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La Foi des Réprouvés
Par Natalea
Originales  -  Mystère/Angoisse  -  fr
16 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 14     Les chapitres     10 Reviews     Illustration    
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Chapitre 14

S'il y a encore des gens qui suivent cette fiction ^^, je sais que la suite peut être longue. Mais d'une manière ou d'une autre je finis toujours ce que je commence =)

En l'occurrence, la Foi des Réprouvés arrive bientôt à son terme, alors je vais essayer d'y mettre un petit coup de collier.

N'hésitez pas à me laisser votre avis, c'est toujours infiniment plaisant, enrichissant et constructif.

Bonne lecture !

Nat'

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- Sœur Théodora, descendez de ce rocher, tout de suite.

Je ne sentais plus le froid sur mon corps. Je ne sentais plus que le froid de la mère supérieure, ce froid corrosif qui la consumait entièrement. Elle n’était pas venue seule. Quelqu’un avait dû nous voir, Angélique et moi, traverser le mur. Ce quelqu’un derrière la mère supérieure, c’était sœur Constance.

- Va chercher les autres, lui ordonna notre Mère. Dépêche-toi. Et vous, la catin de Babylone, vous ne faites plus un geste.

La violence de l’insulte décupla ma stupeur si c’était possible. Angélique se tenait derrière moi, et je n’avais pas besoin de me retourner pour savoir qu’elle rassemblait sa dignité pour s’en faire une armure, un masque de dédain et d’orgueil.

Les secondes s’écoulèrent dans le silence le plus écrasant, et je me tenais là, prise entre deux tempêtes, désireuse de soutenir l’une sans savoir comment échapper à l’autre. Les sœurs arrivèrent et brisèrent notre Purgatoire, cette petite éternité où toutes les trois, nous avions eu le temps de mesurer la pesanteur de l’instant. Nous ne sortirions pas indemnes de tout ceci. Je le savais. Quelque chose en moi se sentait écartelé, cisaillé par une ligne que j’avais franchie sans m’en rendre compte, une épée qui me transperçait sans espoir de retour.

Nous étions sorties de l’enceinte du couvent. Quelle punition Angélique allait-elle devoir supporter pour cela ? Je ne m’inquiétais pas de mon propre sort, et cela ne m’étonnait même pas. Je réalisais à mesure que les sœurs se massaient autour de nous, que j’aurais volontiers enduré tous les châtiments promis, si cela pouvait l’épargner elle. Je me connaissais une force dont je craignais de la voir dépourvue. En un sens, ma vie m’avait entraînée à souffrir, à résister, à survivre, elle m’avait doté d’un corps capable de survivre à l’épidémie. Angélique, elle, associait une force d’esprit à une fragilité de corps. Elle ne supporterait pas de nouveaux sévices. Et c’était cette certitude, terrible, qui me faisait me dresser entre elle et ses ennemies :

- C’est de ma faute, ma Mère. C’est moi qui connaissais le passage à travers le mur.

- Silence.   

Le ton de sa voix… J’y discernai un sentiment inconnu. Quelque chose de caché, de malsain, un mal qui ne m’avait encore jamais atteinte, un péché dont je connaissais le nom sans qu’on me l’ait appris, ni même murmuré. La perversion. Il y avait de l’anticipation dans sa voix. Le plaisir de la faire souffrir.

- Cette femme, dit la mère supérieure en pointant du doigt Angélique, est la proie du démon !

Les regards luisants de peur acquiescèrent dans un silence de messe. Je ne reconnaissais plus les sœurs que j’avais cru adopter. Elle était là, l’assemblée de démons, au bord de basculer dans l’abyme, de trahir tous les serments, de souiller leur foi, leur humanité et leur âme, pour toujours. Elles ne se rendaient compte de rien. La folie s’était emparée d’elles :

 

- Sa bouche déverse des abominations ! Son cœur est lourd des meurtres qu’elle brûle de commettre, ses mains sales du sang qu’elle rêve de verser, c’est le démon qui voit à travers ses yeux, et son corps est souillé !

