Un peu moins d'action pour ce chapitre, mais ceux qui veulent en apprendre plus sur Angélique devraient être intéressés ;D
Bonne lecture !
Nat'
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Le sommeil me trouva facilement malgré mes problèmes de conscience. Mon corps avait sans doute besoin de récupérer. Mes pensées cédèrent la place à un vide profond, serein. Pour une fois dans ma vie, j’aurai voulu tout oublier de ma situation présente et me retrouver quelque part ailleurs.
La fuite n’avait jamais été dans ma nature. Néanmoins, je ne m’étais jamais sentie aussi terrifiée et instable. Cela devait entrer en ligne de compte. Alors pour une nuit, une nuit seulement, j’oubliai tout d’Angélique, du couvent et des démons qui l’habitaient.
XXX
Au quatrième jour de la Genèse, Dieu avait créé le Soleil, la Lune et les étoiles. Au quatrième jour depuis son arrivée, Angélique, elle, ne prononça pas un mot. Le parallèle me parut tout d’abord grossier, mais je ne pouvais m’empêcher de penser autrement. Peut-être parce qu’elle dégageait cette aura mystérieuse qui ne semblait pas appartenir au monde des hommes.
La journée s’était passée sans aucun incident. Mais c’était cela, justement, qui me glaçait jusqu’au sang.
Au matin, Angélique s’était levée en même temps que toutes les sœurs. Elle avait procédé à sa toilette seule, attendant que toutes soient descendues pour l’office de l’aube. Exceptée moi, qui demeurais assise en tailleur sur mon lit, ce qui m’avait donné la désagréable impression d’être un chien montant la garde.
Lorsqu’elle était sortie de la salle d’eau, elle avait revêtu la robe des novices, mais toujours pas de voile. Je m’étais préparée mentalement. J’avais la ferme intention de ne pas lui adresser la parole, je ne voulais plus me laisser influencer par ce qu’elle pourrait dire. Je voulais mettre mes pensées en ordre avant d’arrêter mon jugement.
Néanmoins, Angélique me surprit par son comportement. Une fois encore. Plus que jamais, je me demandais si elle pouvait lire dans mon esprit. Car elle s’assit sur le rebord de la fenêtre et ne chercha pas à me parler. C’était comme si elle avait compris que j’avais besoin de calme. Qu’elle était en sursis, et que toute tentative de sa part visant à me convaincre de quoi que ce soit passerait pour de la ruse.
Je restai quelques instants indécise, sans savoir quoi faire. Finalement, je décidai de descendre déjeuner, la laissant seule. Je n’avais guère le choix. Je ne pouvais risquer de la ramener devant l’assemblée des sœurs encore une fois, qui plus est sans voile.
Tandis que je mangeais, je vis Constance tenter un mouvement de rapprochement vers moi. Son attitude me fit sourire. Tant de méfiance en seulement quelques jours.
- Théodora… Tu es sûre que ça va ?
J’avalai consciencieusement une cuillérée de soupe, puis je laissai libre court à mon amertume :
- Bien sûr, je vais très bien. L’ensemble de ma communauté me traite comme une lépreuse. Tout ça parce que je suis la seule à manifester un peu d’humanité envers une jeune femme qui a besoin de notre aide. Ma meilleure amie n’hésite pas à trahir tous ses idéaux pour obéir à une sœur cruelle et tyrannique. Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?
- Théodora… J’étais terrifiée ! Et je le suis toujours ! J’ai peur pour toi. Nous avons toutes peur.
- C’est ça le problème, vous écoutez votre peur, et aucune d’entre vous n’a le courage de faire ce qu’il faut pour aider Angélique.
- Mais est-ce que tu t’écoutes parler ? Pas étonnant que tout le monde te rejette.
- Moi je trouve ça très étonnant, au contraire. C’est à croire qu’aucune d’entre vous n’a jamais entendu parler de charité chrétienne. D’aide et d’amour envers son prochain.
- Je vais te dire à quoi cela ressemble, de l’extérieur. Théodora… On dirait que tu as pactisé avec le démon ! On dirait que tu es tombée sous l’emprise de cette femme ! Tu la suis comme son ombre, tu la défends, tu la protèges, comme un parfait disciple !
- Je reste avec elle parce que la mère supérieure me l’a demandé ! Tu crois que ça me plaît ?
- Tu t’investis beaucoup trop, tu dépasses tes propres ordres ! Alors oui, on dirait que ça te plaît. On dirait que tu défies la mère supérieure. Tu sais, quand j’ai dû prendre le fouet, j’étais horrifiée moi aussi, tout comme toi. Et puis j’ai pensé à ce que cette créature était en train de faire à ma meilleure amie. Et je t’assure que je n’ai plus eu le moindre regret. Oui, j’ai pris du plaisir à punir cette chose. Je sais que ce n’était pas forcément la bonne chose à faire, mais … j’aurais fait n’importe quoi pour l’écarter de toi, Théodora… La façon qu’elle a de se comporter avec toi, on dirait… un parasite qui aspire lentement les défenses de sa proie.
