Chapitre 1. Deuxième partie.
Sans qu’il ne sache vraiment ni pourquoi ni comment, quelques jours plus tard, Draco se présentait au cours du soir donné par Harry. Il avait passé les jours précédents à penser au jeune chef. Il avait tout d’un chien fou, mais même lorsqu’il avait du travail par-dessus la tête, il n’avait pu que penser à lui. Aux maigres contacts physiques qu’ils avaient eus, le baiser insuffisant qu’ils avaient partagé, et la réaction incompréhensible du brun, son regard soudain fuyant. Il avait touché son égo, alors même qu’inexplicablement, il s’était laissé aller à baisser ses barrières, à oublier de se méfier. Son regard, si vert, et son rire avaient, très rapidement, eu raison de lui, de sa méfiance. Il l’avait atteint, puis l’avait repoussé, et Draco n’était pas homme à être repoussé, à être rejeté.
Pendant des jours, il n’avait eu de cesse de marmonner, de râler et d’envoyer balader son entourage, plus encore qu’à l’accoutumée. Lorsque Blaise avait fini par lui demander quel était son problème, il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que leur soirée d’apprentis cuisiniers n’était pas étrangère à l’humeur de son ami.
— Je ne sais pas ce qu’il t’a fait, mais tu devrais aller régler ce… Quoi qu’il existe entre vous.
— Ouais, grinça Draco, je vais me pointer et puis quoi ? Lui dire que j’ai mal digéré ses foutus croissants ?
— C’est le moins qu’on puisse dire… soupira Blaise.
Draco lui balança un regard noir.
— Draco, tu sais que j’ai raison. Il serait temps de sortir un peu de ton bureau, et ce mec serait peut-être l’occasion pour cela.
— C’est ridicule.
— Moins que ton entêtement et ton isolement.
— Arrête avec ça, Zabini.
— Tu sais que j’ai raison, répéta-t-il.
Oui, il avait raison. Il avait raison, et le blond détestait cela. Il s’était isolé, petit à petit, s’investissant à fond dans son travail. Il parcourait le monde à la recherche d’œuvres d’art convoitées par de riches collectionneurs ou musées, enchaînant les avions, les chambres d’hôtel et les repas auxquels le convoquaient Blaise et Hermione, ne se donnant que trop rarement le temps de penser à lui, à sa vie qui avait pris exactement le chemin qu’il s’était choisi, à l’écart de toute attache superflue. De l’avis de Blaise, il était allé trop loin dans cette voie, se laissant aller à une vie de facilité où austérité et solitude étaient sa réponse à sa crainte maladive et inavouable que ses craquelures, ses fêlures soient visibles. L’arrivée de Harry dans leurs vies, inattendue, était inespérée. Son ami n’avait pas été très bavard sur ce qu’il s’était passé après le cours de cuisine qu’ils avaient partagé, mais il n’avait guère besoin de précisions pour comprendre que quelque chose de fondamental avait eu lieu, et que ça ne s’était pas terminé de la bonne façon.
— Je te laisse le choix. Tu vas le voir ou je dis à Hermione de te réserver un billet d’avion pour nos prochaines vacances. Réfléchis bien.
Draco lui jeta un regard noir. Tout plutôt que des vacances avec Granger.
Il se retrouvait donc là, sans s’être inscrit où que ce soit, sans avoir rien payé. Devant lui, la file de nouveaux élèves et d’habitués diminuait à mesure qu’ils entraient dans l’établissement de Potter. Ce dernier ne l’avait pas vu, pas encore. Un peu plus grand que les quelques femmes devant lui, il voyait le jeune homme saluer personnellement et individuellement chaque convive du jour. Son sourire ne diminuait pas, et l’enthousiasme dans sa voix ne laissait pas de place au doute : il était sincère. Cela n’avait rien d’un automatisme, c’était lui, dans son entièreté. Ce n’était pas ce à quoi il était habitué ; en réalité, c’était précisément ce qui l’aurait normalement profondément agacé. Mais il y’avait quelque chose dans le regard, dans la posture de Harry, dans l’étincelle qui habitait son regard qui intriguait Draco, qui lui donnait cette envie étrange d’être regardé par le chef. Ça n’était pas subtile, il avait juste envie d’exister à ses yeux, de recevoir un sourire un peu plus grand que les autres, de mériter un regard plus étincelant.
Enfin, Harry leva les yeux vers lui. Il ne chercha pas à cacher son étonnement. Pendant un court instant de flottement, il n’exprima rien d’autre que sa surprise, les yeux légèrement écarquillés.
— Ferme la bouche, Potter… marmonna Draco de sa voix trainante, un brin moqueur.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda finalement le chef.
