Rappelez-vous, Théodora vient d'entendre quelque chose de bien étrange...
Bonne lecture ! ;D
Nat'
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Mon premier réflexe fut de reculer, puis la crainte et la colère se succédèrent comme autant d’éclairs lumineux dans mon esprit. Peur de ce que j’avais vu, de ce que j’avais entendu. Colère d’avoir baissé ma garde aussi facilement.
« Tu n’auras plus longtemps à attendre. Je les aurai tous, ne t’en fais pas. Tu peux compter sur moi pour ça. »
Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ?
Des milliers d’hypothèses germaient en même temps dans mon esprit, amenant à mes lèvres une question terrifiante :
- A qui parliez-vous ?
Dans les yeux d’Angélique, je vis un reflet de cette fureur qui l’avait possédée lorsqu’elle s’était retournée, fureur qu’elle avait habilement dissimulée lorsqu’elle m’avait reconnue.
- Tu m’as fait une de ces peurs… Tu devrais frapper avant d’entrer.
- Je vous ai posé une question ! Ne vous dérobez pas, je ne vous laisserai pas vous en sortir comme ça. A qui est-ce que vous parliez ?
- Ça ne te regarde pas.
La froideur de sa voix me pétrifia. Comme si elle n’avait fait qu’ouvrir mon esprit et mes perspectives pour mieux y verser son venin noir et glacé. Il n’y avait plus trace d’aucune sympathie dans ses yeux. Au contraire, ils étaient sombres, insondables, chargés d’une menace latente. Mais je devais réfréner ma peur.
- Qu’est-ce que ça voulait dire : « Je les aurai tous » ?
- On ne t’a jamais dit de ne pas écouter aux portes ?
- Ecoutez-moi !
J’avais hurlé ces mots malgré moi. Le plateau que je lui avais apporté tremblait entre mes mains. Je le posai sur le lit à côté de moi et m’approchai de la créature, bien décidée à lui faire avouer ses desseins.
- Je vous ai protégée ! Mais au fond je ne suis qu’une idiote ! Je…
- Et alors quoi ?
Elle se redressa de toute sa hauteur et fit un pas vers moi :
- Tu as peur que je vole ta précieuse petite âme à présent ? Je ne t’ai jamais menti. J’ai décidé de faire de ce couvent un carnage et je ne m’en suis jamais cachée. Tu as décidé de me suivre par toi-même.
Ses mots me heurtèrent comme si elle m’avait frappée en plein visage :
- Vous ne niez même pas ?
- Je te l’ai déjà dit. Je ne ferai jamais quelque chose qui va à l’encontre de ce en quoi je crois. Et je dis toujours ce que je pense.
- Vous n’êtes qu’une menteuse ! Une manipulatrice, un démon ! Toutes ces belles paroles sur : « je ne crois pas en Dieu, donc je ne crois pas au Diable ». Vous avez menti pour vous couvrir ! Mais je ne vous laisserez pas faire ! Tant que je vivrai, vous ne contaminerez personne d’autre avec votre nature obscène !
Elle me regarda avec ce sourire que je haïssais :
- C’est trop tard pour ça.
Je sentis mes jambes trembler. Je m’affaissais contre le lit, horrifiée par ce qu’elle insinuait. Elle cessa de m’observer, et pendant quelques instants, j’eu l’impression de revoir l’être humain que j’avais discerné en elle. Encore une ruse pour m’abuser.
- Je suis désolée que tu aies dû assister à ça, tout à l’heure, dit-elle soudain.
- Peu importe ce que vous direz, je ne me laisserai plus aveugler par vos discours. Monstre !
- Vraiment ?
L’insulte ne sembla pas la formaliser.
Elle s’assit sur le lit en face de moi, toujours sans me regarder, ses yeux fixant la fenêtre, le monde au dehors.
- Tu n’aurais pas dû entendre ça… Je comprends que tu te méfies de moi. Ça me désole un peu, quand j’y pense. Terroriser ces pauvres petites bigotes est assez distrayant, mais je ne trouve aucun plaisir à ce que ce soit toi.
- Je ne fais en aucun cas partie de votre camp, je n’ai aucune sympathie pour vous ou pour le maître que vous servez, alors arrêtez de me traiter comme votre acolyte.
- Mon acolyte ?
Cette remarque la fit sourire. Qu’attendait-elle pour fondre sur moi ? Pour aspirer mon âme, peut-être mon sang ? Nous étions seules dans le dortoir. Personne ne viendrait à mon secours. J’agrippai les couvertures à deux mains, prête à me défendre du mieux que je pouvais.
- Je devais avoir l’air d’une folle furieuse à me débattre comme ça. Pas étonnant que tu me prennes pour un démon, ou je ne sais quelle autre créature inventée par l’Eglise.
- Alors vous niez maintenant ?
Elle se leva et tapota ma tête comme on caresse un enfant. Le contact de sa main blafarde dans mes cheveux fit se raidir tous les muscles de mon corps :
- Je suis désolée que tu me juges si mal. Je n’ai pas toujours été comme ça. Mais je ne peux rien dire de plus. Il va falloir que tu me pardonnes.
