Fin de cette histoire dans laquelle j'ai fait passer beaucoup de mes convictions personnelles. J'espère que quelles que soient vos croyances, que je respecte, cette histoire vous aura plu et ému.
Bonne lecture,
Nat'
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Au terme de quatre jours et quatre nuits interminables, Angélique prononça ses derniers mots. Elle m’appela à son chevet, saisit ma main dans la sienne. La pression de ses doigts était si faible que je la sentis à peine. Elle était squelettique. Sa peau décolorée l’entrainait déjà sous le suaire des défunts. Ses cheveux avaient perdu de leur lustre, ses lèvres se gerçaient sous la chaleur de la fièvre, son souffle résonnait, rauque, vaincu par le mal. Malgré cela, la vie demeurait lucide au fond de ses yeux. Je devinai qu’elle avait économisé ses efforts pendant des heures entières pour m’offrir ce semblant de lucidité.
- Théodora, me dit-elle.
Sa voix était sèche comme de l’os.
- Je sais que je t’ai déçue. Tu as raison. J’aurais pu…faire des concessions. J’aurais pu avoir une belle vie. Une grande vie. Chacun a ses défauts je suppose. Il fallait bien m’en trouver un. J’ai toujours été égoïste. J’ai toujours voulu vivre pour moi. Je n’en ai jamais rien eu à faire de ce qu’on attendait de moi. De mon prétendu devoir, de mes responsabilités. La seule chose que j’aie jamais désirée, on me l’a prise. Je suis toute seule désormais. La vérité, c’est qu’on est seuls presque toute sa vie, Théodora. Et ma vie, je ne veux pas la leur donner.
Ses propos s’égaraient, je la sentais lutter pour garder le contrôle de son esprit, fixé dans l’instant présent :
- N’aie pas peur pour moi. J’ai connu des éclats de fulgurance incroyables. Je n’aurais pas pu vivre cette existence plus pleinement. Je ne regrette rien. Et surtout, je ne regrette de t’avoir rencontrée. Ma mort te semblera peut-être un gâchis, mais au moins je saurai qu’elle n’aura pas été vaine.
- Que vous voulez dire ?
Elle me fixa de ses yeux de feu, tandis que ma gorge se nouait :
- Mon esprit survit à travers toi, murmura-t-elle. Mes idées, passées au prisme de ta tolérance… De ton courage. S’il te plait, ne laisse pas tout cela disparaitre. Ne meurs pas entre ces murs.
Comme si elle reprenait ses esprits, elle ajouta :
- La mère supérieure a confisqué mes bijoux. Je te les donne. Excepté celui-ci.
Elle sortit la bague entre ses doigts.
- Arrange-toi pour que je l’aie avec moi. S’il te plait.
Emue jusqu’aux larmes, je fus incapable de répondre.
- Théodora…
Alors, avec mon nom sur les lèvres, l’âme la plus sage et la plus incroyable que j’avais rencontrée mourut.
Je restais pétrifiée dans un instant d’effroi. Je contemplai le corps d’Angélique allongé là, déjà loin de l’être que j’avais aimé. La stupéfaction de la mort m’étreignit comme une vieille amie, alors que je pensais lui avoir échappé. Angélique était morte.
