J'ai mis pas mal de temps à écrire ce chapitre, j'espère sincèrement qu'il sera à la hauteur ;D
Bonne lecture !
Nat'
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Constance surgit devant moi, me faisant sursauter. Elle observait mes pieds écorchés avec sollicitude :
- Tu as encore marché dans ton sommeil. Je t’ai entendue te lever hier soir, j’ai jugé mieux de te laisser tranquille. Il parait que ce n’est pas bon de réveiller les gens qui marchent la nuit.
Elle disait cela sur le ton du mystère, comme si elle évoquait quelque créature étrange. Sans savoir pourquoi, cela m’irrita. Il était vrai que je n’en étais pas à ma première expédition nocturne, mais jamais je n’avais ressenti les choses avec autant … d’intensité. Autant de crainte, plutôt. D’habitude, mon esprit nébuleux m’emmenait faire un tour du côté des cuisines, jusqu’à ce qu’un mur ou un coin de table me ramène à la réalité.
Ma curiosité l’emporta néanmoins sur mon agacement :
- Tu as entendu quelqu’un d’autre, dans la pièce ?
- Bien sûr que non. J’aurais dû ?
Constance me regardait à présent d’un air inquiet, et je préférai garder pour moi mes mésaventures de la veille.
Je me rendis dans notre salle de bain commune et effaçai le plus discrètement possible les traces que le sentier avait laissées sur moi.Une fois habillée, la plupart des sœurs déjà descendues pour le déjeuner, je changeai mes draps le plus vite possible. Je trouvai au fond de mon lit quelques graines d’if écrasées, répandant leur chair rouge sang dans les tissus, comme pour ancrer un peu plus les évènements dans la réalité. Je ne pouvais plus me mentir. Je n’arrivais pas à faire la part du rêve et du réel dans ce que j’avais vu, mais les faits étaient là : j’étais forcément sortie du couvent durant la nuit, et les ongles d’Angélique de Bretagne s’étaient plantés dans mon bras pour y laisser leur marque. Et pour me sauver.
Rien qu’à cette pensée, je frissonnai. Mais je devais bien l’admettre, elle m’avait sauvée. Que ce serait-il passé si j’étais tombée dans le torrent ? Je savais nager, mais dans une eau si froide, au beau milieu de la nuit… J’avais une dette envers elle. Une dette envers le démon.
Je fus prise d’une poussée de peur brève, mais monstrueuse. J’ignorais que le déjeuner me réservait encore d’autres surprises.
XXX
Lorsque j’entrai dans le réfectoire, je fus soulagée de constater que je n’étais pas la dernière arrivée. Je traversai la salle pour rejoindre ma place lorsque la voix de la mère supérieure me cloua sur place, tel un insecte sur un piquet.
- Sœur Théodora, approchez s’il vous plait.
Elle éleva la voix pour que toutes puissent l’entendre :
- Vous serez heureuse d’apprendre que j’ai entendu votre requête. Je suis forcée de constater que si notre invitée n’a pas encore accepter de se soumettre, c’est qu’elle n’en a plus la force.
« …ou qu’elle est trop fière pour se laisser faire. » pensai-je aussitôt, mais je gardai mes réflexions pour moi.
- C’est aujourd’hui son troisième jour d’isolement et il est temps d’y mettre un terme. Sœur Théodora, vu que vous manifestez une attention…tout à fait soutenue à l’égard de notre pensionnaire, vous serez responsable d’elle.
J’ouvris la bouche sur une répartie qui ne vint pas. Mon esprit n’était plus qu’un immense « QUOI ? »
La mère supérieure me tendit une unique clé par-dessus la longue table du réfectoire :
-Allez la chercher. Elle doit être suffisamment faible à présent. Habillez-la, et ramenez-nous la ici.
J’étais trop abasourdie pour protester. Comme dans mon rêve, je me retrouvai soudain devant les cellules des moines sans comprendre comment, la clé serrée au creux de mon poing.