Sans un mot de plus, elle avala le repas que je lui avais apporté. Puis elle défit ses cheveux et se glissa dans l’un des lits au hasard. Celui de sœur Lisabeth. Sans doute savait-elle que personne n’oserait la déloger.
Je restais tremblante à la regarder tandis qu’elle ne se préoccupait absolument plus de moi. Ses paroles résonnaient dans ma tête, je voyais son visage inlassablement, la manière dont elle m’avait contemplée en insinuant que j’étais déjà sienne. Seigneur, elle avait raison. J’étais obsédée par elle, que je le veuille ou non. Je devais me purger de cette emprise !
Je ne me rendis pas compte que plus d’une heure s’était écoulée. Quelque chose en elle avait bouleversé ma notion du temps. Je n’arrivais plus à réfléchir, mes pensées étaient détraquées, distordues, paralysées par la terreur et la sensation d’avoir été trahie au cœur même de mes convictions. Je m’étais trahie moi-même. J’avais un pied engagé sur la voie qui menait à abandonner mon âme, je ne pouvais plus le retirer.
Les autres novices entrèrent à cet instant. Toutes m’évitèrent. Pouvaient-elles sentir le Mal qui s’était logé en moi ? Sœur Lisabeth aperçut Angélique dans son lit, et comme je l’avais prévu, elle se contenta de prendre la couche vide au fond du dortoir, sans plus s’approcher. Bien lui en avait pris.
Une résolution se fit soudain jour dans mon esprit. Il était peut-être trop tard pour moi. J’étais peut-être perdue. Mais toutes ces femmes innocentes ne l’étaient pas. Avant que l’emprise du démon sur moi ne soit totale, je pouvais encore les sauver. Je me battrai jusqu’à ce qu’il ne me reste plus une once d’humanité.
Et lorsque je basculerai… Lorsque le démon au fond des yeux d’Angélique aura pris possession de moi… Alors je savais que la mère supérieure ferait ce qu’il faudrait.
Je me couchai cette nuit-là avec cette nouvelle et terrible certitude. J’étais infectée, j’étais condamnée. Mais j’allai montrer à ce démon ce dont une novice était capable.
Sans que je ne me l’explique, je m’endormais en un battement de paupière, d’un sommeil lourd, profond, comme la tourbe dans laquelle s’enfonçait mon cœur.
XXX
Quelque chose arriva aux frontières de ma perception. Comme un souffle d’air sur ma nuque, une ombre fugitive. Ma voix intérieure explosa dans ma tête : « Mon Maître s’éloigne ! ».
Cette pensée me tira du sommeil en sursaut. Mon regard se fixa instantanément sur la porte. Entrouverte. Le lit d’Angélique était vide. Tout mon corps se cristallisa en une multitude de piquants glacés. Le désespoir me saisit à la gorge.
« J’ai senti qu’elle s’était levée. Je l’ai sentie s’éloigner de moi. »
J’éclatai en sanglots dans mon lit. Je n’avais pas l’habitude de pleurer. J’avais appris que la vie pouvait être si dure qu’il ne servait à rien de se lamenter. Mais jamais encore je n’avais ressenti l’envie de pleurer parce que j’étais terrorisée. C’était cette émotion qui déchirait ma poitrine en mille morceaux.
Je serrai les poings et séchai mes larmes sans délicatesse.
- Reprends-toi ma fille…
Sans vraiment comprendre pourquoi, je me levai à mon tour. Je sortis du dortoir en courant, vêtue uniquement de ma chemise de nuit, les pieds nus. Le froid me cueillit comme une fleur. Je ne m’en préoccupai pas. Le froid qui grandissait à l’intérieur de moi était intense, beaucoup plus intense.
J’entendis les pas d’Angélique dans les escaliers. Je la suivis sans me faire entendre, repoussant les avertissements de ma conscience au plus profond de mon esprit. Et si elle m’attirait pour un de ses rites démoniaques ? Et si elle prenait pleinement possession de moi ? L’idée que c’était elle qui m’attirait à sa suite au beau milieu de la nuit me traversa l’esprit, mais je ne pouvais plus rebrousser chemin maintenant. Je ne pouvais pas retourner dans mon lit en la laissant agir à sa guise, je ne pouvais pas fermer les yeux et attendre, je ne pouvais pas… Je ne pouvais pas me tenir loin des agissements d’Angélique. Seigneur j’étais folle, complètement folle…
Je fus surprise de la voir descendre jusqu’aux anciennes cellules des moines, celles-là mêmes où elle avait été emprisonnée ces trois derniers jours. Dire que le matin même, je la délivrais. Ça me semblait une éternité.
Il était illusoire de vouloir me dissimuler à présent. Elle s’engagea dans la cellule qui avait été la sienne. Je m’approchai, en douceur, et observai ce qu’elle avait bien pu venir y chercher.