- Angélique est morte…
Je prononçai ces mots à voix haute, et le monde s’en trouvait changé. Prise d’une frénésie incontrôlable, je quittai la chambre, certaine qu’on ne tarderait pas à la trouver. Dans l’intimité de ma cellule de novice, je couchai par écrit le récit de ce cauchemar. Je rédigeai des phrases qui s’écoulaient de moi, et qui ne me correspondaient pas :
« A son Altesse impériale, le prince Dacre. Je vous annonce la mort de votre fiancée, son Altesse impériale, la princesse Angélique de Bretagne, en ce matin du 23 janvier. Mon nom est Théodora. Je suis la novice qui resta au chevet de votre promise jusqu’à la fin. Je vous écris pour témoigner des évènements qui se sont déroulés dans le couvent de Deoghar depuis l’arrivée de la princesse. Je vous écris pour témoigner des horreurs qu’elle a subies, avant que l’on ne m’en empêche. La mère supérieure de mon ordre ne manquera sans doute pas de vous tenir informé du décès de son Altesse. Ne tenez pas compte de ses propos, qui ne manqueront pas d’être mensongers. Si ma parole n’a que peu de foi pour vous, laissez parler les faits. Demandez à voir le corps de son Altesse, vous trouverez dans son dos les marques du fouet qui l’a lacérée, et les morsures de l’eau gelée qui ont eu raison de son être, mais jamais de son âme. Je sais que vous l’aimiez. Vous ferez ce qui est juste. Vos hommes ne me trouveront pas à leur arrivée, mais sachez que j’ai aimé votre fiancée avec la ferveur qui me fait vous écrire aujourd’hui. »
A l’instant où j’allais écrire « que Dieu soit avec vous », ma plume s’immobilisa au-dessus du parchemin. Qu’y avait-il au fond de moi ? Rien d’autre qu’une sensation de deuil. Il n’y avait plus rien. Ces paroles appartenaient à une autre.
Je roulai le parchemin, m’enveloppai sous une cape et je courus jusqu’au relai du village. Je savais que les hommes de la garde d’Angélique étaient restés en garnison depuis qu’ils l’avaient amenée. Sans donner une seule explication, je confiai le rouleau à l’un d’eux, l’adressant directement au prince Dacre. Le soldat ne contesta pas mes ordres. J’avais fait coulé la cire, appliqué le sceau du couvent. Il se leva, prit son cheval, et la nouvelle avec lui.
Sous la piqûre incisive des premiers flocons de neige, je regardai le cavalier s’éloigner, avec la promesse de mort que je venais de signer. Je n’éprouvais aucun regret. Peut-être même une légère anticipation. Je n’éprouvais rien, pas le moindre doute, aucune peur, rien qu’une certitude absolue. Etait-ce cela le feu d’Angélique ?
Je rentrai au couvent, profitai de l’indifférence générale dont on me gratifiait pour forcer le bureau de la mère supérieure. Toutes mes années d’enfance famélique m’avaient peut-être appris des choses utiles, en fin de compte.
Il ne me fut pas difficile de trouver le coffret. Je l’ouvris. Les bijoux d’Angélique émirent une faible lueur sous la caresse du Soleil. Ils n’avaient plus de sens depuis que leur porteuse était morte.
Morte. Cette idée ricochait dans mon esprit. Un sentiment d’urgence si intense qu’il me criait de fuir. Je caressai les bagues, les colliers, les bracelets, sans en garder aucun. Comment le prince Dacre accorderait-il le moindre crédit à mes propos si je disparaissais avec tous les bijoux ?
Je soupirai. Je renonçai au cadeau d’Angélique pour satisfaire ma vengeance. Angélique ne m’avait pas demandé de la venger.
Finalement je saisis la petite bourse de soie qui contenait la monnaie et le sceau d’Angélique : plus que tout ce que j’avais jamais possédé dans ma vie. Je vidai son contenu dans un carré de toile que je déchirai dans ma robe de novice. A l’intérieur de la bourse, je glissai ensuite mon crucifix de métal, qu’une simple tension avait suffi à arracher. Faible compensation, mais le prince comprendrait. Je remis la bourse dans le coffret, refermai le tout.
Il y avait une malle à côté du bureau : aussi vite que je le pus, je retirai mes vêtements, frissonnant dans l’atmosphère froide de cette pièce détestable. Parmi les vêtements d’Angélique, je sélectionnai ceux qui me semblaient les plus chauds, les moins voyants et les plus durables. Sa cape pliée au fond du coffre vint recouvrir l’ensemble. J’y glissai le carré de toile qui contenait l’argent. J’étais prête. Les cloches sonnèrent la messe du matin.