J’étais presque sûre d’entendre la serrure crisser d’anticipation. J’avais les mains moites, et je décidai d’agir avant que mon courage ne m’abandonne définitivement. Surtout ne pas réfléchir. Ne pas penser à ce qui m’attendait derrière la porte.
Je fis jouer la serrure et entrai.
La pièce était étroite, un mètre sur deux, avec pour seul ameublement une banquette creusée à même la roche. Je percevais le fracas du torrent au dehors, et la lumière ascendante pénétrait à flot entre les barreaux distordus. Il faisait très froid, comme dans le ventre d’une grotte. Un instant, je me demandais comment des moines, aussi pieux soient-ils, avaient pu s’infliger un tel quotidien pendant des années, puis mes priorités me rattrapèrent.
Angélique de Bretagne se tenait appuyée dans l’angle du mur, à demi-couchée sur la banquette, le visage tourné vers l’extérieur. Elle portait les mêmes vêtements qu’à son arrivée et s’entourait de ses bras, sans doute pour se protéger du froid. Ses cheveux défaits ondulaient sur ses épaules avec un charme mystérieux. Même après trois jours de cachot, elle avait plus de grâce que nous toutes réunies.
Je n’aurais su dire si elle dormait ou non. Ses yeux mi-clos semblaient fixer le vide, à moins que ce ne soit l’extérieur, ce qui se trouvait hors des murs, la liberté. Cette vision me fit irrésistiblement penser à Perséphone, déesse païenne des légendes de mon enfance. Prisonnière des Enfers, fixant à travers les barreaux la lumière inaccessible…
Quoi qu’il en soit, elle ne réagit pas à ma présence. Je remarquai dans un coin un petit tas de vêtements plissés, une robe et un voile de novice, qu’elle avait consciencieusement déchirés. Je poussai un soupir sans savoir si c’était de la désapprobation ou de l’indulgence.
Je m’approchai d’elle en douceur et passai un bras autour de ses épaules. Son visage bascula vers moi, et je sus qu’elle me voyait.
- Théodora…
Ce que j’avais pris pour une voix d’os, dans mon cauchemar, m’apparut en pleine lumière comme la voix de quelqu’un qui n’a pas dit un mot pendant trois jours, et qui meurt de froid.
Je renforçai mon emprise sur elle et m’efforçai de la soulever. Elle vacilla mais accompagna mon mouvement, prenant appui sur le mur pour se relever, et je ne pus qu’admirer sa force mentale. A l’inverse, son extrême fragilité m’alarma. Elle fit un pas en avant, me regarda de toute sa hauteur, et je sus qu’elle allait tomber juste avant qu’elle ne s’effondre. Je la saisis par la taille et tout son poids se déporta sur moi, mais c’était un fardeau largement supportable. Combien pesait-elle ? 45, 50 kilos ?
- Allez, Angélique… On sort de là.
Je serrai les dents et lentement, nous entamâmes la longue route jusqu’au dortoir du premier étage. Arrivées en haut des marches, j’étais rouge et humide de sueur, mon voile à moitié défait. Le corps d’Angélique avait crié grâce au bas de l’escalier, j’avais dû la porter moitié sur mon dos, moitié dans mes bras, dans une position instable qui déchirait mes muscles.
C’est avec un soupçon de culpabilité que je la laissai tomber sur un des lits sans grande délicatesse. Il me fallut deux bonnes minutes pour reprendre mon souffle, suffisamment pour qu’elle revienne à elle. Je saisis sa main dans un geste instinctif, désireuse de la rassurer.
« Ma bonté me perdra… » songeai-je intérieurement.
- Ne vous en faites pas. Vous êtes dans le dortoir. Je vais vous aidez à vous habiller et ensuite, on ira vous chercher quelque chose à manger.
