Je me suis surprise moi-même avec la longueur de ce chapitre ^^
J'espère que vous le trouverez intéressant, pour moi il est truffé de petites allusions importantes.
Bonne lecture !
Nat'
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Je réveillai Angélique à l’aube. C’était son sixième jour au couvent, et les novices étaient plongées dans une agitation inhabituelle. Toutes nous ignoraient royalement, déjà habillées, allant jusqu’à faire un écart pour nous éviter. Angélique les contemplait assise sur son lit, sans répondre à mon ton pressé, ses longs cheveux roux cascadant sur les courbes de son corps.
- Théodora, dit-elle enfin alors que je tirais sur sa manche pour qu’elle se lève. Qu’est-ce qui se passe ici ?
- On est samedi, c’est jour de marché. Tout le monde doit partir très tôt. Allez venez maintenant.
- Tout le monde ? Nous aussi ?
- Non, vous êtes consignée ici, et moi avec vous. Soyez fière, les novices vont vendre votre œuvre.
Elle grimaça à l’évocation du métier à tisser. La veille, après avoir terminé mon propre cota, j’avais dû reprendre toutes les pièces qu’elle avait faites une par une. Mais je ne m’en étais pas plainte, cela m’amusait plus qu’autre chose. C’était une occasion rare de voir Angélique frustrée parce qu’elle ne pouvait réussir les choses à la perfection. Je devinais dans cette réaction quelque peu puérile une profonde exigence envers elle-même.
- Ne me dis pas qu’on va de nouveau tisser toute la journée. C’est ça la thérapie de l’empereur, pour moi ?
- Arrêtez de discuter et habillez-vous. Vous avez déjà de la chance d’avoir pu vous lever plus tard que les autres.
Je l’abandonnai dans la salle de bain sur ces entrefaites, un petit sourire aux lèvres. Une sorte de paix s’était établie dans nos rapports sans que je me l’explique complètement. Mon esprit avait sans doute simplement décidé de se mettre enfin à raisonner.
En effet, lorsque j’y réfléchissais, Angélique n’avait jamais tenté de me faire du mal. Même le jour de son arrivée, lorsque j’avais cherché à lui arracher ses bijoux, elle n’avait pas levé la main sur moi. Elle s’était défendue, sans plus. Je savais qu’elle avait blessé une autre sœur avec le rebord d’un lit. Mais là encore, n’avait-elle pas fait que se défendre ? Elle n’attaquait jamais la première. Et puis il y avait cette nuit, devant les cachots. Même si ce souvenir me répugnait, elle m’avait sauvée la vie. Elle m’avait empêchée de tomber dans le torrent. Je ne serais peut-être pas morte sur le coup, mais le froid, à coup sûr, ne m’aurait pas laissée indemne. Nous vivions dans une région où la moindre faiblesse corporelle pouvait s’avérer mortelle.
En revanche il était certain qu’Angélique savait blesser par les mots, et qu’elle ne se privait pas d’attaquer. Cela témoignait à l’évidence d’un esprit vif, et, vu l’endroit où elle se trouvait, d’une tendance étrange au masochisme. Mais était-elle à blâmer ? De bien des façons, son attitude me rappelait celle des martyrs sacrifiés à Rome quelques siècles plus tôt. Encore une ironie du sort, puisque les Chrétiens devenaient les bourreaux.
Je ne poussais pas plus loin mes réflexions. J’avais, en quelque sorte, résolu mon conflit intérieur. Comme Angélique me l’avait si bien dit, personne ne détenait toutes les réponses. J’avais simplement renoncé à savoir ce qu’elle était. A l’heure actuelle, elle m’apparaissait comme une messagère qui ne craint pas d’énoncer une vérité que tout le monde veut ignorer. Une sorte de prophète, à sa façon. Mais elle avait aussi ce côté sombre et surnaturel, intimement lié à elle. Je n’avais plus besoin de trancher. Tant qu’elle ne me faisait pas de mal, ces questions, somme toute, avaient peu d’importance.
