Les choses commencent à chavirer dans l'esprit de notre petite Théodora... à vous de juger ;D
Bonne lecture !
Nat'
XXX
Peu de temps après l’incident du bénédicité, la mère supérieure vint trouver Angélique dans le dortoir des novices.
- Laissez-nous seules, sœur Théodora. Attendez dehors.
Le ton de sa voix me dissuada de protester. Je sentis néanmoins une pointe d’inquiétude percer quelque part au fond de moi. Je refermai la porte sans un bruit et me postai contre le mur, tendant l’oreille. Je n’étais pas du genre à espionner ce qui ne me regardait pas. Néanmoins, je cherchais à détecter le moindre haussement de ton.
Ce n’était pas seulement de l’inquiétude, c’était de l’angoisse. Une angoisse bien réelle, celle qui ne me lâchait pas depuis qu’Angélique était arrivée ici. J’en étais malade. Pour qui est-ce que je m’inquiétais, au juste ? Pour la mère supérieure, ou pour Angélique ? Sans doute les deux.
C’était comme si je venais de refermer la porte sur deux entités opposées prêtes à se détruire l’une l’autre avec toute la violence de l’Armageddon. Aucun bruit ne s’élevait cependant du dortoir. L’épaisseur des pierres ne laissait rien transparaître, si ce n’était leur silence glacé.
J’en avais plus qu’assez de cette tension latente, assez de cette peur qui ne m’était pas familière. Seigneur, je n’allais tout de même pas me laisser transformer en pleutre sans rien dire ? Mon corps était si saturé d’angoisse que je pouvais sentir son acide épais et noir me dissoudre de l’intérieur.
Je serrai les poings. Théodora ma pauvre fille, tu es trop impressionnable. Il ne se passe rien ici qui mérite que tu t’obsèdes à ce point là !
Au moment où je me faisais ces réflexions, la porte se rouvrit et la mère supérieure me fixa de son regard impénétrable. Je jetai un regard circonspect à l’intérieur du dortoir. Angélique surgit dans l’encadrement, et je reculai malgré moi. Elle n’avait pas remis son voile. La couronne de tresses que je lui avais faite quelques minutes auparavant lui donnait un aspect impérieux que je n’avais pas prévu. A part ces considérations esthétiques, je n’avais rien de plus à constater. Pas de cris, pas de pleurs, pas de traces de violence, physique ou verbale.
La mère supérieure s’éloigna en nous tournant le dos, sans un mot. Angélique ne dit rien non plus, nonchalamment appuyée contre le chambranle, une main repliée contre sa tempe. Je remarquai ce détail car cela soulignait son regard, braqué sur le vide, peut-être sur les paroles restées dans la chambre.
Une part de moi s’écria : « Quoi ? C’est tout ? »
Avant que je ne m’en rende compte, je rattrapai la mère supérieure en haut des escaliers de la chapelle. N’osant pas la toucher, je me contentai de me poster devant elle, sur la marche inférieure, ce qui me procura un désagréable sentiment d’instabilité.
-Ma Mère, pardonnez-moi, mais… est-ce que tout va bien ?
Cette question me parut idiote, mais je ne voyais pas comment le dire autrement. Une fois encore, ses yeux ne reflétèrent aucune émotion :
- Vous devriez l’aider à remettre son voile. C’est l’heure de l’office de tierce.
Ses paroles me laissèrent stupéfaite pendant quelques secondes, qu’elle mit à profit pour me contourner et descendre les escaliers.
- L’office de tierce… Déjà neuf heures ?
Je réalisai alors que j’avais déjà manqué deux des sept messes quotidiennes qui avaient rythmé ma vie durant ces 18 derniers mois. Et que je ne m’en étais absolument pas rendue compte.
Je m’appuyai un instant contre le mur, prise d’un vertige soudain. Pour moi aussi, le dernier repas remontait à loin.
- Bon sang, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
Lorsque les battements anarchiques de mon cœur s’apaisèrent, je sentis revenir mon équilibre. Je retournai au dortoir où Angélique m’attendait dans sa pose étrange et sinueuse, comme si elle n’avait pas bougé d’un pouce. Elle sourit sans conviction et attrapa le voile qui gisait sur le lit juste derrière elle. Elle me le tendit sans s’abaisser à m’adresser la parole, mais je devinai ses pensées avec une transparence stupéfiante.