Ses mots auraient pu sembler antipathiques, mais le léger sourire qui flottait sur ses lèvres ne laissait pas d’ambiguïté, lui. Draco haussa les épaules, nonchalant.
— Tu t’es comporté comme un connard, l’autre soir.
Harry déglutit, mal à l’aise. Oui, il s’était mal comporté, mais il n’en regrettait rien. Bien sûr, il aurait voulu que les choses se terminent différemment avec Draco, il aurait aimé ne pas le repousser comme il l’avait fait, mais cela lui avait tout de même permis de mettre fin à une histoire sans avenir avec un jeune homme pour qui il n’avait rien d’autre qu’une vague tendresse.
— Ouais… Mais tu es revenu.
Il n’y eut pas un mot de plus, juste une forme de compréhension. Harry se décala, ouvrant le passage à ce blond étrange et si séduisant dans sa froideur. Rien n’avait changé, dans la cuisine, mais tout était différent, déjà. Draco pouvait voir l’endroit où Harry et lui s’étaient installés, dos contre les meubles en inox. Il se souvenait précisément l’endroit où il avait attrapé le torchon qui lui avait permis de nettoyer les quelques traces de sang sur le nez du chef, après leur premier baiser raté. Sur le nez du chef, il ne restait qu’un bleu peu ragoûtant, mais cela lui donnait un petit air de caïd tout à fait cohérent avec sa barbe de plusieurs jours, ses cheveux en bataille et les manches du t-shirt qu’il avait roulées sur le haut de son bras. On ne voyait que cela, ses bras dorés par le soleil, sa peau sous laquelle roulaient ses muscles et accompagnaient ses gestes. Le blond se sentait privilégié, dépositaire d’un secret qu’ils partageaient tous les deux, lui et le maître des lieux. Personne ici n’aurait imaginé qu’ils avaient partagé un instant aussi intime, aussi précieux. Parce que ça l’avait été, précieux. Rare, inattendu, pour Draco.
— Un seul de mes élèves a dû revenir une deuxième fois. Je vous déconseille donc de choisir Draco comme binôme, expliqua Harry en le désignant d’un geste de la main, ou vous risquez de vous retrouver avec un bras en moins et un plat encore non-identifié.
Les rires des autres élèves sortirent Draco de ses pensées. Il fixait sur Harry son regard froid, ne laissant rien transparaître de ses émotions. Le jeune chef, lui, semblait seulement amusé par ce qu’il se passait. Il se régalait visiblement de l’instant, satisfait de le voir revenir. Pour l’un comme pour l’autre, cela n’avait guère de sens. Ils se connaissaient à peine, mais ressentaient le besoin de se découvrir, de satisfaire un besoin de proximité.
— C’est donc avec moi qu’il cuisinera, ajouta le chef, posant sur le blond un regard au fond duquel brillait quelque chose qui manqua de lui arracher un frisson.
Les élèves s’éparpillèrent bientôt dans un joyeux bordel. Ceux qui se connaissaient se retrouvaient, partageant anecdotes et opinions sur les plats précédemment préparés et celui préparé pour ce soir-là, le fameux pavlova. L’ambiance, il fallait bien le reconnaître, avait quelque chose d’infiniment plus agréable que ce que connaissait Draco au quotidien dans son travail, où l’on ne commençait à se détendre qu’au moment de signer un contrat à plusieurs millions de livres. Les duos se formèrent, des inconnus se présentèrent les uns aux autres, et en un instant, ils étaient tous prêts à découvrir ce que le chef leur réservait.
Cette fois, à cause de l’insistance de Potter à prendre Draco sous son aile pour cuisiner, une personne se retrouva seule et dut s’inviter dans un duo déjà formé. Draco haussa un sourcil, et lorsque Potter s’approcha, quelques instants avant de présenter la première étape de la recette, il attrapa son avant-bras et murmura :
— Premièrement, je n’ai jamais loupé de pavlova, et j’apprécie moyennement qu’on me fasse passer pour un con. Deuxièmement, et l’ombre d’un soupçon de sourire forma un début de fossette sur sa joue, tu devrais peut-être me laisser en binôme avec cette pauvre fille…
— Tu es revenu, dit simplement Potter, tu es avec moi.