La conséquence de ce cheminement était que je ne la craignais plus. Tout du moins, suffisamment pour me permettre de lui donner des ordres, comme je venais de le faire. Et puis ce revirement d’attitude avait un autre point positif : la mère supérieure semblait moins méfiante, à son égard comme au mien. Comme si elle sentait que les tendances s’étaient inversées, même si je n’aurais pas été jusque-là.
Une heure plus tard, toutes les novices étaient parties, et le couvent semblait désert. Les sœurs s’étaient retirées dans la prière, sans doute s’y adonneraient-elles jusqu’à la tombée du jour. Les novices rapporteraient avec elles les matières premières et la nourriture qui feraient vivre le couvent pour une nouvelle semaine. Malgré ses protestations, j’avais attelée Angélique au tissage, lui intimant que seule la pratique la ferait progresser.
Je ne le lui aurais jamais avoué, mais je craignais en réalité pour son dos. Chaque matin et chaque soir, je traitais ses blessures et les bandais de linge propre. Nous étions au seuil de l’hiver, et une infection serait fatale. Heureusement, elle se rétablissait bien. Les blessures cicatrisaient à bon rythme, et j’évitais de l’exposer au froid et aux tâches difficiles qui auraient pu rouvrir ses plaies. Angélique n’était sans doute pas dupe, mais elle avait la prévenance de ne pas le montrer. En fin de compte, nous formions un bon duo.
J’avais cessé d’avoir des craintes sur la soi-disant influence qu’elle pouvait avoir sur moi. En réalité, ses paroles m’avaient inspirée. J’étais libre de penser ce que je souhaitais, et à aucun moment je ne ressentais l’impression qu’elle « s’insinuait » dans mon esprit pour me manipuler.
La journée dérivait lentement, et moi-même, je m’ennuyais. J’avais conscience d’avoir négligé mes devoirs de novice tout au long de la semaine. Je n’avais pu assister à aucune messe depuis le fiasco qui avait suivi Achab et Jézabel. Cela encore, je n’aurais pu pour rien au monde l’avouer à Angélique, mais la quiétude de la prière me manquait.
Lorsque les cloches du couvent sonnèrent midi, je me retirai en lui confiant que je serai de retour dans une heure avec de quoi nous restaurer. Angélique n’avait pas discuté. C’était encore un autre trait que j’avais perçu chez elle : elle fixait son attention sur quelques éléments précis, cruciaux, et témoignait pour tout le reste une profonde indifférence. Peut-être pas de l’indifférence, plutôt…du détachement. C’était une qualité singulière mais que je lui enviais. Elle avait le don de discerner, au premier coup d’œil, ce qui relevait de la première importance et ce qui était superflu. N’avait-elle pas ainsi le pouvoir, elle seule, de voir le monde dans son entière et juste valeur ? Dans son sens véritable, si tant est qu’il y en ait un. En vérité, je pensais qu’elle savait voir le monde dans ce qu’il avait de plus beau à lui offrir. Peut-être était-ce la seule vraie manière de le regarder, et de l’écouter.
Je ne passais pas par la chapelle, où je savais que les sœurs et la mère supérieure s’étaient rassemblées. Je désirais être seule. Aussi stimulante soit-elle, la compagnie d’Angélique était aussi épuisante.
Le couvent regorgeait de petites salles inexploitées dont moi-même j’ignorais l’étendue et le nombre. Mais par hasard, un jour alors que je venais à peine d’arriver, du haut de mes seize ans et de mes deuils récents, j’étais entrée dans une petite salle entièrement nue, si ce n’était une niche laissée vide. Une fenêtre donnait sur la forêt qui nous encerclait et les contreforts des montagnes, au loin. Cet endroit m’avait rassurée. Le fait d’avoir une pièce à moi peut-être, un lieu dont moi seule connaissait l’existence, dans une vocation où la possession individuelle m’était interdite. J’avais le sentiment de partager un secret, une intimité avec cet endroit qui m’accordait la paix sans le moindre jugement, rien qui rappelle mon passé, ma situation présente ou l’avenir. Rien que moi, mon âme nue dans un lieu tout aussi nu. Je pouvais réfléchir sans aucune crainte, avec la sensation qu’aucun mal ne pouvait m’atteindre.