Elle savait que son geste pouvait apparaître comme un gage de reddition, et que je l’interprète comme tel la mettait dans une rage sourde et silencieuse.
Je contemplai le voile entre mes doigts, cherchant comment m’adresser à elle :
- Je me demande ce qu’elle a bien pu vous dire pour vous convaincre.
- Elle n’a convaincu personne, répliqua-t-elle aussitôt. Je fais simplement preuve de dignité, puisque les sœurs en sont dépourvues.
Je ne compris pas ce qu’elle voulait dire, du moins pas immédiatement. Je fixai son voile en silence et la guidai jusqu’à la chapelle comme on mène un condamné à l’échafaud. Je redoutais ce qu’il risquait d’arriver une fois devant l’autel. Aurions-nous droit à un autre sacrilège pendant la lecture des psaumes ?
Nous prîmes place en rang le long des bancs, ouvrant notre missel sur l’hymne à la Providence. Cette fois, j’avais pris soin de placer Angélique à côté de moi, au cas où elle tenterait un nouvel affront suicidaire.
Je fus surprise par son apparente concentration. Elle déchiffrait le texte saint comme si rien n’existait plus autour d’elle, et je sus qu’elle prêtait vraiment, sincèrement attention à ce qu’elle lisait. Mon esprit établit cette conclusion évidente : elle avait une connaissance parfaite du latin. Je me sentis misérable à l’idée que c’était bien la seule chose personnelle que je savais sur elle.
Je captai soudain le regard de Constance posé sur moi. J’esquissai un sourire, consciente d’avoir agi bizarrement ces trois derniers jours. Elle répondit à son tour par un signe maladroit mais je sentis ses yeux fuir mon visage, glisser sur moi comme une eau sale et malsaine.
Je prêtai à peine attention aux psaumes, tant sa réaction m’avait bouleversée. Soudain, debout au milieu de cette chapelle, entourée par les prières qui montaient autour de moi, je me sentis brutalement étrangère, décalée, déplacée. Je n’arrivais pas à me laver de ce sentiment affreux qui s’ancrait à moi comme une mauvaise ombre, je regardais le cours des choses se dérouler sous mes yeux sans plus y trouver le moindre sens, le moindre fondement.
Instinctivement, je portai une main à mon cœur. J’avais du mal à respirer. Un poing, une masse compacte de muscles, contractés, noueux, s’enfonçait en moi et écartelait ma poitrine, ne dévoilant rien d’autre que du vide. J’eu l’impression que mon esprit éclatait en mille morceaux. Je me sentais brisée, dans ce que j’avais de plus stable, de plus précieux. Jamais je n’avais connu une telle perte de foi.
Je regardai Angélique qui ne disait rien, les yeux fixés sur la croix, plongée dans des réflexions théologiques innommables. Etait-ce cela qu’elle ressentait, elle qui disait ne pas croire en Dieu ? Cela procurait-il vraiment ce vide insoutenable, cette déchirure en son âme et conscience ?
Le serpent corrosif de la peur me tordit l’estomac. A nouveau, la colère de me sentir si faible me fit serrer les poings sur le bois du pupitre. Trop d’émotions, trop de questions, le néant au fond de moi m’aspirait de l’intérieur.
Quelque chose contre mon bras me fit sursauter. Angélique avait dû sentir mon trouble. Elle ne posa pas ses yeux sur moi comme Constance l’avait fait : elle me regarda. Et pour la première fois de ma vie, j’eus la sensation qu’elle voyait tout au fond de moi. Je m’accrochai à ses yeux qui m’avaient fait si forte impression, pour réaliser qu’ils étaient magnifiques. Pas terrifiants, pas oppressants, simplement magnifiques. Il n’y avait certainement pas de vide au fond de ses yeux. Au contraire, j’y décelai un univers entier, infiniment plus grand que ce que ma perception permettait d’appréhender. Angélique de Bretagne ne me lâcha pas, et elle voyait tout de moi.
Les psaumes s’achevèrent lorsque ma respiration reprit un rythme normal. L’abyme que j’avais rencontré s’était refermé, mais il était toujours là. Je le sentais à présent, un voile diaphane posé sur mon cœur. J’avais conscience de son existence. Il palpitait, il était vivant, attendant que je le nourrisse.