Ce fut le même numéro que la fois précédente : Potter allait de binôme en binôme, distribuant explications, conseils et indications, moquant gentiment les erreurs des uns et les victoires des autres, blaguant avec les plus timides et apprivoisant les plus sceptiques. Potter frôlant Draco, lui expliquant, presque à l’oreille, comment il fallait battre les œufs en neige pour obtenir une meringue satisfaisante, comme il devait s’y prendre pour nettoyer, soigneusement, délicatement, les fruits sauvages pour qu’ils ne s’abîment pas. Ils étaient si proches, alors que le brun le guidait dans son utilisation de la poche à douille, lentement, exerçant de légères pressions sur ses doigts pour lui indiquer quand serrer la poche. Ses mains, usées par le maniement des ustensiles, par la chaleur et le froid, par les coupures, les chocs et les produits d’entretiens, étaient étonnamment douces sur les siennes, et il pouvait presque sentir ses lèvres contre son oreille, contre sa joue, et son ventre contre son dos. Il ne frissonnait pas, mais ne faisait rien non plus pour couper court au contact, bien au contraire. Draco était Draco, alors il répondait d’un grognement ou d’un ricanement goguenard, ordonnait parfois à Potter de cesser de le prendre pour un crétin. Mais Harry n’était pas dupe, aussi le blond n’avait-il droit qu’à un rire, ce rire cascade qui aurait pu ne jamais s’arrêter.
Cela ne durait jamais très longtemps, si bien que les autres élèves ne remarquaient sans doute rien, mais chaque fois qu’il revenait près de lui, Potter s’arrangeait pour le frôler, sans jamais vraiment croiser son regard. Lui qui parlait fort, qui riait aux éclats, qui faisait de grandes enjambées et qui semblait déborder d’énergie avec les autres élèves, faisait montre d’une réserve, d’une intimité dont Draco se sentait privilégié d’en bénéficier, même si aux murmures de Potter, il ne répondait souvent que par des grognements et ne marmonnait que de vagues syllabes. Pourtant, lui aussi s’arrangeait pour le toucher, se débrouillait pour que leurs cuisses soient l’une contre l’autre alors qu’ils cuisinaient de concert, l’un avec l’aisance d’un chef d’orchestre, avec cette facilité apparente dans les gestes qui disait combien il maitrisait son art, l’autre avec l’hésitation, la maladresse d’un nouveau-né belliqueux qui fait ses premiers pas. Le vacarme de la cuisine n’existait pour ainsi dire pas, et si Potter répondait aux questions, c’est parce que son odora lui disait qu’un sirop était en train de brûler, parce que son ouïe lui indiquait qu’une meringue n’était pas assez cuite, ou parce qu’il savait, à entendre le raffut autour d’elle, que cette idiote en bout de rangée venait de se couper. C’est avec un frôlement sur le bras de Draco qu’il partit la rejoindre, rinçant et pansant avec douceur son bobo au pouce, causé par une imprudence dont il avait pourtant expliqué comment l’éviter.
Il s’occupait, vaquait à ses responsabilités, aux appels qui se multipliaient, aux réponses qui n’avaient pas de sens et aux petites chamailleries qui faisaient la routine de ces cours : lassés de longues journées de travail, les élèves se laissaient certes emporter dans un univers de saveurs, de rondeur et de chaleur humaine, mais il en fallait parfois bien peu pour qu’un éclat ne survienne. Rester occupé lui permettait surtout de garder son esprit en action, parce qu’il savait que s’il commençait à réfléchir, ce serait pour tenter de comprendre ce que signifiait la présence de Draco. Des jours étaient passés, sans nouvelle de Colin, ce qui était une très bonne chose, et à mesure que le temps s’écoulait, l’idée folle de revoir Draco un jour s’était flétrie, fleur fanée vouée aux oubliettes. Mais il l’avait vu, magnifique, imposant et incroyable de noblesse, fier et si naturel malgré un port aristocratique et nonchalant à la fois. Il était à contre-jour, aussi était-ce une vision à peine croyable, ses cheveux d’un blond presque blanc auréolés de la lumière du soleil couchant, son regard vissé sur lui, plein de questions, le défi au bout de l’épée. Tout en rangeant son matériel de premiers secours, Harry secoua la tête ; si la présence de Draco avait quelque chose de doux, très doux, même, ça n’était pas le moment divaguer. Chaque chose en son temps.
Vint le moment de dresser les plats. Tous, ils eurent à présenter leur chef d’œuvre dans une assiette de cristal. Ils le dégusteraient, tous ensemble, sur la grande table du fond, avec un thé spécialement préparé par Potter, et discuteraient, se chamailleraient gentiment et partageraient anecdotes et détails de leur quotidien sordide dans la bonne humeur et la simplicité que prodigue l’effort honnête de l’élève qui a dépassé ses limites et s’est prouvé qu’il sait. Qu’il peut. Potter ne passa près de Draco que quelques instants, à peine le temps de frôler son dos du bout des doigts et de murmurer à son oreille :
— Ne pars pas, après manger.