Je m’y rendais rarement. Lorsque le souvenir de ce que j’avais perdu devenait trop fort, si fort que je ne pouvais plus penser à rien d’autre. Cette pièce m’aidait à vider mon esprit, et c’est ce que je fis. Je m’agenouillai face à la fenêtre. Curieusement, je n’avais jamais prié face à la niche, peut-être parce qu’elle était déserte, surtout parce que le paysage alentour me semblait bien plus empreint de spiritualité. Je restais ainsi pendant un temps indéterminé, les mains croisées sur le rebord de la fenêtre qui faisait office de prie-Dieu. Il m’était arrivé de disparaître ainsi pendant des heures, mais mon temps aujourd’hui était compté.
Je m’appliquai à respirer calmement, ne pensant à rien. J’avais les yeux fermés mais je percevais l’aura de la forêt devant moi. Je ne cherchai pas à former des mots ou des idées précises. Curieusement, je priais rarement en paroles, une caractéristique que ne partageaient pas les autres sœurs et dont je n’avais jamais parlé à personne. C’était simple, pour moi il suffisait de se déconnecter du présent et de lâcher toute prise pour sentir la présence de Dieu. Dès lors, les mots ne servaient à rien. Je ressentais un grand vide, à la fois le tout et le rien, un vide bienveillant qui n’avait rien à voir avec le néant qui m’avait tant effrayée dans la chapelle. La sensation d’appartenir à quelque chose qui avait un sens, même si je ne pouvais que l’appréhender. Pour moi, des instants comme cela étaient un véritable cadeau de Dieu.
Je songeai à Angélique, naturellement, car elle était l’objet de toute mon attention dernièrement. Une fois encore j’acquis la certitude d’avoir pris la bonne décision à son égard. Mes pensées dérivèrent sur ce qu’elle m’avait dit de sa philosophie dans le jardin du cloître, et je m’aperçus à quel point ses paroles s’accordaient avec justesse avec ce que je ressentais présentement. Je souris dans mon recueillement. Comme si, finalement, toutes les croyances pouvaient se confondre en une seule. L’opinion d’Angélique acceptait la mienne, lorsqu’on prenait le temps de reconsidérer les choses. Elle ne niait pas l’existence d’une force qui la dépassait, une force à laquelle je donnais le nom de Dieu, au final, où était la différence ? Si ce n’était qu’elle témoignait sans doute infiniment plus de dévotion et de respect à l’égard de cette puissance que moi et toutes les sœurs réunies ne le ferions jamais. C’était nos propres croyances, en réalité, qui rejetaient la sienne. Par orgueil et par crainte.
Je rouvris les yeux avec la sensation d’en avoir beaucoup plus appris sur moi-même que je ne l’avais fait depuis toute mon existence au couvent. Je n’avais plus besoin de rester ici. Je sortis en faisant un détour par les cuisines et rapportai à Angélique une miche de pain, du fromage, une pomme et un pichet d’eau. Elle me regarda d’un air désespéré, la tête appuyée contre sa paume, dans une attitude de délassement bien trop disgracieuse pour elle.
- Théodora, j’en ai assez de ces quatre murs. Si toutes les novices sont de sortie, pourquoi pas nous ? Je suis même sûre que toi tu regrettes de ne pas pouvoir y aller.
- C’est vrai, mais on ne peut strictement rien y faire.
Elle considéra la miche de pain un moment :
- Je suis sûre qu’il y a des tas de choses meilleures à manger au marché.
- Angélique…
- Pourquoi ne pas y aller ? Théodora ! Les sœurs sont dans la chapelle, personne ne s’apercevra qu’on est parties.
Son insistance me fit peur et réveilla ma méfiance. Sa voix ressemblait bien trop à la voix de la tentation.
- C’est hors de question, m’efforçai-je de dire d’un ton sans appel. De toute façon les portes du couvent sont fermées, il n’y a aucun moyen de sortir.
Elle haussa un sourcil, scandaleusement impérieuse :
- Ah oui ? Et comment tu as fait pour sortir, quand tu m’as rendue visite au cachot ?
Sa question me prit au dépourvu. Moi-même, j’avais été incapable de répondre à ce mystère.
- Je… Je n’étais pas moi-même cette nuit-là.
- Ça c’est le moins qu’on puisse dire. La gentille petite Théodora n’aurait jamais osé braver les interdits si elle avait été elle-même.