Profitant des couloirs déserts, je m’emparai d’un sac et je volai aux cuisines les provisions les plus transportables. Quelques herbes médicinales. Le poids de mes larcins pesait de plus en plus lourd sur mes épaules, mais je ne m’en souciai pas. Le vide que je portais en moi était bien plus grand.
Avant de rentrer à nouveau dans le dortoir des novices, je saisis mon reflet dans l’un des vitraux. Mes longs cheveux bruns, bouclés, cascadaient en onde mouvante sous mon capuchon noir. Pendant un bref instant, je crus voir Angélique. Je souris à mon amie, ma sœur, et puis l’abyme de mon regard me rattrapa. J’ouvris la porte, et Angélique était là. Morte.
Alors que tous mes sens me hurlaient de quitter cette pièce, je m’attardai auprès d’elle. Je glissai mes doigts entre les siens, et récupérai la bague qu’elle serrait au moment de mourir, si fort que l’anneau s’était imprimé dans ses chairs encore teintées de fièvre.
« Arrange-toi pour que je l’aie avec moi ».
Je sus ce que je devais faire. Du bout de mes doigts gantés, j’entrouvris les lèvres d’Angélique. Je glissais la petite bague en or entre ses dents régulières, au plus près de son esprit, au siège de sa pensée. Pour que son cœur et sa raison soient enfin réunis. Je l’embrassai sur le front, et c’en fut fini de Théodora.
Je sortis dehors dans la neige et le froid. A l’instant où je franchissais la brèche derrière l’if, la voix de la mère supérieure me rattrapa :
- C’est terminé, n’est-ce pas ?
Je me retournai. La vieille femme me scrutait avec quelque chose qui ressemblait à de la peur. Elle ne portait que sa robe de nonne, mais elle ne semblait pas ressentir le froid. Tant mieux. Bientôt, elle brûlerait.
- Ils arrivent, je répondis simplement.
- Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous avez fait ?
- J’ai fait ce que me dictait ma conscience.
- Votre conscience ? Angélique de Bretagne avait juré de détruire ce couvent ! Le démon qui l’habitait a eu raison de son âme, et vous venez de lui donner exactement ce qu’il désirait !
- De quoi avez-vous si peur ? Si votre Dieu existe, si vous êtes innocente, et s’il a pitié de vous… Vous devriez accueillir la mort à bras ouverts.
Je n’attendis pas sa réponse. Je marchais sur mes propres traces jusqu’au village. A l’auberge, il me suffit de montrer le sceau impérial pour qu’on me laisse seller la jument d’Angélique. Le pied à l’étrier, la forêt s’ouvrit devant moi, et j’empruntai la route que je n’avais jamais prise. La route vers l’inconnu. Vers le monde, tel que j’avais appris à le voir.
Je n’avais pas de perspectives d’avenir. Pas d’inquiétude pour autant. Un jour, je vis de la fumer s’élever par-delà la cime des arbres, là où devait se trouver Deoghar. Le soir-même, la vision de la mère supérieure se disloquant dans les flammes vint satisfaire mes rêves.
J’ignorais ce que j’étais devenu à présent. Et ce que j’avais laissé derrière moi. J’étais plus dure, plus forte, plus inébranlable. Plus sombre aussi. La beauté et l’horreur m’avaient façonnée pour produire une créature nouvelle, une âme que je n’aurais jamais cru incarner. J’allais m’en sortir, et je le savais. Angélique n’était jamais loin de mes pensées et de toutes ces certitudes. Quelque part au fond de moi, je me disais que peut-être, la mère supérieure avait-elle raison. Le démon était bien sorti vivant des cendres du couvent de Deoghar. Il me portait, s’épanouissait en moi.
Si c’était cela le démon d’Angélique, alors je l’avais accepté.
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Et voilà, j'espère que ça vous a plu !
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Nat'
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