Cette dernière accusation, plus que les autres, la mère supérieure l’avait crachée. Un frisson d’hystérie naquit parmi les sœurs. Cela n’augurait rien de bon. L’incendie se propageait. La panique, la haine, la soif de sang. Comme lorsque mon village mourait de faim, de froid et de tuberculose, comme lorsque les rats eux-mêmes avaient déserté les rues, comme lorsque les morts avaient nourri la chair des vivants…

Angélique avait vu le monde, moi j’avais vu l’Enfer. Je savais qu’une foule unie dans la terreur était impossible à stopper.  Les sœurs alliaient le fanatisme à la terreur. Il n’était plus question de foi, d’opinions ou d’opposition. Dieu n’était pas avec nous dans cette forêt. Il ne porterait pas son regard sur la déchéance de ses sujets. Il ne sauverait pas Angélique, lumineuse et si sage, trop sage pour lui remettre sa vie. Mais le démon, lui, devait aviver sa flamme en chacune des sœurs, et se délecter.

Angélique ne dit rien pour sa défense. Elle porta ses mains à ses cheveux et défit ses tresses, une par une. Les mèches se déroulaient en boucles cuivrées, provoquantes de rousseur, lourdes et aveuglantes. L’assistance demeurait suspendue à ses moindres gestes. Lorsqu’elle eut terminé, elle secoua la tête, et ses cheveux sauvages tombèrent en cascade autour de son visage. Elle était comme au jour de son arrivée : indomptable, magnifique, ensorcelante.

- La catin de Babylone, dit-elle, et ses lèvres trouvaient le moyen de changer l’obscène en orgueil.

- Saisissez-vous d’elle.

Une dizaine de sœurs répondirent à l’appel. Je me jetai au-devant de la mère supérieur et l’agrippai sans plus craindre son regard :

- Qu’est-ce que vous allez lui faire ?

- La purifier.

- C’est à moi d’être punie. Votre rôle, c’est de la sauver ! Vous devez l’aider !

- Je m’y emplois, ma petite ! C’est toi qui a perdu de vue le droit chemin. Elle t’a aveuglée, alors retourne-toi et regarde !

Angélique avait reculé jusqu’à l’extrémité du rocher. Les eaux du torrent grondaient sous ses pieds. Au milieu de la mêlée qui se pressait autour d’elle, elle m’adressa un regard. Elle arborait un sourire satisfait qui me terrorisa. Pas de peur dans ses yeux, pas de haine, pas de rancune, rien que ce sourire que l’on a en abordant une issue que l’on connaissait déjà. Elle ne sauterait pas. J’ignorais comment je le savais, mais elle ne sauterait pas. Ce ne serait pas une fin digne d’elle, pas assez grandiose pour elle. Une fin vide de sens ne pouvait conclure une vie pleine de sens. Non, ce sourire, c’était pour les sœurs qui agrippèrent ses vêtements, ses mains et ses jambes, et qui la traînèrent devant la mère supérieure.

Elle ne se laissa pas faire, elle les força à se battre, à ruer, hurler, déchirer, saigner, elle révéla leur vraie nature sous leurs yeux en furie, mais je fus la seule à le voir. La dernière étincelle de conscience dans une humanité assassinée. Je compris que par son sourire, elle savait que les sœurs la traiteraient ainsi. Elle l’avait su à la seconde où elle était entrée au couvent, elle avait même tout fait pour le provoquer.

- Angélique de Bretagne. A défaut d’un exorcisme, Dieu n’a créé que deux moyens en ce monde pour vous purifier. Tous deux passent par la douleur. Mais si le feu demeure le meilleur moyen d’éclairer votre âme…il ne vous laissera pas en vie.

Mes pensées tournaient à une vitesse folle tandis que j’envisageais la deuxième option :

- Jetez-là dans le torrent et attachez-là au rocher.

Angélique disparut dans une marée de prières et de voiles. La mère supérieure avait entamé un chant contre le démon, repris en écho par mes sœurs, sous le regard sentencieux des arbres, des montagnes et du temps.

- Elle va mourir si vous la laissez dans l’eau ! C’est l’hiver, il fait trop froid ! Ses blessures ne sont pas guéries, elle est trop faible !

- Silence ! Combien de fois devrai-je te le répéter ? Le démon BRÛLE en elle ! Il faut l’en défaire ! L’eau et le mal la laveront de tous ses péchés.

- Et vous l’enverrez tout droit à la mort !