Elle ne répondit pas. L’espace d’un instant, je la vis telle qu’elle m’était apparue pour la première fois, une marionnette vide et sans vie, sans la moindre volonté. Son regard fixé sur le plafond n’exprimait rien, pas même la douleur. Je mis quelques secondes à me rendre compte que sa peau était glacée. Mon cœur rata un battement. Je touchai son visage, ses bras, son cou. Elle était aussi froide que l’eau du torrent. Son pouls était faible, sa respiration lente et profonde, comme si elle s’enfonçait lentement dans des eaux qui n’étaient pas de ce monde.
La panique me prit à la gorge :
- Angélique, je vous en prie !
Elle ne réagit pas. Je me mis à tourner en rond dans le dortoir, rongeant mes ongles dans une mauvaise habitude que je n’avais jamais totalement perdu, sans oser appeler à l’aide. Vu l’attitude de la mère supérieure, j’avais peur des traitements qu’on pourrait encore lui infliger.
Soudain, je fus touchée par l’inspiration. Le genre d’inspiration qui m’avait convaincue de l’existence de Dieu. La salle d’eau voisine du dortoir comportait une immense cheminée pour chauffer l’eau des ablutions. Habituellement, les sœurs procédaient par roulement : la moitié du couvent se lavait avant le petit déjeuner, l’autre moitié après.
Elle était là, l’eau qui servirait une fois le repas terminé. Des filets de vapeur s’agitaient à sa surface. Prenant garde aux flammes, je dégageai les récipients de l’âtre et versai l’eau presque brûlante dans l’un des bassins.
Je revins dans le dortoir chercher Angélique. Mes doigts hésitèrent un instant sur le lassé de son corsage, mais je retirai finalement sa robe sans difficulté. Différentes étoffes se superposaient sur sa peau, fines et très douces, et je me demandai si c’était cela qu’on appelait de la soie. Le plus doucement possible, je la glissai dans l’eau, prenant garde à ce que la température ne lui cause pas de choc. Elle flottait toujours à la frontière de l’inconscience, aussi entrepris-je de savonner sa peau, maintenant ses longs cheveux roux hors du bassin.
J’avais l’habitude de prendre soin des malades lorsque j’étais enfant, ce genre de tâche ne me rebutait pas. Et comme à l’époque, une part de moi se surprit à espérer que je la lavais ainsi du mal qui l’habitait. Quel qu’il soit. Je ressentais pour elle un mélange de pitié et de crainte, sans savoir laquelle de ces émotions prédominaient. J’avais seulement la certitude que je ne pouvais pas la laisser à son sort.
Habitée par le démon ou non, pourquoi étais-je la seule à me soucier d’elle ?
Je la sortais finalement de l’eau lorsqu’elle se fut un peu réchauffée et tachai de dénicher une serviette un peu moins rêche que celles dont nous nous servions habituellement. Je fus heureuse de constater qu’elle avait repris des couleurs. Sa peau était très douce, presque laiteuse, j’avais peur de la blesser au moindre de mes gestes. Je la ramenai dans la chambre et l’allongeai sur un des lits.
Elle était très belle, une statue de l’Antiquité perdue, ses cheveux rouges ressortant violemment sur sa peau. Comment pouvait-elle être habitée par le démon ? Elle était parfaite. Sans aucun doute, une créature de Dieu. Une silhouette fine et harmonieuse, un ventre plat, à peine creusé, des jambes interminables. Seules ses côtes saillaient méchamment sous sa peau, je pouvais suivre le tracé de ses os au bas de son cou.
Je fus prise d’un vive accès de pudeur en la contemplant ainsi et m’empressai de lui passer l’habit des novices avant qu’elle ne reprenne ses moyens. Ses cheveux étant trop longs pour être dissimulés sous le voile, je les nouai soigneusement en couronne à l’arrière de sa tête. Elle reprit conscience quelques secondes, me faisant sursauter lorsque ses yeux rencontrèrent les miens. Elle tendit la main vers moi et saisit une mèche onduleuse qui dépassait de mon propre voile.
- Brune…murmura-t-elle. Je me posais la question dans ma cellule. Je n’ai pas eu le temps de voir dans le noir.
Des frissons coururent sur ma peau.