Et bien sûr, à chaque bouchée de pavlova (trop sucré à son goût), à chaque gorgée de thé (délicieux), Draco ne fut capable de penser qu’aux paroles de Potter. Il répondait aux questions, esquissait parfois un sourire aux réflexions des uns et des autres, mais il n’avait qu’une envie : les voir débarrasser le plancher. Rapidement.
Il était comme un adolescent, pour sûr : derrière sa mine renfrognée, ses sourires froids et cette façon qu’il avait de répondre aux autres élèves qui disait « je m’en balance de ta vie », il pensait tellement fort à Potter que plusieurs fois, il se surprit à le fixer sans que ce dernier s’en aperçoive. Il riait avec les autres élèves, en interpelait certains, plus loin de lui, pour leur poser des questions que Draco n’aurait jamais formulées, ni même imaginées, auxquelles il ne trouvait aucun intérêt. Il leur demandait des détails sur leur vie, ce qu’ils faisaient, où, comment, pourquoi, la musique qu’ils écoutaient, le dernier concert, et s’ils avaient écouté le dernier album de Damon Albarn, et ce qu’ils pensaient du dernier match de foot de l’équipe d’Angleterre, avouant dans la foulée préférer l’équipe de France. Et personne ne lui en voulut, ni pour cet aveu maladroit ni pour les autres, aussi attachés à leur équipe nationale que fussent les londoniens. Son sourire était si chaleureux, si sincère, si chaud qu’ils ne pouvaient qu’être charmés et attendre un peu plus d’attention, un autre sourire, une autre blague, une autre petite pique amicale et si délicieusement moqueuse.
Draco détesta cela, bien sûr. Il répondit à peine aux questions de ses voisins de table, mâchonna son pavlova sans grande conviction et répondit « trop sucré » quand Potter lui demanda ce qu’il pensait de son chef d’œuvre du jour. Il répondit par un éclat de rire.
— Même avec moi à tes côtés, Draco, tu es un désastre.
Moi. A tes côtés. Draco.
Draco leva la tête, et haussa un sourcil clairement moqueur, une lueur amusée dans le regard. Il y’avait quelque chose dans ses yeux qui traduisait une forme de satisfaction que lui-même n’était pas certain de comprendre. Cela n’avait aucun sens, mais Blaise avait raison : l’important n’était pas là.
Oui, il était un désastre. Un désastre qui ne facilitait jamais les choses, un désastre capable d’envoyer chier absolument n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, selon une logique tout à fait personnel. S’il le faisait avec classe ? Oui, certainement, n’importe qui aurait pu dire que Draco Malefoy était toujours élégant, qu’il n’était que prestance, mais qu’y’avait-il d’admirable dans ce talent qu’il avait de s’isoler du monde ? L’élégance, le chic, la prestance, le glamour, même, lui tenaient-ils compagnie lorsqu’il se sentait seul, une fois ses affaires mises de côté, une fois sa chemise déboutonnée, une fois qu’il autorisait sa fatigue à marquer ses traits, quand plus personne ne pouvait le voir ? Lui tenaient-ils chaud, le réconfortaient-ils, le consolaient-ils quand, secrètement, il se maudissait pour cette incapacité qu’il avait à considérer que la solitude n’était pas la solution, que peut-être l’amour pouvait avoir du bon ? Quand il s’endormait, tard dans la nuit, sachant par avance que la journée du lendemain débuterait avec un niveau de fatigue déjà supérieur à la normale, les poings serrés sur des draps qui étaient certes tissés dans le plus doux des cotons ou le plus cher des lins, il n’en avait pas moins froid d’une solitude qu’il exécrait mais entretenait comme une vieille maîtresse. C’était un meuble encombrant qu’il n’avait pas cœur à jeter, non pas parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il n’aurait pas su pas quoi mettre à la place.
Entendre son nom sortir de la bouche (si belle, si douce, même de loin, même sans les avoir déjà goûtées, il le savait) de Potter était plus désastreux encore. Il eut envie de tous les foutre dehors, ces abrutis, ces crétins qui n’étaient venus là que parce qu’ils avaient acheté une stupide boîte. Il voulut leur foutre son pied au cul, à ces bons à rien qui se pâmaient devant Potter, à ces dindes qui gloussaient à la moindre de ses blagues, se visualisa foutre son poing dans la gueule du chef pour lui faire cet effet, à lui qui s’était planqué derrière ses costumes de luxe depuis trop longtemps et avait juré que sa seule excitation viendrait d’une découverte scientifique ou d’une belle queue qui n’attendrait que lui. Ecraser ses lèvres sur les siennes, si fort qu’ils auraient saigné l’un et l’autre, que leurs dents se seraient entrechoquées, le toucher, plus qu’il ne l’avait déjà fait, et l’étouffer de ses lèvres pour l’empêcher de prononcer des mots qu’il n’avait pas envie d’entendre, pour prévenir des réactions qu’il ne voulait pas avoir.