- Tu es ridicule…
- C’est parce que tu ne la voies qu’avec tes propres yeux. Elle t’a abusée.
- Je ne suis pas si facile à manipuler.
En étais-je vraiment sûre ? Absolument pas, les évènements passés me l’avaient démontré, mais il était hors de question que je m’incline devant elle. Je sentais la colère monter en moi, une émotion qui m’était d’ordinaire étrangère mais qui se manifestait de plus en plus souvent, ces derniers temps. Elle brûlait dans mes veines, faisait battre mon cœur plus vite, et quelque part, c’était comme si elle me ramenait à la vie. Comme si j’avais passé de longs mois dans une eau dormante et profonde, et que je réapprenais enfin à ressentir.
Je me sentis brusquement dans une santé éclatante. Plus vive que je ne l’avais jamais été depuis mon entrée au couvent. J’avais envie de me lever, de courir au dehors et de sentir la morsure du froid contre mes joues. Je redécouvrais mes sentiments, mes impulsions, mon caractère véritable, j’émergeais de la gangue de torpeur dans laquelle je m’étais moi-même emmaillotée. Curieusement, je ne prenais conscience de cette prison que maintenant, après avoir senti à quel point elle entravait mon esprit et ses perspectives.
Comme si j’avais laissé la poussière de l’ennui former petit à petit sa toile au creux de ma poitrine. Je grattai distraitement la surface de la table du bout de mon ongle. Aussitôt, je sentis une écharde percer ma peau. Je compris dans un éclair fulgurant de lucidité que je n’avais fait rien d’autre durant ces 18 derniers mois que d’essayer de me noyer dans l’oubli. Depuis quand étais-je aussi clairvoyante envers moi-même ?
Je sus soudain ce que je devais faire, sans avoir besoin d’y réfléchir. Je pris une grande inspiration et regardai Constance dans les yeux :
- Je vais être très claire. Pour moi, croire en Dieu, c’est considérer que tous les êtres vivants sur cette Terre sont Ses enfants. Angélique de Bretagne est peut-être possédée par un démon, peut-être qu’elle est juste folle, ou alors, c’est une jeune femme comme toi et moi si ce n’est qu’elle a le courage de se battre pour ses idéaux. Laquelle de ces trois personnes est-elle, je n’en ai pas la moindre idée. Mais pour moi, ça n’a aucune importance. Parce que dans tous les cas, elle a besoin d’aide. De notre aide. C’est pour ça qu’elle a été envoyée ici. Et si je suis la seule disposée à lui apporter cette aide, alors je le ferai, quel qu’en soit le moyen. C’est comme ça que je conçois la foi. Si ce n’est pas ça pour toi, alors amitié ou non, j’en suis désolée… Tu es contre moi. S’il y a bien une chose qu’Angélique m’a inspirée, c’est que je suis incapable de me trahir moi-même.
Sur ce, je me levai, emportant un bol de soupe, une cruche et un quignon de pain sous le bras. J’avais conscience d’avoir été dure, mais cela m’avait fait un bien fou. Pendant quelques secondes, j’avais eu un aperçu de ce que devait ressentir Angélique lorsqu’elle se dressait devant ses opposants. Du moins, c’était ainsi que je l’imaginais. C’était un sentiment d’ivresse, d’assurance et de toute puissance… On pouvait facilement y prendre goût. Mais c’était comme se lancer dans le vide, et s’y abandonner entièrement. Il y avait l’ivresse…mais il fallait accepter de vivre avec la peur qui l’accompagnait. L’inconnu. L’instabilité. Il fallait lui faire une place dans son cœur. Je devinais à peine à quel point ces réflexions rejoignaient la philosophie d’Angélique.
Mes actes semblaient sûrs, rapides. Je n’étais toujours pas décidée à parler à Angélique, mais j’avais pris le parti devant Constance de lui apporter mon aide. Et j’étais sûre qu’elle n’avait pas été la seule à m’entendre, dans le réfectoire. Maintenant que ma résolution avait été exprimée à voix haute, je me sentais la force de m’y tenir.
J’apportai ainsi à manger à Angélique à chaque repas de la journée, ignorant les regards et les murmures autour de moi, préservant Angélique de l’épreuve du réfectoire. Entre ces interludes, je tâchais de lui apprendre à tisser. Vu l’état de son dos, je doutais que le jardinage soit une bonne idée. Tout au long de la journée, elle ne prononça pas un mot, et je me contentai de lui donner des indications sur comment élaborer la trame, dresser le chaînage. C’était un travail qui nécessitait plusieurs mois d’expérience, si ce n’était des années, mais comme à son habitude elle ne se plaignit pas. Elle ne m’offrit aucun de ses regards insistants, pas de diatribe spirituelle, pas même une remarque sur mon voile où la façon dont je tortillais mon crucifix entre mes doigts. Je lui fus reconnaissante pour cela.