- Reposez-vous, dis-je en enfilant le voile par-dessus ses cheveux.
Une fois mon œuvre terminée, je restais quelques secondes à l’observer sans en croire mes yeux. Jamais je n’aurais cru qu’elle se laisserait faire aussi facilement. Le voile soulignait l’ovale régulier de son visage. Ses iris vert félin luisaient plus que jamais dans cette blancheur de perle. Jamais je n’aurais cru trouver de la beauté dans l’habit des novices.
Néanmoins, l’intensité de son regard me mit rapidement mal à l’aise et j’eu de nouveau l’impression de faire face à un serpent sur le point d’attaquer. Un serpent parfaitement vif et alerte.
Pressée d’en finir avec ce cauchemar éveillé, je passai de nouveau un bras sous ses épaules pour la soutenir et nous descendîmes l’escalier d’un pas plus assuré.
Notre entrée dans le réfectoire fut de loin l’instant le plus mortifiant depuis mon arrivée au couvent. Aucune des sœurs n’avait bougé, aucune n’avait touché à son repas. Tous les regards étaient braqués vers nous comme autant de lances nous tenant en respect. Elles nous avaient attendues pendant tout ce temps, dans un silence qui n’avait rien de religieux, un silence morbide.
Je guidai Angélique jusqu’à une place libre sur l’un des bancs et l’abandonnai une fois sûre qu’elle aurait assez de force pour se maintenir assise. En regagnant ma tablée, je passai devant la mère supérieure. Elle ne dit rien, mais un petit sourire satisfait se dessina sur son visage. Je fus prise d’une soudaine envie de vomir. Une force inconnue me contracta l’estomac et je perdis tout l’appétit que j’aurais pu avoir après une matinée aussi éprouvante.
Je ne sais par quel exploit, j’atteignis ma place sans rien laisser transparaître. Constance m’adressa un regard plein de curiosité, je l’ignorai. Les commérages seraient pour plus tard.
- Bien, maintenant que nous sommes toutes là, nous allons dire le bénédicité.
Je fixai mon assiette et joignis les mains dans un geste mécanique. Du coin de l’œil, je surveillais Angélique qui ne bougeait pas. Ma voix se joignit à celles des sœurs, égrenant la prière. Très vite pourtant, il y eut quelque chose d’étrange. J’entendais de nouveau ce bruit. Le raclement infernal, celui d’une cuillère sur un fond de bol.
Je crus un instant que mon esprit débloquait. Que j’étais la seule à l’entendre, le fantôme de mon démon intérieur venu me hanter. Mais petit à petit, la prière s’éteignit autour de moi et je compris qu’il y avait vraiment quelque chose qui clochait. Je me tournai vers Angélique.
Elle mangeait consciencieusement le potage qui nous avait été servi. Elle regardait la mère supérieure droit dans les yeux, sans ciller un seul instant. Elle attendit que toutes les voix se soient tues autour d’elle, puis elle saisit le bol à pleines mains et son visage disparut tandis qu’elle buvait à grandes gorgées son sacrilège. Je me trouvais incapable de respirer. Ce qui se déroulait sous mes yeux était si grave, si irréel, que je me crus de retour dans mon cauchemar. Comme si en fait, je ne l’avais jamais quitté.
Lorsqu’elle eut terminé, elle posa calmement le récipient sur la table. La céramique résonna avec un petit bruit mat dans le réfectoire immobile. Puis elle se redressa, bien droite, de cette allure majestueuse qui n’appartenait qu’à elle. Elle arracha son voile dont les épingles libérèrent quelques mèches frisottées. Puis vint ce sourire, celui qui hantait mes nuits, celui qui la transformait en une toute autre personne.
Je compris qu’elle avait attendu cet instant depuis la seconde où je l’avais sortie de sa cellule. Qu’elle ne s’était laissée faire que pour mieux nous défier ensuite. Elle sourit, ses yeux plantés dans le cœur de la mère supérieure.
Un filet de bouillon s’écoulait de ses lèvres rouge sang. |