La dégustation dura trop longtemps, de l’avis de Draco. Vous prendrez bien une autre tasse de thé, n’est-ce pas ? Hors de question qu’il reste du pavlova, et ces fruits rouges, regardez-les, on ne peut pas les jeter. Alors tous se servirent à nouveau, jusqu’à la dernière miette, et ça avait quelque chose d’assez hallucinant de voir ces gens manger et manger encore alors qu’ils étaient largement rassasiés, discutant et riant et mangeant encore, les joues rouges et les gestes lourds, tout pour faire plaisir à Potter. Ils ne se connaissaient pas, sauf quelques rares exceptions, mais le chef semblait être leur point commun, leur centre de gravité. Pas un mot qu’il prononçait n’était perdu ou ignoré, et chacun de ses gestes faisait l’objet d’une observation des plus attentives. Ce dernier finit tout de même par les mettre dehors, les accompagnant jusqu’à la porte avec un regard en coin pour Draco, qui ne bougea pas de la chaise sur laquelle il était assis, sa énième tasse de thé à peine entamée devant lui et son assiette, vide, qu’il n’avait jamais voulu qu’on serve à nouveau. Lorsque Potter revint, il n’avait pas fait un geste, et le regarda s’assoir en face de lui, enjambant le banc d’un geste souple, après avoir passé une main légère dans son dos, le frôlant de façon suffisamment marquée pour qu’il ne puisse pas penser avoir imaginé le geste.
— J’espérais que tu reviendrais, finit-il par avouer après quelques instants d’un silence qui n’avait rien de désagréable.
Draco leva les yeux, l’air goguenard. Depuis son arrivée, quelques heures plus tôt, ses cheveux habituellement impeccablement coiffés avaient perdu de cette superbe. Une mèche tombait sur son front, donnant à l’universitaire un petit air de gamin. Presque espiègle. Il n’en restait pas moins superbe, les joues légèrement rougies par la chaleur, la nourriture, la fatigue, par les promesses qu’il lisait dans le regard que Harry posait sur lui, peut-être aussi.
— Tu baises souvent tes élèves ? demanda-t-il simplement, avec cette lenteur dans la voix, cet accent aristocratique qu’il gardait en toutes circonstances
Potter ri.
— Seulement quand ils font cramer leurs croissants.
— C’est si facile, de faire faire des viennoiseries à des anglais. Tellement cliché, marmonna Draco avant de boire une gorgée de thé.
— Et c’est si anglais de râler en buvant du thé, répliqua Potter, guère impressionné par l’humeur inégale du blond face à lui.
— Il existe une nuance de thé pour chaque humeur.
— Et tu aimes le tien bien noir, j’imagine. Sans sucre.
Draco grogna à nouveau, et termina sa tasse. La théière était vide. Potter s’en aperçut, et se leva, lui faisant signe de le suivre.
— Je crois qu’on a passé l’heure pour le thé. Un whisky, par contre, me parait tout indiqué, dit-il en sortant une bouteille en verre sculpté et deux verres d’un style identique.
Il servit Draco, et s’appuya contre un plan de travail, d’une façon telle que leurs jambes se frôlaient et que lorsqu’ils levaient le coude pour boire un peu du liquide tourbé, ils risquaient à chaque instant de se cogner.
— Tu ne m’as pas beaucoup parlé de Blaise. Il t’a forcé à venir, mais qui est-il ?
Draco avala le contenu de son verre, et le posa sur le plan de travail. Le contact du verre épais et de l’inox produisit un son étonnant, à la fois aigu et profond, quelque chose qui était aussi incohérent que l’instant qu’ils passaient. Il prit un instant pour réfléchir.
— Blaise est moi. J’ai longtemps pensé qu’on était des frères cachés, mais il a fallu se rendre à l’évidence, à un moment donné : son nez est bien moins délicat que le mien, et ses cheveux n’ont absolument rien de comparable aux miens.
— Blaise est toi ? C’est une belle façon de présenter les choses.
— Ne t’emballe pas, Potter. Ça fait plus de trente ans que je le connais, et il n’y a pas un jour sans que l’un comme l’autre soyons rhabillés pour l’hiver.
— Trente ans ? répéta Harry, impressionné.