Elle avait une façon de dire ça, avec ses yeux flamboyants sans la moindre trace de peur.
- Réfléchis, Théodora. Si tu l’as déjà fait une fois, tu peux le refaire. Il faut croire que ton inconscient savait comment sortir.
- Mais pourquoi je chercherais à m’en rappeler ? Je vous ai déjà dit non, vous avez suffisamment d’ennuis comme ça, inutile d’en rajouter.
- Comme c’est mignon. Tu me protèges.
Elle me sourit avec son indulgence supérieure. Comme si elle savait toujours tout mieux que moi, à chaque instant. Le pire, c’était qu’elle avait probablement raison. Tout ce que j’avais découvert de sa personnalité trahissait sa profonde intelligence, et l’expérience ô combien supérieure qu’elle avait du monde. Elle avait dix-huit ans, et elle avait déjà reconsidéré l’univers à sa façon, dans tous ses concepts. Je devais m’avouer que j’avais beau avoir le même âge qu’elle, je passais ma vie à enterrer ces questions plutôt qu’à les résoudre. J’étais loin d’avoir son courage.
Mais pourquoi soulevait-elle sans arrêt des dilemmes aussi graves ? Qu’est-ce qui avait bien pu la mener à considérer l’existence de Dieu, la vie, la mort, le fonctionnement du monde et le sens même de son existence ? Son indéniable force et son esprit pointu impliquait également une extrême dureté. Elle était si grave. Sérieuse dans tout ce qu’elle disait, malgré les apparences. Elle ne prenait rien à la légère. Voilà pourquoi elle ne souriait jamais sincèrement. Du moins était-ce une partie du problème. Le mystère Angélique. Voilà que je dérivais.
- C’est mal, me repris-je. On nous a interdit de le faire.
- Et juste parce qu’on t’a donné un ordre, tu dois y obéir sans réfléchir ? Ecoute-moi bien, dans la vie c’est toi d’abord. Réfléchis à ce qui est bien pour toi, bon sang ! Tu passes ta vie au milieu de ces mégères, sans aucune distraction d’aucune sorte, sans rien voir du monde. C’est comme ça que tu es censée servir Dieu ? Je ne vois pas ce que tu fais d’utile pour Lui en t’enfermant ainsi. Tu gâches ta vie, rien de plus, la vie qu’Il est censé t’avoir donnée.
Moins sévèrement, elle ajouta :
- Je suis sûre que c’est jour de fête pour toutes les novices, lorsqu’on vous donne le droit de sortir.
- Oui…
Sa tirade m’avait coupé le souffle. Moi-même, je m’étais souvenue d’avoir eu cette réflexion. Une existence entière passée coupée du monde ne devait pas être très utile à Dieu. Mais c’était ce que je voulais, et tout ce qu’il me restait. Une existence entière coupée du monde. Aujourd’hui, confrontée à Angélique, je n’en étais plus si sûre.
- Allez viens, Théodora. On va trouver la sortie.
Un dernier éclair de protestation me ramena à la réalité :
- Non ! Vous allez avoir des ennuis !
- Arrête avec tes ennuis. Je suis une grande fille.
La voix de la conscience me poussait à refuser, encore et encore. Quand soudain elle se pencha vers moi, ne m’offrant aucune possibilité d’échapper à son regard :
- Je ne vais pas m’enfuir, si c’est ce que tu as en tête. Où est-ce que j’irais ? On est au milieu de nulle part ici, et je n’ai plus rien. En revanche, si tu acceptes de m’emmener au village… tu pourras me poser une question. Ce que tu veux, je te dirai la vérité.
Toutes mes protestations moururent dans mon esprit. Elle avait ferré le poisson, et elle le savait. Depuis la discussion que nous avions eu sur son passé, j’étais avide d’en apprendre plus sur elle. J’étais convaincue que plus j’en apprendrais, plusje serais apte à déterminer sa vraie nature.
- Pourquoi je devrais vous faire confiance ? murmurai-je presque malgré moi.
- Parce que je te donne ma parole.
- Si vous êtes un démon, que vaut votre parole ?