Mais le soir venu, la docilité avec laquelle elle dénoua ses cheveux et se glissa sous les couvertures me désola. Comme si mon exaltation nouvelle me faisait regretter la sienne. Ce n’était pas comme ça que je voulais me confronter à elle. Quelque chose en moi avait soif de son orgueil, de sa désinvolture, de sa répartie. Quelque chose en moi ne voyait pas en elle un démon.
Peu importe ce que j’avais pu surprendre la veille au soir, un démon n’avait aucune raison d’invoquer son maître en pleurant. Aussi, le lendemain, je me promis de lui poser une question.
XXX
- Pourquoi « Angélique de Bretagne » ?
- Pardon ?
Angélique me regardait à travers la trame de ses fils entrecroisés, sans cacher sa surprise.
- Pourquoi vous appelle-t-on « Angélique de Bretagne » ? Je croyais que la Bretagne appartenait au royaume de France. Vous n’êtes pas censée venir de Constantinople ?
Cette fois, ce fut moi qui me trouvai abasourdie. Elle se mit à rire :
- « Bretagne », c’est pour la Grande Bretagne, Théodora.
- La Grande Bretagne ?
- Mon père vient de Constantinople. Comme il n’était pas le prince héritier, son frère l’a envoyé en campagne lorsqu’il est monté sur le trône. Histoire d’assurer une présence impériale à l’autre bout du continent. Mon père a voyagé de pays en pays jusqu’à échouer en Bretagne, où il s’est trouvé une femme. Je suis née et j’ai grandi dans les Highlands, au Nord du territoire. Avec mes cinq autres frères.
Elle se tut en m’adressant un regard d’indulgence. Je restai moi-même trop choquée pour répondre. Je n’espérais pas en apprendre autant en une réponse. Elle ne chercha pas à poursuivre la conversation, ce qui m’encouragea à continuer. Je voulais lui faire comprendre que je forgerai mon opinion en en apprenant plus sur elle.
- Vous ne venez pas de Constantinople alors ?
- Tu as l’intention de poser beaucoup de questions de ce genre ?
Je me forçai à ne pas m’incliner devant la sécheresse de ses paroles :
- Sauf si cela vous ennuie d’y répondre. Ça vous dérange que je veuille en savoir plus sur vous ?
Elle soupira, puis délaissa son ouvrage d’un œil dédaigneux. C’était son deuxième jour de pratique, et la toile qu’elle confectionnait perdait ses mailles au fur et à mesure qu’elle les assemblait.
- J’ai vécu en Bretagne jusqu’à mes douze ans. Puis j’ai voyagé. Je suis arrivée à Constantinople à seize ans et n’en suis repartie qu’il y a quatre semaines, pour venir jusqu’ici. Donc je ne pense pas qu’on puisse dire...que je viens de Constantinople. Je crois que je ne viens de nulle part en réalité.
- Vous avez voyagé où ?
Elle avait piqué ma curiosité. Moi qui n’étais jamais sortie du chemin entre le village et le couvent. La perspective qu’Angélique venait de si loin, et avait vu tant de choses… Je pris conscience qu’elle devait en savoir infiniment plus que moi sur le monde.
- Un peu partout. En France, puis l’Italie, l’Egypte.
- L’Egypte ?
Ce simple mot évoquait pour moi l’exotisme le plus absolu. Une terre étrangère, si loin de ma réalité que je ne savais comment l’imaginer. Angélique, elle, ne semblait guère s’en émouvoir.
- Ensuite nous avons remonté la côte levantine jusqu’en terre sainte. Un détour en Grèce qui a duré quatre mois. Et puis nous avons atteint Constantinople en rejoignant le détroit du Bosphore.
La méfiance était loin de mes pensées à présent. J’étais émerveillée par ce qu’Angélique avait à raconter, par le monde que je découvrais à travers ses yeux :
- Mais pourquoi un tel voyage ?