Cette pensée éveilla ma conscience. Un calme brute et serein m’envahit totalement. Je venais de comprendre de quoi j’avais peur, constamment. La peur ne remontait pas à ces trois derniers jours, la peur n’avait rien à voir avec Angélique de Bretagne. Angélique n’avait fait que me montrer ce que je me refusais à voir. J’avais peur de ce vide au fond de moi.
Le silence de la chapelle résonna comme un assentiment. La mère supérieure elle-même se leva pour procéder à la lecture, ce qui ne manqua pas de capter mon attention. Elle ouvrit le livre saint de ses mains presque aussi craquelées que le parchemin, et aux premiers mots, je reconnus le Livre des Rois.
- « Achab, fils d’Omri, devint roi sur Israël en l’an trente-huit d’Asa, roi de Juda, et Achab, fils d’Omri, régna sur Israël, à Samarie, durant vingt-deux ans. »
Les sœurs veillaient à l’éducation de leurs novices. Désormais, je comprenais ce que la mère supérieure nous lisait, voire même nous récitait, tandis qu’elle fixait Angélique de Bretagne dans les yeux. Je devinai ce qui allait suivre, et la colère ressurgit en moi. Angélique se montrait inhabituellement docile. Je n’arrivais pas à croire que la mère supérieure la défie de la sorte.
- « Ce fut trop peu pour lui de marcher dans les pêchés de Jéroboam, fils de Nebat, car il prit pour femme Jézabel, fille d’Ethbaal, roi des Sidoniens. Il alla servir le Baal et se prosterna devant lui. »
Ce n’était pas difficile de lire entre les lignes. Dans le dortoir des novices, Angélique avait-elle dit à la mère supérieure qu’elle ne croyait pas en Dieu ? C’était probable, sinon pourquoi cette allusion aux rois païens ? Pourquoi Achab et Jézabel, la femme la plus décriée de la Bible ?
Heureusement que la lecture des tierces se voulait brève. Nous n’eûmes pas le temps d’entendre le sort funeste du couple impie. Un coup d’œil à Angélique m’apprit que si elle ne s’était pas dérobée au regard mortel de la mère supérieure, elle n’avait pas réagi non plus.
« Laquelle des deux fait preuve de plus de maturité ? » songeai-je en souriant intérieurement.
Ne restaient plus que les chants. Consciencieuse, je joignis ma voix à celles de l’assemblée. Il s’agissait sans doute du moment que je préférais lors des offices. Les sœurs avaient développé le don de créer des harmonies parfaites, infiniment plus bouleversantes à mes yeux que toutes les prières de la Bible. Sans aucun doute, une telle beauté pouvait-elle parvenir jusqu’au plus haut des cieux.
Angélique, elle, ne chanta pas. Sans doute sa manière de se rebeller en douceur. La mère supérieure, qui ne la lâchait pas des yeux, ne manqua pas de le remarquer. Elle s’avança jusqu’à notre rangée et se pencha sur Angélique, bien qu’elle soit au milieu du rang.
- Chantez.
Sans surprise, Angélique sourit, mais demeura d’un calme surnaturel :
- Il est hors de question que je chante.
A part cette unique remarque, ses lèvres restèrent closes. Au bout de quelques secondes, la mère supérieure l’attira dans l’allée centrale, agrippée à son bras, puis elle la lâcha comme si elle venait de toucher un insecte particulièrement répugnant :
- Sortez !
Elle se tourna vers moi :
- Et vous, ne la laissez pas seule.
J’inclinai la tête sans comprendre pourquoi je me sentais moi-même coupable. Avec Angélique, nous sortîmes de la chapelle, remontant les escaliers jusqu’au dortoir.
Je me sentais vulnérable, inconsistante, comme si j’avais perdu une partie de mon essence au cours de cette messe. Les émotions qui s’étaient livrées bataille en moi continuaient de me bouleverser, renversant les attaches qui faisaient de moi ce que j’étais. Du moins ce que je croyais être.
Je n’étais plus sûre de rien, mais étrangement, connaître l’origine de ma peur me rassurait. Comme si quelque chose en moi savait qu’il suffisait d’attendre, que les réponses viendraient en temps voulu. Je m’aperçus également, tandis que nous marchions, que la présence d’Angélique elle-même me rassurait. Entre son emprisonnement et ma crise existentielle, il n’était guère difficile de deviner qui avait les soucis les plus graves.
- J’ai été surprise par votre docilité, Angélique.
Je n’avais pu retenir ma remarque.