- A en croire les écritures, même le Diable n’a qu’une parole. N’est-ce pas ?
- Le Diable est fourbe et détourne toujours tout à son avantage.
- Alors réfléchis bien à ce que tu me demanderas.
Elle sourit. Elle avait gagné et une fois encore, elle le savait. Avant même que je réalise, nous étions dans le jardin. Je regardai autour de moi, à la recherche d’une faille dans la muraille, mais je ne dénichai rien. Mes souvenirs se refusaient obstinément à moi. Angélique me regarda longuement, comme pour m’encourager, comme si elle cherchait la réponse sur mon visage. Quand soudain, j’eus une révélation.
- Lorsque je me suis réveillée ce matin-là, j’avais des graines d’if sous les pieds !
- Des graines d’ifs, hein…
Angélique s’approcha des arbres immenses, qui entremêlaient leurs branches épineuses à l’infini. Elle se plaqua contre la muraille et disparut de mon champ de vision. Quand soudain elle m’appela, depuis l’autre côté de la muraille :
- Théodora ! Il y a une brèche derrière les arbres ! Viens !
Hésitante, j’écartai les branches, les épines arrondies glissant sous mes doigts et tombant en pluie jusque dans mon voile. Je retrouvai Angélique sur le bord de la grand-route. Me prenant par surprise, elle tira sur mon voile et me l’arracha complètement, libérant mes cheveux :
- Mais qu’est-ce que vous faites ? m’écriai-je.
- Mets-moi ton voile. Le meilleur moyen pour que les autres novices ne nous reconnaissent pas, c’est que je porte un voile et toi non.
Je restais éblouie devant son génie. Le problème ne m’avait même pas effleurée. Je rassemblai ses cheveux et fixai le voile rapidement. Elle se tourna vers moi, méconnaissable.
- Même moi je ne te reconnaitrais pas sans ton voile, dit-elle avec un clin d’œil à mon attention. Tu es beaucoup plus jolie comme ça.
La remarque me parut incongrue, venant de la plus belle femme que j’aie jamais vue. Sans argumenter, je descendis la piste qui menait au village et elle m’emboîta le pas, comme deux amies d’enfance partant en promenade. Cela me fit une sensation étrange. Peut-être parce que nous étions embarquées dans la même équipée, j’avais l’impression que nous partagions une agréable complicité. L’interdit, finalement, n’était pas si infranchissable. Je n’en revenais pas d’avoir osé. Je me sentais vivre, là au milieu des bois, des arbres magnifiques, le vent frappant mon visage et jouant avec mes cheveux. Mais surtout, je m’amusais. Depuis combien de temps n’avais-je pas ressenti cela ?
Angélique souriait de ma réaction, contente de m’avoir persuadée, sans aucun doute. Elle ne dit rien tout le temps du trajet mais son silence ne contenait aucune gêne. Je me rendis compte que j’appréciais sa compagnie, sans avoir à parler, comme seule une amitié confiante et profonde le permettait. Je me sentais bien, et pour l’instant, j’étais lasse de mes interrogations.
Une fois arrivées au marché, notre expédition se changea en véritable jeu de piste pour éviter les novices et les gens susceptibles de me reconnaître. J’étais née et j’avais grandi dans ce village. Heureusement, la plupart des habitants s’étaient habitués à me voir en voile, et je n’avais plus grand-chose à voir avec l’adolescente que j’avais été en entrant au couvent.
Angélique, elle, attirait les regards curieux lorsqu’elle fixait un commerçant dans les yeux. De loin, avec son voile, elle se perdait dans la foule, mais lorsqu’on l’avait en face de soi, il était impossible d’ignorer sa beauté. Je voyais l’interrogation dans les yeux des gens. Presque toutes les novices venaient du village ou de ceux alentours. Qu’une jeune femme aussi belle leur soit inconnue semblait impossible. Sans me démonter, j’expliquais qu’elle venait d’un couvent lointain à l’autre bout de l’empire et qu’elle ne parlait pas notre langue. Cela n’empêchait pas les villageois de lui poser foule de questions, tous cherchant à connaître son nom, mais elle leur répondait dans une langue étrange aux consonances slaves que je n’avais jamais entendue.