Elle passa une main dans ses cheveux et demeura ainsi, une main soutenant son front. Pour une raison que j’ignorais, je devinai que ces confidences lui coûtaient :
- Mon père s’était bien établi en Bretagne. Il y avait pris ses marques, il avait acquis le respect et la considération d’un grand seigneur, il possédait des terres et tout ce qui était nécessaire à notre vie. Mais il n’était plus dans l’Empire. Il ne restait que pour ma mère. Elle était d’origine Scot. Quand j’ai eu douze ans, ma mère est morte, et l’Empereur y a vu une très bonne occasion de rappeler mon père. Alors il a quitté la Bretagne avec mes frères, et il m’a emmenée moi aussi. Nous avons traversé la France en caravane, puis nous nous sommes embarqués pour l’Egypte où nous sommes restés presque un an. A chaque fois que nous traversions un territoire important, un fief avec lequel l’Empire désirait renforcer ses liens, mon père se débrouillait pour instaurer un de mes frères au pouvoir en place. J’ai très vite compris que sa mission consistait à rallier Constantinople en plaçant chacun de ses fils à un point stratégique de l’Empire. Mais il a pris son temps. Trois mois en France, huit mois en Italie, un an en Egypte. Et ainsi de suite. Ça lui a donné le temps de faire mon éducation. A seize ans, quand je suis arrivée à Constantinople, nous étions au terme de notre voyage. Mon père a pris ses fonctions de conseiller auprès de l’Empereur. Moi, j’ai été initiée à la vie à la cour. Et puis un jour, plus d’un an après mon arrivée, le prince Dacre est rentré de terre sainte. On nous a présentés. Une semaine plus tard, il demandait ma main à mon père, et le lendemain, il s’embarquait de nouveau pour Jérusalem. C’est là que j’ai compris…que tout ceci avait été prévu dès le début de notre voyage. Le temps que j’atteigne l’âge requis.
Elle eut un sourire amer :
- Je n’ai été qu’une marchandise qu’on amène à bon port.
- Et vous êtes la fiancée du prince Dacre depuis ce jour-là ? Vous ne l’avez pas revu depuis ?
- Oh si, je l’ai revu. Plusieurs fois. Il est rentré de terre sainte à peu près une fois tous les quatre mois, toujours pour de courtes périodes. Il m’a fait la cour, même si nous étions déjà fiancés. Comme cela fait deux ans maintenant, l’Empereur a estimé qu’il était temps pour nous de parler de… mariage.
L’hésitation se faisait sentir dans sa voix. Je tâchai de me montrer douce :
- Et vous ne voulez pas l’épouser ? Pourquoi ? Comment est-il ?
Elle soupira à nouveau, sans me regarder :
- Ce serait plus facile si je pouvais dire que Dacre n’est qu’un soudard doublé d’une brute sans intelligence… Mais ce serait mentir. C’est un homme très attentionné, courtois, posé, et tendre. Il a de l’esprit. Il sait écouter l’opinion de chacun avant de prendre une décision, ce qui est une qualité que peu d’hommes de pouvoir possèdent. C’est l’homme le plus droit que je connaisse. Je suis sûre qu’il fera un très grand empereur, et un excellent époux.
- Mais alors…
- En plus il n’a que 24 ans. Ce n’est pas comme si on me demandait d’épouser un homme qui a le double de mon âge.
- Dans ce cas pourquoi vous opposer à ce mariage ? C’est uniquement parce que c’est un mariage chrétien ?
Elle ne me regardait toujours pas. Une ombre imprégnait ses traits, un poids lourd et sombre que j’avais peur de reconnaître pour l’avoir moi-même porté. Le poids d’un ineffable chagrin.
- Pas vraiment, non. Si cela peut faire plaisir à celui que j’aime, j’accepterais de me marier devant Dieu, Allah, ou n’importe quel autre objet de croyance.
Elle tendit la main vers moi, sous le métier à tisser, mais s’arrêta à mi-chemin :
- Ecoute, Théodora. Il y a plusieurs raisons, et je ne veux pas te les dire toutes.
Je reconnus dans cette formule étrange l’expression de toute sa franchise.
- Je ne tiens pas spécialement à un mariage chrétien c’est vrai. Je ne suis pas amoureuse de Dacre, même si je suis lucide et que je sais que l’amour entre rarement en ligne de compte dans ce type d’alliance. Mais surtout je… Je ne peux pas, et je ne veux pas l’épouser. Je ne peux pas… je ne peux pas…
Devant moi, Angélique apparaissait soudain troublée, perdue dans son maelstrom d’émotions, sur le point de s’effondrer. Je compris que je n’apprendrai rien de plus à ce sujet. Elle gardait les yeux fixés sur la laine entre ses doigts, plongée dans un passé qui ne semblait pas aussi merveilleux que je me l’imaginais.
- Est-ce que ça veut dire qu’on a signé une trêve, Théodora ? me demanda-t-elle soudain.
Je lisais de nouveau de l’aplomb dans ses yeux. Malgré moi, cela me rassura.
- Oui, tout à fait. J’ai réalisé qu’en fin de compte, ce que vous êtes n’a que peu d’importance. J’ai juré de tout faire pour vous aider.
Elle sourit avec cette indulgence que j’en venais à détester. Cette indulgence qui semblait me dire : « c’est un combat perdu d’avance ». |