Sur la rive du torrent, les sœurs reculèrent. Angélique était plongée à mi-corps dans l’eau glaciale. Sa peau pâle était devenue plus cadavérique que de l’os. J’ignorais qui avait apporté des cordes, mais on l’avait attachée au rocher où elle se tenait quelques minutes plus tôt, si fière et si forte. Elle n’avait rien perdu de sa force. Mais le froid faisait déjà trembler son corps, le sang désertait ses lèvres si rouges, sa poitrine se soulevait de halètements erratiques. Pour avoir moi-même vécu le froid, je savais que chaque seconde enflammait son épiderme d’une brûlure acide et pénétrante, jusqu’à révéler la moindre parcelle de ses os. Le froid tuait, le froid brûlait, mais surtout, le froid faisait mal, comme jamais mon corps ne l’aurait cru possible. Il brisait les défenses et laissait le champ libre à d’autres ennemis.

Angélique demeura une demi-heure dans l’eau, le temps pour la mère supérieure de célébrer une messe noire dont je fus l’invitée d’honneur. Je regardais, pas pour elles, pas parce qu’on m’y avait obligée, mais pour Angélique. Je la fixais sans quasiment battre des cils pour lui transmettre mon courage – si faible soit-il comparé au sien. Elle était mon amie. C’était mon amie que l’on torturait. Comment les sœurs pouvaient-elles voir le Diable là où j’avais vu la beauté ? La beauté du corps et la beauté de l’âme. La bonté comme Dieu aurait voulu que nous la transmettions.

Longtemps après ce terrible rituel, je me demanderais encore pourquoi la mère supérieure l’avait punie elle, et pas moi. Je comprendrais un jour qu’elle tirait plus de plaisir à la faire souffrir sous mes yeux, en me laissant sur la rive intacte, en nous séparant Angélique et moi, affligées de deux sorts différents. Peut-être espérait-elle ainsi briser le lien qui nous unissait. Mais nous étions allées trop loin elle et moi pour ne pas nous marquer.

Comme pour accentuer son sadisme, la mère supérieure congédia les sœurs, et c’est à moi que revint la charge de libérer Angélique, de la sécher, de prendre soin d’elle. Le froid avait tellement tétanisé ses muscles qu’elle ne pouvait plus marcher, incapable de parler, privée de souffle et de voix. Je la portais sur mon dos le long du sentier qui revenait au couvent, comme un chemin de croix. Pour tenir, je me promettais en moi-même de tout faire pour qu’elle se sente mieux, pour qu’elle ne risque plus rien, pour que jamais pareil supplice ne se reproduise.

Arrivée dans le dortoir, déserté comme par miracle, je ravivai le feu et lui retirai ses vêtements aussi vite que je le pouvais. L’hiver avait déjà gelé le tissu sur sa peau. Je l’enveloppai dans mes couvertures, plusieurs couvertures, je frottais ses cheveux, et surtout, j’exposai ses jambes à la chaleur du foyer. Je préservai ses pieds du moindre contact en attendant que la circulation s’y rétablisse, et je marmonnais au cas où elle m’entendrait :

- J’ai bien l’intention de vous renvoyer chez vous avec vos dix orteils…

Même avec un mental comme le sien, elle était en état de choc. Elle ne réagissait pas à ce que je pouvais dire ou faire, elle avait toujours cette esquisse de sourire qui me faisait peur, et elle attendait. Quoi exactement, je n’aurais su le dire.

Lorsque les tremblements libérèrent son corps, je pris le risque de la laisser seule pour lui apporter de la soupe, des herbes infusées dans de l’eau brûlante, tout ce qui pourrait la réchauffer et renforcer ses défenses. Le bouillon déverrouilla sa gorge, et elle me remercia. Il y avait de l’acceptation dans sa voix, une émotion que je n’aimais pas. Je l’aidais à passer sa chemise de nuit, auscultait les striures de son dos qui ne s’étaient pas rouvertes, mais qui portaient un cerne de marbrures rouges. Je ne savais pas comment l’interpréter. Ce n’est que lorsque je l’allongeai dans son lit que l’angoisse me saisit. Blottie sous ses couvertures, repliée sur elle-même comme si elle avait voulu disparaître, Angélique toussait.

 
 
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