Un chapitre un peu plus court mais qui a sa raison d'être, restez sur vos gardes...
Bonne lecture!
Nat'
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A 19h30, Angélique de Bretagne ne se montra pas pour le dîner.
La mère supérieure était là, assise bien droite tout au bout de la table, sans la moindre expression sur le visage. Je l’observai manger, cherchant à déceler je ne savais quoi. Une marque que son affrontement avec la créature aurait laissée.
Je n’osai l’interroger, je n’en avais pas même le droit. Dans la fraîcheur du réfectoire, seul le bruit des couverts raclant la vaisselle était autorisé.
Tandis que mes questions tourbillonnaient dans ma tête, je trouvai ce son obsédant, lancinant. Jamais je n’y avais prêté attention auparavant, mais je voyais les sœurs, les novices autour de moi, chacune les yeux baissés sur leur écuelle, remuant la graisse du bouillon, la mère supérieure introduisant sa cuillère entre ses lèvres craquelées. Je ne percevais plus que ce crissement rocailleux, infernal, celui du métal contre la céramique, griffant inlassablement sa proie. J’avais l’impression qu’une de ces maudites cuillères cherchait à s’introduire dans ma tête, à racler contre mes os ce qu’il y avait au plus profond de moi-même.
Quelques minutes passèrent durant lesquelles je gardai les poings serrés, me retenant de les plaquer contre mes oreilles, incapable de manger. Le sang battait lourdement contre mes tempes, je sentais ma vision se brouiller, et cet horrible concert de tintements qui se frayait un chemin jusqu’à mon cerveau aussi sûrement qu’un pic à glace.
Une pression sur mon bras me ramena à la réalité. Ma voisine, sœur Constance, m’adressait un regard plein de sollicitude. Elle ne dit rien, mais je vis son inquiétude. J’acquiesçai pour la rassurer, mais il fallait absolument que je sorte.
Je pris appui sur la table et me levai lentement, le plus silencieusement possible, dans l’indifférence générale. J’approchai de la mère supérieure et m’inclinai autant que mon mal de crâne me le permettait :
- Ma Mère, pardonnez-moi mais je ne sens pas bien. Je demande la permission de me retirer.
Elle me regarda longuement, et j’eu la sensation qu’elle scrutait mon visage pour y déceler le mensonge. Pourquoi ? Je n’avais jamais eu de problème jusqu’à présent, je pensais avoir sa confiance.
- Vous pouvez aller vous étendre, sœur Théodora. Sœur Constance vous rejoindra pour veiller sur vous.
Je me redressai respectueusement et mon regard croisa le sien, bleu, glacé. Je sentis soudain un long frisson courir sur ma peau. Autant de froideur, dans ces iris translucides, cernés par la cataracte. Pour la première fois je perçus ce regard comme une lance incisive, qui me blessa sans que je ne sache pourquoi. Je n’avais pourtant rien à me reprocher. Mais ce bleu obsédant me donnait l’impression de porter sur moi l’empreinte sale de la culpabilité.
Je me retirai sans demander mon reste, traversant le réfectoire les yeux rivés au sol, sans comprendre ce sentiment qui me poussait à disparaître dans l’entrelacs de couloir le plus vite possible.
Après une brève toilette, je passai ma longue robe de nuit et me contemplai quelques instants dans le reflet de la vitre. L’éclat de mes cheveux bruns, onduleux, sous la lumière de la Lune, me fit apparaître telle que j’étais lorsque je vivais encore au village. Des mois que je ne m’étais plus vue dans un miroir, des mois que la vision de mes cheveux libres m’était devenue étrangère.
Lorsque je m’étendis dans le dortoir vide cette nuit-là, frissonnant sous les étoffes trop fines, mes yeux se fermèrent sur le visage d’Angélique de Bretagne. Où pouvait-elle bien être à présent ? Que lui était-il arrivé après que j’ai quitté la pièce, après l’arrivée de la mère supérieure ?
Il ne me fallut que quelques minutes pour m’endormir, mais des heures durant, mon esprit joua à me torturer, imaginant Angélique allongée seule, les vêtements en lambeaux dans une quelconque pièce reculée du couvent, à la merci du froid et du vent remontant les couloirs. Même entre les murs de la chambre, j’avais l’impression d’entendre les pierres respirer, exhaler leur souffle venu du fond des âges, comme si je m’endormais au sein d’un monstre tortueux et glacé.
Mon mal de tête se mua en malaise, une pellicule de sueur malsaine recouvrit ma peau brûlante parcourue de frissons, et je voyais ces yeux verts, ces yeux de démon, ils me fixaient sans se détourner un seul instant, ancrés dans les brumes de mon esprit, avides de mon âme, avec au loin la voix d’Angélique de Bretagne, qui ne cessait de rire. |