Une fois encore, cela m’émerveillait. J’observai soigneusement Angélique évoluer dans les allées de mon village natal. Cela semblait presque irréel. Nous avons mangé des cuisses de poulet qui rôtissaient doucement en plein air, et goûté à tout. Il y avait des champignons, des fruits séchés, des infusions aux saveurs improbables. Les commerçants nous l’offraient gracieusement, puisque les sœurs traitaient et tissaient leur laine.
Angélique détaillait tout avec une extrême attention. Les étalages n’avaient rien de très spécial ni d’exotique, perdus si loin dans les terres, mais elle admira longuement un présentoir qui portait des pendentifs en bois. Ils étaient fins, délicatement sculptés, faits de motifs complexes et enroulés.
- Tu sais d’où ça vient ? dit-elle au jeune homme qui les vendait.
Elle désignait un médaillon en forme de trois spirales imbriquées. Il fit non de la tête, intimidé et ça se comprenait.
- C’est un motif celte.
Elle caressa doucement les rainures du bout du doigt :
- C’est très bien fait.
Il rougit violemment et elle se détourna, mais il la retint :
- Je vous l’offre si vous voulez !
Elle sourit et prit le collier qu’il lui tendait. Il était rouge comme une pivoine, encore guère conscient de ce qu’il avait fait.
- Non c’est moi qui te l’offre, dit-elle, et elle passa le médaillon autour de son cou.
De toute la journée, il fut le seul à qui elle parla dans notre langue. Quelle était d’ailleurs sa langue à elle ? Encore un mystère. Je devinais que son geste à l’instant avait été plein de signification, mais je n’en voyais aucune.
Nous rentrâmes par le chemin un peu avant cinq heures, pour que les novices ne nous surprennent pas. Angélique riait et paraissait épanouie, même avec son voile. Au cœur du marché, elle s’était montrée étonnamment réservée, discrète, comme un animal méfiant en milieu inconnu, ce qui m’avait fait rire moi aussi. Je ne savais pas qu’Angélique pouvait se montrer mal à l’aise. Je la comprenais néanmoins. Tout ceci était si loin de tout ce qu’elle avait connu.
Comme si une sinistre miséricorde veillait sur nous, nous réintégrâmes le couvent sans nous faire prendre. Je restais stupéfaite par tant de bonne fortune. Pour moi, désobéir à un interdit attendait forcément un châtiment. Mais je réalisais qu’en fait, si Angélique et moi ne parlions pas, personne n’en saurait jamais rien. C’était ahurissant.
Nous reprîmes place l’une en face de l’autre, séparées par le métier à tisser. J’avais l’impression d’être partie depuis une éternité. Le grand air m’avait fait un bien fou, je me sentais stupidement heureuse. Le froid résonnait encore contre mes joues. Le tissage me semblait une activité bien trop calme pour l’euphorie dans laquelle se trouvaient mon esprit et mon corps. Je regardais Angélique et elle me fixait avec ce même regard pétillant. A cet instant, j’éprouvai une sensation simple, profonde et néanmoins extraordinaire : je venais de vivre une vraie expérience de vie.
- Alors, me dit-elle soudain, reprenant un sérieux bien trop désagréable à mon goût. Tu as choisi ta question ?
Ah. Je l’avais oublié celle-là. L’idée que cette étrange journée soit troquée contre quelque chose me donnait soudain des remords. Mais ma curiosité était trop vive pour être refreinée. D’autant plus qu’Angélique ne m’offrirait pas une telle occasion une seconde fois. De mon interrogatoire de la veille, j’avais retenu une chose : elle n’aimait pas parler de son passé, et ne le ferait jamais spontanément.
Consciente de l’importance de mes paroles, je pris quelques minutes pour réfléchir. Maintenant que j’avais la possibilité d’apprendre directement à la source, une porte ouverte sur la vérité… Eh bien, je devais l’admettre, j’avais peur. Car tant que rien n’avait été dit, tout restait possible. La vérité était terrible, implacable, elle n’offrait aucun retour. Que devais-je attendre de la réponse d’Angélique ?
Je compris très vite que je devais éliminer une foule d’interrogations qui me semblaient primordiales. Êtes-vous un démon ? M’avez-vous manipulée ? Pourquoi refusez-vous de vous marier ?
