fut remplacée par la terreur. Elle voulut appeler Luna, mais seul un cri étranglé sortit de sa gorge. Les braises jaillissaient, brûlantes, s'acharnant sur ses bras nus.
De l'eau. Il lui fallait de l'eau. Gabrielle se jeta au sol, le corps secoué de spasmes paniqués. Elle posa ses paumes à plat sur la terre brûlante et ferma les yeux.
De l'eau. De l'eau. Il me faut de l'eau. J'ai besoin d'eau.
Les picotements familiers traversèrent le bout de ses doigts, calmant ses tremblements. La panique reflua. La Magie l'apaisait, la berçait, comme une mère console son enfant. Elle sentit l'eau couler sur son corps, l'envelopper.
Elle rouvrit les yeux.
L'éclat agressif des flammes avait disparu, rendant sa place au crépuscule. Elle sentit Luna tomber à genoux à côté d'elle.
Elle tourna la tête avec difficulté. Luna la serra contre elle, entourant ses épaules de ses bras. Gabrielle sentit les sanglots agiter la poitrine de son amie, sa bouche bouger contre sa joue, elle entendit sa voix brisée :
« Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée… »
Gabrielle voulut la consoler, lui dire que tout était de sa faute à elle. Elle ouvrit la bouche, mais avant qu'elle ne puisse dire un mot, les ténèbres l'assaillirent et l'emportèrent avec elles.
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à suivre...
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