— C’est plus ou moins ton âge, non ? Tu te tapes souvent des vieux ?
Ce dernier leva sa main libre, et traça sur le visage de Draco une ride imaginaire. Il avait oublié que Draco était plus vieux que lui, mais cela faisait indubitablement partie de son charme. Rares étaient les hommes qui vieillissaient bien, qui se bonifiaient avec le temps, ou ne devenaient pas simplement des vieux beaux. Draco, lui, était superbe. Nul doute qu’il l’avait été auparavant, alors qu’il était plus jeune, mais il l’était encore, d’une façon qui était juste différente. Ses cheveux d’un blond presque blanc n’étaient pas grisonnants, mais sa peau, quoi que plus douce encore que ce qu’elle paraissait à première vue, trahissait, par quelques rides au coin des yeux les années passées. Son regard, aussi, qui brillait d’intelligence, de vivacité, et d’une forme de malice qui n’était pas que bienveillante. Tout en lui n’était qu’un avertissement, tout en lui prévenait qu’il était plus sûr de s’en tenir éloigné, mais Harry n’en avait ni la force, ni l’envie. Il était attiré comme une mouche par du miel.
Draco fronça les sourcils, mais ne fit pas un geste. Il y’a longtemps, ou juste quelques années, il n’aurait pas laissé les choses traîner ainsi : il aurait sauté sur le brun, et lui aurait montré de quel bois il était fait. Mais les choses, il ne savait que trop bien comment, avaient changé, et le blond avait besoin d’autre chose. Non pas qu’il se fut assagi avec les années : il savait ce qu’il voulait, et d’une façon ou d’une autre, il s’arrangeait pour les obtenir. Il était élégant, doté d’un charme froid inscrit dans ses gènes tant du côté de son père que de sa mère, paix à leur âme. Ses paroles pouvaient être du venin comme du velours, et il pouvait serpenter avec tant de finesse et de discrétion que ses proies ne s’apercevaient de son manège que lorsqu’il était déjà trop tard. Mais Harry n’était pas dupe, et lui non plus.
Avec le chef, il ne savait pas bien qui chassait qui.
— J’aime bien tes rides, murmura Harry, ce à quoi Draco répondit par un sourire crispé. Et pour répondre à ta question, dès qu’un vieux blond me fait vivre un cauchemar en cuisine, je le baise. En ce qui te concerne, ce sera plutôt deux fois qu’une.
— Il va falloir revoir tes prétentions, prévint Draco en attirant Potter à lui, ses lèvres déjà contre les siennes, et elles étaient si douces qu’il eut du mal à entendre la question que lui posait le brun. Quoi ?
— Serais-tu trop vieux pour te mettre à mon niveau ?
— Non, pas plus que je ne suis trop vieux pour être celui qui va te baiser. Autant qu’il le faudra.
Harry ne se le fit pas dire deux fois, et détacha, dans son dos, le tablier qui lui ceignait la taille, s’emparant du même élan des lèvres de Draco. Le calme qu’ils affichaient jusqu’à présent s’évanouit presque aussitôt, alors que le blond embrassait. Ses lèvres étaient une gourmandise comme il n’en avait jamais goûté, un délice dont il pouvait profiter sans le filtre de l’alcool. Ils s’embrassèrent d’abord lentement, comme à tâtons, s’assurant que tout était bien réel, que l’autre ne disparaitrait pas soudain, avant de s’autoriser à se rapprocher l’un de l’autre, torse contre torse, leurs lèvres se cherchant, se séparant pour mieux se retrouver. Ils échangeaient des regards, les yeux à peine ouverts, tandis que Harry glissait une main sous le t-shirt de Draco, retenant à peine un bruit de gorge satisfait alors qu’il goûtait du bout des doigts à la peau si douce qu’il comprit immédiatement qu’il ne pourrait jamais en être rassasié. Il ne s’attarda pas sur cette pensée, parce qu’il y’avait bien mieux à faire que tergiverser sur des pensées rationnelles ; le corps de Draco qui se pressait contre le sien, par exemple, son t-shirt qu’il lui retirait et balançait au loin, promenant ses mains sur son torse alors qu’il entreprenait de mordiller le lobe de son oreille, par exemple, étaient autant d’exemple d’éléments de contexte qui méritaient que Harry cesse de réfléchir.