- Ce n’est pas de la docilité. Simplement du respect. Ça aussi, personne ne connait, apparemment.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Elle ouvrit la porte du dortoir et soupira :
- Je ne me considère pas catholique, ça ne m’empêche pas de respecter votre culte. Le vôtre ou n’importe quel autre d’ailleurs, vous êtes loin d’être uniques.
Je la contemplai sans savoir quoi répondre, ce qui ne manqua pas de l’exaspérer :
- Tu ne me comprends vraiment pas, hein ?
Elle dénoua son voile et s’assit sur un lit au hasard, appuyée contre le mur :
- Tu sais, tant qu’on ne me cherche pas des noises, ça ne m’embête pas que tu pries qui tu veux. Je n’en ai rien à faire. Dieu, Baal, Allah... Même si je trouve ça stupide, ce n’est pas à moi de te dire en quoi tu dois croire.
Ses paroles me touchèrent. Jamais je n’avais entendu quelqu’un parler de cette façon. Je pris place en face d’elle et attendit qu’elle continue. Ma réaction la fit sourire, et je vis qu’une petite part d’elle-même était heureuse d’avoir trouvé un auditoire :
- Ça s’appelle la tolérance. Encore un mot que les sœurs ne connaissent pas. Vous voulez me forcer à adorer une chose en laquelle je ne crois pas. Vous n’êtes pas différentes des autres religions. Vous ne pouvez pas accepter que l’on pense différemment de vous. Que l’on ait d’autres opinions, que l’on agisse différemment. Si je ne crois pas en Dieu, forcément je suis une païenne hérétique. Dans le meilleur des cas, je suis une possédée en perdition. Vous devez me « sauver ». Vous pouvez me faire tout le mal que vous voulez, car au final, c’est pour mon bien. N’est-ce pas, Théodora ?
- Je ne sais pas, je… Je ne suis pas comme ça.
- Ah oui ? Pourtant tu adhères aux mêmes idées qu’elles.
- Je crois en Dieu, c’est tout.
- Oui… Croire en Dieu et ne surtout pas réfléchir à autre chose… C’est une très bonne façon de passer sa vie.
Inconsciemment, je baissai les yeux, incapable de soutenir son regard. Je me sentais soudain terriblement mal à l’aise. La façon platonique qu’elle avait de décrire les sœurs, et moi par la même occasion, faisait rejaillir ma culpabilité avec une force irréelle.
- Que vous a dit la mère supérieure tout à l’heure ? Pourquoi Achab et Jézabel ?
Cette fois, ce fût elle qui détourna le regard.
- Elle a reçu des nouvelles de Constantinople.
Je sentis qu’elle ne voulait pas en dire plus, mais je ne pouvais réfréner ma curiosité :
- Et alors ?
Elle s’efforça de me fixer en me répondant, et de nouveau, je ne pus qu’admirer son courage :
- Mon oncle veut que je consente à un mariage chrétien avec son fils Dacre. Dans sa lettre, il explique à la mère supérieure pourquoi sa tâche sera très difficile.
- Je ne comprends pas…
- J’ai fait pas mal de choses que toi et ta petite congrégation n’approuveraient sans doute pas, Théodora. Tu as vu que je ne recule devant rien pour montrer ce en quoi je ne crois pas. Si je te dis que je me suis conduite de la même façon à Constantinople pendant deux années de suite, je te laisse imaginer.
Elle eut un petit rire pour elle-même :
- Ça ne m’étonne pas qu’on me dise possédée.
Ses paroles firent s’agiter le vide au fond de moi, comme une créature vivante prête à émerger au grand jour à tout instant, avec son océan de terreur. Je me massai la poitrine dans un geste instinctif, effleurant la croix à laquelle j’avais décidé de dédier ma vie. Cela eut pour mérite de raviver mes convictions.
Je songeai à ce que j’avais ressenti lorsque, l’espace d’un instant, je n’avais plus cru en rien. J’essayai d’appréhender ce que ressentait Angélique, elle qui avait choisi d’assumer cet horrible néant. La question se forma naturellement sur mes lèvres, et je savais que la réponse me fascinerait :
- En quoi croyez-vous, Angélique ?
Elle sourit, avec dans le corps un aplomb phénoménal, et dans la voix une sorte de mélancolie, dans ce qu’elle a de plus terrible :
- Je crois en la brièveté de la vie. Et en moi.
Silence.
- C’est la foi des réprouvés. |