Car en dépit de sa promesse, les réponses qu’elle donnerait à ce genre de questions seraient invérifiables. Je n’aurais aucun moyen d’être sûre et certaine de tout connaître dans son entière vérité. Je devais demander quelque chose de plus concret, quelque chose que je pourrai voir et toucher si besoin est. La réponse, ou plutôt, la question me vint comme une évidence.
- Qu’avez-vous été récupérer dans votre cellule, l’autre nuit ?
Je lus dans ses yeux qu’elle était surprise. Je pouvais désormais me targuer d’avoir pris Angélique au dépourvu. Elle sourit comme à elle-même, consciente et amusée de m’avoir sous-estimée. Elle tendit une main devant moi, fit jouer ses doigts dans un mouvement souple et rapide, et une bague apparut entre son index et le majeur.
- Tu parles de ça ?
Elle fit passer l’anneau d’un doigt sur l’autre, comme j’avais déjà vu des enfants le faire avec une pièce de monnaie, adresse dont je n’avais jamais été capable.
- Qu’est-ce que c’est ? Une alliance ?
Elle présenta le bijou dans sa paume mais ne me le tendit pas :
- Non. Juste une bague. Pas ce qu’il y a de plus cher, aucun joyau. Juste de l’or et de l’or blanc.
La bague disparut dans son poing, réapparut entre ses doigts. Elle la tint à hauteur de mon visage, et je détaillai un anneau très fin, avec de petits motifs ciselés en épis. Angélique avait raison. C’était très simple et très beau. Cela lui correspondait bien.
- Une bague de fiançailles ?
Elle secoua la tête :
- La bague de Dacre est dans le bijoutier que vous m’avez confisqué. Je ne la porte pas.
L’inflexion dans sa voix, lorsqu’elle dit ces mots… Je levai la main, timidement, puis renonçai. Il y avait quelque chose de trop sacré dans cet objet pour qu’elle me laisse y toucher.
- D’où vient-elle alors ? De Bretagne ? Qui vous l’a offerte ?
Elle me fit sa version du sourire malicieux :
- Je croyais qu’on avait dit une question ?
Je la contemplai un moment, tout ce vide derrière ce sourire.
- Quand je vous ai surprise l’autre soir, vous n’étiez pas en train d’invoquer le démon. Vous parliez à un mort, n’est-ce pas ?
Son visage ne refléta rien.
- Je le sais parce que…je l’ai fait, moi aussi. J’ai parlé aux morts pendant très longtemps.
- Et tu ne leur parles plus maintenant ? Ne sont-ils pas heureux auprès du Seigneur ?
Je souris et baissai les yeux sur ses mains qui jouaient avec la bague, la faisant apparaître et disparaître comme par magie.
- C’est ce que je crois, oui. Alors je me suis résignée.
- Dis plutôt que tu attends ton tour.
Ses paroles firent mouche. Comment pouvait-elle lire en moi avec autant de facilité ?
- Comme c’est triste. Tu as tant de possibilités, Théodora.
- Vous aussi. Pourtant je suis sûre que vous êtes aussi effondrée que moi, à l’intérieur. Personne ne le voit parce que vous êtes forte, mais moi je le vois. Et je suis sûre que c’est un mort qui vous a offert cette bague.
- Tu as de fausses idées sur moi… Personne n’est plus enchaîné que moi. Quand on est né dans les sphères du pouvoir, quand ton destin a été bâti de toutes pièces avant même ta naissance, quand tu as une place à tenir…
Elle inclina la tête et dissimula son visage dans sa main :
- Personne ne t’écoute. Personne n’en a rien à faire de toi. Je prône la liberté, mais à la fin, je reste et resterai toujours prisonnière.
Elle me regarda à nouveau en face, parce que c’était sa manière de faire :
- Dis-toi bien que je ne serai jamais aussi libre que toi. Je te l’ai déjà dit, non ? Je ne sais plus. J’ai un souvenir confus de cette nuit-là. Tu sais pourquoi vous ne me briserez jamais, Théodora ?
Je croyais connaître la réponse à cette question, mais elle me devança :
- Parce que je le suis déjà. |