Son cerveau sur pause, il se concentra sur ses sens, et aucun d’entre eux ne fut oublié. Ils n’étaient que sensations. Les grondements profonds de Harry alors que Draco le rudoyait, l’embrassant si fort, avec tant d’exigence qu’il le mordit presque au sang, les gémissements de Draco lorsque le chef, ayant défait les boutons de son jean, glissa une main curieuse dans un boxer qui ne laissait plus guère de place à l’imagination. La douceur de la peau de Draco sous les doigts de Harry qui, experts, se chargèrent de montrer à sa queue déjà bien réveillée tout le bien qu’il pensait d’elle, tout l’appétit qu’il éprouvait à son égard, remplaçant bientôt la chaleur de la paume de sa main par la moiteur de ses lèvres, puis de sa langue. La dureté du sol sous ses genoux alors qu’il léchait, suçait, pompait sans autre forme de procès, se régalant du souffle extatique du blond, la vision indécente de son regard gris qui tournait à l’orage et de sa lèvre inférieure qu’il murmurait tout en prononçant son prénom, tout en le suppliant de continuer, de s’arrêter, de faire quelque chose, Potter, bordel de merde ! L’air de délice que portaient les traits de Harry vu d’en haut, ses cheveux ébouriffés qui ne l’avaient jamais tant été, tant les doigts de Draco les trituraient, les tiraient, les rudoyaient, puis les caressaient avec une douceur presque surprenante, le dessin de ses joues, de ses lèvres sur le membre de Draco, qui ne put s’empêcher de penser que tant sa queue que les lèvres du chef étaient faits pour se rencontrer.
Puis, n’y tenant plus, parce que seuls leurs gémissements emplissaient la pièce, parce que l’un comme l’autre avaient besoin de plus, le blond força l’autre à se relever. Il n’en fallut pas plus pour que Harry comprenne le message, retirant à son tour son pantalon avec une lenteur délibérée qui acheva de convaincre Draco de l’impérieuse nécessité de lui fourrer son sexe dans cette partie de son anatomie qu’il n’avait eu de cesse d’observer et d’imaginer lui appartenir depuis presque le premier instant où il l’avait vu. D’abord en douceur, il se fraya un passage, attentif aux gémissements, aux halètements et aux gestes de Harry, qui, une main sur les fesses de son amant, l’invita à venir plus en dedans. L’arrière de la tête renversé sur son épaule, il s’empala de lui-même sur la longueur du blond, ne laissant pas la moindre ambiguïté se mettre en travers de cet instant dont ils savaient qu’il les engageait dans bien plus qu’un orgasme rapide sur un coin de table.
Pour eux, la nuit fut longue, entrecoupée de discussions arrosées de whisky. Ils découvrirent le corps de l’autre, le goutèrent, l’observèrent. Ce fut un véritable atelier des délices, une expérience à échelle humaine des pouvoirs du touché, du goût, de l’ouïe. Les mains de Harry sur son torse, les doigts de Draco entre ses cuisses, et leurs langues, un peu partout, curieuses, affamées, jamais rassasiées. Il en fallait toujours plus, comme si chaque bouchée les éloignait un peu plus de la satiété. Ils se cognèrent, se heurtèrent, et leurs lèvres réparèrent toutes les petites blessures que leur passion, car c’est ce dont il s’agissait, laissait sur leur corps comme autant de témoignages de cette promesse un peu folle qu’ils s’étaient faite dès le premier regard. Ils gémirent ensemble, puis séparément, et se rattrapèrent dans cette course qui devait ne jamais prendre fin, jouirent lèvres contre lèvres, yeux fermés et poings serrés, corps tendus par le plaisir, par l’envie d’assouvir, encore, un besoin à peine satisfait la fois précédente. Ils s’essoufflèrent, s’épuisèrent, burent et ne résistèrent pas l’un à l’autre, ne s’interrompant que le temps de s’embrasser, doucement, presque lentement, leurs mains explorant le corps qui leur était offert. Ils ne savaient pas si c’était juste une nuit ou si ce serait beaucoup plus, alors ils prenaient, sans doute même plus qu’ils ne pouvaient véritablement recevoir, ils prenaient et le stockaient, bien au chaud dans les synapses des souvenirs les plus précieux, au creux du cœur, et aussi sur la peau. Là, une griffure, là, une trace de dent, ici, une lèvre un peu fendue, des cheveux tirés un peu trop fort, et de ce côté-là, ce qui, le lendemain, serait un beau bleu.
— Je voulais être peintre, expliqua Draco de sa voix plus trainante encore qu’à l’accoutumée, à trois heures du matin, alors qu’ils éclusaient une nouvelle bouteille de whisky, répondant à la question du jeune chef bien des heures et bien des orgasmes après qu’elle eut été posée. Je rêvais d’exposer mes toiles dans des galeries populaires de Londres, de Paris, Florence ou Barcelone.