Elle s’agenouilla sur le sol, près de la banquette, et retira une minuscule pierre instable du mur. Elle glissa les doigts dans l’interstice et en retira quelque chose que je ne pus identifier. Mais quoi que ce fût, elle l’observait avec une grande dévotion.
L’expression sur son visage me toucha. Ce n’était pas de la haine, pas de la fureur, rien à voir avec le démon. C’était la tristesse la plus sincère, la plus profonde que j’avais jamais vue. Comme si cette mélancolie latente qui encrait chacun de ces gestes se trouvait enfin libérée de ses brides. Angélique pensait être seule. Elle était venue au beau milieu de la nuit chercher cet objet qu’elle avait sans doute préservé des sœurs. Et là, devant moi, elle le serrait dans ses mains, appuyées contre son front, agenouillée par terre. Je vis ses larmes couler sur ses joues, refléter l’éclat de la Lune, et cela me rappela une scène familière. J’avais déjà vu une personne agir ainsi. Moi-même, en réalité.
Avant mon entrée au couvent, j’avais eu un frère. Un frère qui était mort d’une pneumonie à seulement 12 ans. Je me rappelais avoir trouvé un de ses trésors préférés en rangeant ses affaires, quelques semaines après sa mort. Un simple cheval de bois sculpté par mon père. Mais ma réaction à cet instant… Cela avait été comme si tout le chagrin du monde avait cherché à s’échapper de mon corps tout en même temps. Je serrais ce jouet dans mes bras, incapable de bouger, recroquevillée sur le sol. Et à cet instant précis, cet objet avait été la chose la plus précieuse que j’avais au monde.
Peu importe ce qu’Angélique tenait entre ses mains, j’étais certaine d’avoir affaire à la même réaction.
Je me laissai appuyée contre le chambranle. J’eu soudain la sensation stupéfiante de la comprendre sous un autre jour.
Evidemment, elle m’entendit. Elle se retourna avec cette même expression de stupeur et de haine lorsque je l’avais surprise dans le dortoir, mais je ne m’en souciais plus. Je n’avais tout simplement plus peur d’elle.
Toutefois ce n’était pas moi qu’elle regardait. Elle fixait quelque chose, juste derrière mon épaule. Je compris avant même de me retourner.
- Pouvez-vous me dire ce que vous faites là au beau milieu de la nuit, vous deux ?
C’était elle, immanquablement. La mère supérieure. Les mensonges me vinrent à une vitesse stupéfiante, je n’eus même pas le temps de sentir la peur envahir mes veines. Je ne ressentais plus rien si ce n’était une force et une assurance sans limite :
- Ne faites plus un geste.
Elle figea sur moi son regard neigeux mais je ne me démontai pas :
- Angélique est perturbée, elle marche dans son sommeil, tout comme moi. J’ai reconnu les signes au premier coup d’œil. Regardez-là, elle ne sait pas ce qu’elle fait, elle n’est pas encore réveillée. Ce serait dangereux de la brusquer maintenant.
Angélique était vive d’esprit, cela je n’en avais jamais douté. Elle prit aussitôt une posture vide et dénuée d’expression. La marionnette que j’avais vue au premier jour. Ses doigts effectuèrent un mouvement étrange. Je ne vis qu’un reflet doré, et encore, parce que je cherchais à le voir. Peu importe comment elle avait fait, l’objet de ses larmes avait disparu.
Je m’agenouillai auprès d’elle et saisis ses mains. Elles étaient glacées, comme à chaque fois que je la touchais. Je fis mine de la relever et je passai devant la mère supérieure en lui faisant signe de s’écarter :
- Je vais la ramener à sa chambre maintenant. Elle pourrait tomber dans l’escalier.
La vieille femme ne dit rien, mais je sentis ses yeux me transpercer jusqu’à ce que je disparaisse de sa vue. Dès que nous fûmes en haut de l’escalier, je lâchai Angélique, et m’en sentis aussitôt soulagée. Mes sentiments étaient partagés. Je ne savais toujours pas quoi penser de cette espèce de prière démoniaque que j’avais surprise, de l’attitude d’Angélique qui ne niait même pas. Une chose était sûre, elle me cachait quelque chose. Je ne savais absolument rien d’elle. Je ne pouvais pas lui faire confiance. Mais je me sentais reliée à elle par ce que j’avais vu cette nuit.
Elle m’arrêta avant que je franchisse la porte du dortoir :
- Théodora…
Je dégageai mon bras, en douceur néanmoins :
- Laissez-moi en paix. J’ai besoin de réfléchir.
- Je te remercie. Merci de m’avoir défendue.
Elle ne parlait pas que de l’incident de ce soir. Elle parlait de l’ardeur avec laquelle je l’avais protégée, à chaque fois qu’elle se mettait en danger. Au-delà de sa gratitude, un sentiment immonde se coula en moi. Je venais de mentir pour elle. J’avais menti à la mère supérieure, une sœur, une de mes semblables.
Je compris que je lui appartenais entièrement. Elle m’avait amenée à commettre un pêché. J’avais menti pour la protéger, et peut-être avais-je menti pour protéger…un démon. |