Harry ne trouva rien d’autre à répondre que de glisser une main entre ses jambes, entreprenant d’étudier un art qui l’intéressait bien plus. Cela tombait bien, la confidence n’attendait pas de réponse.
Lorsque le soleil se leva, inondant la cuisine de sa lumière tiède, il les trouva enlacés sur une nappe blanche, une bouteille vide et une autre entamée à plus de la moitié, des verres encore plein. Leurs jambes étaient entremêlées à la manière d’un casse-tête chinois, et leur sommeil était si serein, si profond et si tranquille que lorsque Ginny, les bras chargés d’une caisse de légumes frais, arriva dans la cuisine pour livrer son ami, elle ne put qu’avoir un sourire attendri. Elle fit demi-tour, et décida que ce jour serait consacré au déménagement de Colin.
Peu avant neuf heures, Harry ouvrit un œil, un peu perdu, la bouche sèche et l’estomac un peu patraque. Puis il réalisa où il était et caressa d’un geste fatigué l’épaule, bien trop douce pour être vraie, de Draco. Lorsqu’il ouvrit les yeux de nouveau, Draco avait disparu. La place près de lui était froide, et le côté du corps de Harry qui avait été collé souffrait déjà du vide laissé par le blond. Il soupira, déjà déçu de le savoir disparu, envolé, courant d’air qu’une nuit passée ensemble n’avait pas su retenir. Il se relevait, enfilant caleçon et t-shirt, quand il eut un sourire attendrit ; dans la cuisine, Draco était préparait ce qui ressemblait à un petit déjeuner. Œufs brouillés, bacon, salade de fruits, et cafés noirs fumants avaient été réunis sur un plateau en argent qu’il avait trouvé Dieu seul sait où. Il leva les yeux vers Harry, et ce qui ressemblait vaguement à un sourire étira ses lèvres. Harry leva les yeux au ciel ; il n’obtiendrait sans doute pas plus que quelques grognements et un sourire approximatif, mais il aimait bien cela.
Draco était un peu tordu, un peu étrange, il l’avait constaté, mais d’une certaine façon, il ne l’était pas plus que lui. Pas moins non plus, juste d’une façon différente. Il avait son fonctionnement, son identité, pas toujours logique, pas toujours raisonnable ni tout à fait compréhensible, et il restait beaucoup à découvrir à son sujet, mais Harry aimait le voir capable d’une attention aussi prévenante à son égard, sans qu’il lui saute dessus pour autant pour le couvrir de baisers et de guimauve parfaitement écœurante.
Plus tard, il prendrait sans doute le temps d’être effrayé par cette palette de sentiments et d’émotions qu’il ressentait en présence de Draco, et à cause de ce dernier. Cette envie d’en savoir plus, de la part d’un homme qui n’avait jamais été très curieux de la vie de Colin, oubliant parfois de faire preuve de la plus élémentaire des politesses et qu’il faisait passer l’une de ses étourderies, l’étonnerait et l’inquièterait, mais peu importait. L’essentiel restait qu’à cet instant précis, manger leur petit déjeuner était leur unique priorité.
Ils s’assirent côte à côte à la grande table de la salle à manger, Draco au bout, embrassant dans sa prestance toute aristocratique le rôle principal, Harry à sa droite. En silence, ils se régalèrent. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de parler ; peut-être était-ce parce qu’ils n’étaient pas du matin, Harry tout particulièrement, peut-être était-ce parce que l’alcool chatouillait encore leurs tympans, ou peut-être encore était-ce parce qu’ils avaient encore en tête, sur la peau, au coin de l’œil, raisonnant à leurs oreilles les détails de la nuit passée ensemble. Leurs lèvres, leurs mains, surtout, affamées de l’autre, les regards qu’ils avaient échangés, et qui avaient portés plus de leur histoire qu’aucune autre parole, les gémissements qu’ils avaient osé pousser, occultant toute inhibition, toute gêne, toute fausse pudeur. En voyant Draco mâcher son toast, Harry se vit déposer des baisers le long de la ligne de sa mâchoire avant de dévorer ses lèvres comme on s’accroche à une bouée, avec urgence. Ils avaient voyagé entre douceur et passion, lenteur et ardeur, essayant, expérimentant, découvrant les mécanismes de leur corps, les sensibilités inavouées ou même encore inconnues, les zones les plus sensibles et celles qui, d’un frôlement, provoquaient d’irrémédiables fou rire. Sérieux, ils l’avaient été, alors qu’ils embrassaient, caressaient, léchaient le corps de l’autre, appliqués comme jamais.
En une nuit, ils étaient passés maîtres dans l’art qu’était le corps de l’autre.
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